Alain Cavalier présente une nouvelle série de six films, intitulée Portraits XL, chaque film étant un moyen-métrage autonome.
Alain Cavalier
Après des études d’histoire, il entre à l’IDHEC, puis devient assistant de Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants).
Il débute dans la réalisation avec le court métrage Un Américain (1958). Puis il se fait connaître avec deux longs métrages politiques, subtils et rigoureux, qui lui attirent les foudres de la censure : Le Combat dans l’île (1961) et L’Insoumis (1964), tous deux traitant plus ou moins directement de la guerre d’Algérie. Malgré la présence de comédiens connus dans ses films (Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, ou encore Alain Delon), ce sont des échecs commerciaux : Alain Cavalier s’essaye alors à un cinéma plus traditionnel. Il connaît ses premiers succès avec le polar Mise à sac (1967) et, surtout, le drame bourgeois La Chamade (adapté du livre homonyme de Françoise Sagan). Mais c’est au moment où il se retrouve le plus en vue qu’il choisit de s’éloigner.
Huit ans plus tard, il revient au cinéma avec Le Plein de super (1976), road-movie coécrit avec les acteurs à partir de leurs expériences propres, puis Martin et Léa (1978), où le couple incarné à l’écran est un vrai couple dans la vie. En « documentarisant » ainsi les acteurs (professionnels ou non, en tous cas peu connus), Alain Cavalier affine progressivement sa nouvelle manière de faire des films. Réduisant ses équipes techniques, renonçant peu à peu à toute action dramatique traditionnelle, il aspire de plus en plus à filmer au plus près des êtres, ce qui va l’amener inévitablement vers le documentaire.
Après Ce répondeur ne prend pas de message (1979), inclassable performance où Cavalier met en scène sa propre intimité sentimentale, et après Un étrange voyage (1980, prix Louis-Delluc 1981), où il filme sa fille raconter sa vie, une étape capitale dans sa méthode de travail va être franchie avec Thérèse (1986). Simple et radical, le film questionne la sainteté au travers de la vie de la jeune carmélite Thérèse de Lisieux. Le film est ovationné au Festival de Cannes 1986 où il reçoit le Prix du Jury, puis est plébiscité aux Césars l’année suivante, avec six récompenses obtenues dont celles du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario.
Le réalisateur pousse plus loin encore l’épure avec Libera me (1993), film sans dialogues qui revient avec force sur les thèmes de ses premiers films (oppression et torture). Parallèlement, il se lance dans une série de vingt-quatre portraits de femmes exerçant à Paris des métiers en voie de disparition (matelassière, cordonnière, coutelière, magicienne…), suite de courts-métrages qu’il présente dans son film Cavalier Express sorti en salle en Novembre 2014.
À partir de 1995 et la réalisation de La Rencontre, il travaille avec de petites caméras vidéos entièrement seul.
Vies (2000) marque une nouvelle avancée. Au plus proche de l’essence artisanale de son art, Cavalier tourne désormais seul grâce à la caméra DV ; la légèreté de l’outil lui permettant enfin de filmer idéalement « au plus près de son expérience ». Il dit ne plus être un cinéaste, mais un « filmeur ».
En 2002, il mêle fiction et réalité dans René, où l’un de ses amis, comédien de 155 kilos, s’engage à perdre du poids.
En 2004, sort Le Filmeur, journal intime filmé en vidéo sur plus de dix ans. Kaléidoscope méditatif sur la fuite du temps, Cavalier apparaît comme commentateur-acteur d’une histoire qu’il vit et reconstruit en même temps. Le film est la confirmation que son cinéma est devenu l’accomplissement de son parcours intérieur.
En 2009, il tente à travers son film Irène de faire revivre son ancienne compagne Irène Tunc disparue en 1972.
En 2011, il présente avec Vincent Lindon son film Pater en compétition au festival de Cannes, où ils sont accueillis par une ovation debout.
3 PROGRAMMES DE 2 FILMS
PROGRAMME 1
Léon : Ce matin, Léon le cordonnier affiche une pancarte dans
sa boutique qu’il tient depuis 46 ans : FERMETURE DEFINITIVE DANS DEUX
MOIS. Panique des habitants du quartier qui adorent cet Arménien au cœur
superbe, au visage étonnant. Est-il possible de prolonger encore sa
présence ?
Guillaume : Quatre heures du matin, Guillaume arrive le premier au travail avant son équipe. À la fin de la journée, il aura vendu tous ses gâteaux et tout son pain, tellement c’est bon. Le soir, avec sa femme Jasmine, ils rêvent d’acheter une boulangerie pâtisserie plus vaste et mieux placée.
PROGRAMME 2
Jacquotte : Une fois par an, en juillet, sur la route de ses
vacances, durant quelques heures, Jacquotte revit son enfance dans la
maison restée intacte de ses parents chéris. Ils sont morts depuis
longtemps, mais rien n’a été touché. Un jour, il faudra, peut-être,
vendre.
Daniel : Avant de quitter son appartement, Daniel vérifie dix fois qu’il a bien fermé fenêtres et robinets. Obsédé par la propreté, c’est tout un rituel pour se laver les mains. Il descend au café gratter les multiples propositions de la Française des jeux. Il fut, avant de laisser tomber, un cinéaste très doué. Pourquoi ne veut-il jamais en parler? Il blague et passe à autre chose.
PROGRAMME 3
Philippe : Une actrice, un Académicien, un boxeur, un
comédien, Philippe, athlète complet de l’interview télévisé, se prépare à
les interroger les uns après les autres. Une demi- heure chacun, sans
ratures, en un après-midi. Il prend des cachets pour se calmer. Il
prévoit que le marathon va être costaud.
Bernard : Avec un éclairage de fortune, sur les planches d’un petit théâtre de Beauvais, Bernard, comédien, joue pour la première fois une pièce écrite par lui et dont il est le seul acteur. Il émeut les spectateurs mais il ne peut imaginer encore vers quoi le mènera cette représentation..
LE JOURNAL OUVERT
ENTRETIEN AVEC ALAIN CAVALIER
Certains de ces portraits ont été filmés il y a longtemps. Il
s’agit de projets à part ou bien font-ils partie de votre journal filmé
?
Ils font entièrement partie de mon journal. Il y a des moments de mon
journal davantage tournés vers l’autre, et d’autres moments plus
personnels. Il y a le journal fermé et le journal ouvert. Tout ça est
totalement mélangé.
Pourquoi cette publication aujourd’hui ?
Je préparais un film avec une femme écrivain, Emmanuèle Bernheim. Son
père, victime d’un AVC et à moitié paralysé, lui avait demandé de
l’aider à en finir. Elle en avait écrit un livre : Tout s’est bien passé.
J’avais décidé de tourner cette histoire : Emmanuèle serait elle-même
et moi, son père. Peu de temps avant les prises de vues, elle m’annonce
qu’elle a un cancer du sein. Elle en guérit. Elle fait une récidive et
meurt. Secoué par sa disparition, j’ai l’idée, pour tenir le coup de
visiter le journal filmé que je tiens depuis 1993. J’y ai trouvé des
personnes filmées à différents âges de leur vie. Je les suivais pour le
plaisir de filmer. Pas pour rencontrer un public.
Certains sont des proches, d’autres moins et vous les regardez avec le même intérêt, la même tendresse.
L’attention à l’autre, c’est un outil, comme la caméra. Échanger.
Partager. Sans cesse. La personne que je filme, qui elle-même a un
travail, découvre que je travaille aussi, toujours là, toujours prêt à
enregistrer. Ça crée une fraternité, une rapidité d’échange et, au fil
du temps, je reçois de ceux qui sont devant mon objectif une série de
gestes et de paroles qui sont le sel de mes films.
Comment avez-vous rencontré Daniel ?
Nous nous trouvions sympathiques. J’allais le voir dans son petit
appartement rempli de vieux livres, de vieux disques, d’une télévision
centenaire, un repaire de vieux garçon que j’aurais pu devenir. J’ai
filmé la progression de ses T.O.C. (Troubles Obsessionnels Compulsifs)
qui est de vérifier cent fois que tout est bien en place avant de sortir
de chez lui. Et j’ai fini par lui poser la question qui me brûlait
depuis tant d’années : « Pourquoi, toi, qui es un cinéaste de talent, tu
ne fais plus de films ? »… Chaque fois qu’on se voit, on s’amuse aux
jeux de grattage. J’en apporte toujours une dizaine. Pour la première
fois depuis dix ans, on a gagné. Du point de vue de la construction
dramatique, c’est épatant. Sans scénario. Sans acteurs. Sans équipe.
Sans budget. Offert par la vie. Avec l’aide du temps.
Et Jacquotte ?
Le premier jour du mois d’août, j’avais rendez-vous avec elle et son
mari dans un café de la Porte de Saint-Cloud « Les Trois obus ». Nous
partions en voiture pour Chalonnes, sa ville natale où se trouve la
maison de ses parents. Rien n’avait été touché depuis leur mort. Elle
ouvrait les volets, les armoires, les placards, sortait les jouets, les
robes, les chapeaux. Elle revivait son enfance, période sacrée de sa
vie. Deux heures après, elle refermait tout jusqu’à l’année prochaine et
le couple finissait son trajet vers La Baule pour les vacances. J’ai
filmé Jacquotte pendant quinze ans. Je ne pensais pas du tout à un film.
Il n’y avait pas de récit en marche. C’était toujours la même chose. Et
le récit s’est introduit le jour où il a fallu vendre la maison, étage
par étage, pour en faire trois appartements. Grande tristesse de
Jacquotte. Le grenier se remplissait, au cours des travaux, de tous les
meubles. Sous les toits, la canicule d’août rendait les visites
étouffantes. Quand le grenier fut plein à craquer, avec Jacquotte on
s’est regardé, on a ri un peu tristement. Et décidé que je ne viendrai
plus la filmer.
C’est important que Jacquotte soit la première des six
portraits. Elle est un peu l’emblème de vos films. Vous faites un peu
comme elle, vous visitez vos « tendres stocks ».
On fait le même travail de mémoire. Sauf que moi, je visite moins mes
stocks, je les fabrique chaque jour. C’est de les fabriquer qui m’excite
le plus et pour m’exciter, il faut une personne, un récit, un lieu.
D’abord la personne, mon émotion devant elle, mon désir physique de la
filmer. Un récit, ensuite, un récit en marche qui vienne des personnes
au moment où je les filme et qui ne soit pas la réalisation d’un
scénario écrit des mois à l’avance, le contraire pour moi de la vie.
Enfin, un lieu, une certaine concentration visuelle. Ne pas
s’éparpiller, tourner dans vingt-cinq endroits, sinon la matière
s’évapore. Quand ces éléments sont réunis, si vous le voulez, vous
pouvez dire que je suis un témoin de mon temps. Mais sans chercher à
l’être.
Par contre, on peut dire que Philippe fait l’inverse de vous, il brosse les portraits en un temps record.
Devant moi, il fait le contraire de moi. C’est du sport de haut niveau :
quatre portraits de vingt-six minutes en un après-midi, en un seul plan
chacun, sans coupures et avec des mouvements de caméra compliqués.
C’est passionnant à filmer et dix ans après de revenir voir un Philippe
différent. Guillaume, le jeune boulanger-pâtissier, est aussi un fou de
travail et de précision. Quand un homme travaille, triche impossible. Je
peux le filmer, il est juste. Quand il n’a que sa parole à proposer,
méfiance, risque de pose. Quand un cinéaste filme avec tout son corps et
tout son esprit, il est aussi dans la précision, sans pathos, sans
graisse, à condition qu’au montage, il reste proche de son sentiment au
moment où il filmait.
Le portrait de Léon est peut-être le plus touchant. Votre
relation évolue devant le spectateur qui découvre Léon en même temps que
vous.
Tous les deux, on commence par se vouvoyer et on se tutoie pour finir.
Ça faisait un moment que je tournais autour de lui. J’entrais dans sa
boutique, il me plaisait mais j’étais gêné parce qu’il écoutait
constamment une radio arménienne très fort. Je me disais : je ne peux
pas tourner dans ces conditions et je ne peux pas non plus lui demander
de l’arrêter car il sera quelqu’un d’autre sans sa radio. Je ne veux
rien changer à la façon d’être des personnes que je filme. Et puis quand
j’ai vu affiché sur la porte de Léon qu’il fermait sa boutique dans
deux mois, je me suis dit : il faut y aller, une histoire est en route,
et si je n’arrive pas à lui faire éteindre sa radio tant pis
j’abandonnerai. Et il l’a éteinte.
De lui-même ?
Non. Je lui ai expliqué pourquoi. Je commente la façon dont je
travaille, j’informe sans cesse et je ne cache pas mes difficultés de
filmeur. Cela dit, je ne leur montre le film que terminé. Ils savent
qu’ils peuvent me demander de couper une scène. Ça n’est pas arrivé
jusqu’à aujourd’hui.
Avec Bernard, ça a été plus simple. Il a été comédien dans
votre film Le Plein de super en 1975 et assistant de Libera me en 1992.
Une amitié, une compréhension, une confiance sans nuages. Je l’ai suivi
pendant dix ans, jouant seul sur scène un magnifique monologue écrit
par lui. Du plus petit foyer de campagne aux grandes salles, partout,
c’était toujours plein tellement c’était émouvant. Je suis fier d’avoir
gardé trace de ce travail. Je suis aussi un archiviste.
Comment stockez-vous tous ces plans tournés ?
Entre 1993 et 2010 date de l’arrivée de la carte mémoire, j’ai plus
d’un millier de cassettes. Sur chacune est collé un résumé du contenu.
En voir une de temps en temps est un plaisir. C’est une image du passé,
pas meilleure mais merveilleusement différente de celle d’aujourd’hui.
Mes films tournés en vidéo sont à l’abri des dégradations imprévisibles.
Ils ont tous une copie 35 millimètres dont on connaît la robustesse du
négatif.
Et les cartes mémoire, comment les stockez-vous ?
Je les mets dans un classeur. C’est la matrice du film. Ce n’est pas
virtuel. Je peux les toucher, comme un négatif. Quand le montage
commence, on fait un transfert des plans nécessaires au film. Le
problème c’est l’usure du cerveau devant le défilement des images sur
l’écran. Je note sur un cahier la description de chaque plan. Ça me
permet une consultation plus rapide, moins usante, de la richesse du
stock.
Vous parlez souvent de votre caméra comme d’un outil de travail.
J’ai tourné mon premier film avec une caméra qui faisait un bruit de
machine à coudre. Mes films suivants avec une caméra énorme, blindée,
pour ne pas entendre le bruit de sa mécanique. Aujourd’hui, comme un
prolongement de mon cerveau, dans ma main, au chaud, je tiens une caméra
fraternelle. Voilà toute l’histoire de ma vie et mon bonheur de la
terminer en filmant librement à n’importe quelle heure du jour et de la
nuit. Je rejoins mes amis peintres, écrivains, musiciens. Je fais partie
d’un mouvement précis dans l’histoire du cinéma : filmer à la première
personne. Aujourd’hui, le spectateur sait reconnaître les films où
l’auteur tient la caméra, et vous montre son seul point de vue. Un
nouveau trio est en formation : Filmeur. Filmé. Spectateur. Un parfum
différent. Dans les Six Portraits XL, on m’entend dialoguer par
petites touches avec la personne que je filme. Je souhaite que le
spectateur me suive, devienne filmeur lui aussi en regardant mon
travail, l’approuvant, le contestant, cherchant une autre façon de voir
les choses. Je me suis aperçu
que ma caméra, par moments, était comme un instrument de musique. Dans
un de mes films, j’ai mis Stardust joué au saxophone par Lester Young.
J’avais l’impression de filmer comme il soufflait. Quand je tiens la
caméra, mon souffle règle mes déplacements, mes arrêts, le rythme et la
durée du plan. C’est la maîtrise de la respiration qui me guide et quand
elle commence à se bloquer c’est que le plan est en perte d’énergie et
qu’il faut couper.
Vous m’avez dit que la caméra vidéo avait opéré un « changement silencieux » dans le cinéma.
À la toute extrême limite, maintenant, vous pouvez faire un film seul
et sans argent. À cause du génie des ingénieurs, vous pouvez le
fabriquer, le monter, le projeter à un directeur de salle et faire 50/50
si ça l’intéresse. Par contre, si vous avez le désir de filmer « La
bataille d’Austerlitz », j’irai voir, j’adore le grand spectacle, mais
il vous faudra un scénario, des acteurs, des techniciens, un producteur,
un distributeur… Le livre que j’ai préféré lire, c’est Les Confessions de
Jean Jacques Rousseau. Il y raconte sa vie et dit « je ». C’était au
XVIIIe siècle et ce fut un choc. Ce que j’aime aussi, c’est les croquis
pris sur le vif. Louis David était à une fenêtre quand Marie-Antoinette,
reine de France, est passée dans la rue Saint-Honoré, assise sur une
charrette, allant à l’échafaud place de La Concorde. Il a fait sur le
champ un dessin d’elle qui me traverse. J’aurais voulu être là avec ma
caméra.
Mais vous ne pouvez pas être partout, tout filmer.
C’est bien ce qui me chagrine. Je me lève le matin et jusqu’à la fin de
la journée je suis en alerte permanente. Mes yeux filment chaque
instant. J’attends que la vie propose une perle à l’objectif de ma
caméra. J’aurais voulu filmer ma vie intime dans ses moindres détails,
mais c’est impossible. Un jour, un (ou une) cinéaste le fera. Toute la
fiction autour de l’amour sera dépassée. Analysez une de vos journées
avec franchise et faites la liste de ce que vous accepteriez qui soit
filmé… Je ne parle pas des coulisses de tous les pouvoirs… Un dixième de
la vie est accessible à une caméra. Dans mon propre journal filmé, il y
a des morceaux que je ne voudrais pas montrer. Je n’aurai pas le temps
de les enlever avant de m’envoler… Comme il y a des portraits qui
dorment encore et que je devrais aller réveiller…
Vous avez d’autres portraits en cours ?
Je filme un homme jeune qui tient une boutique de chocolats, thés et
cafés. Son père fabrique les chocolats, lui torréfie les cafés. Son père
va prendre sa retraite. Lui, il quittera Paris, ira à Lyon où habite
son ami. Son laboratoire chocolat sera attenant à la boutique. Il
cherche un lieu. C’est l’aventure… Filmer la vie, pour moi, met des
plumes au plaisir de la vivre.
Propos recueillis par Amanda Robles le 4 mai 2018
https://journals.openedition.org/entrelacs/
Nous remercions Claire Châtelet et Julie Savelli