Jazz, politique et décolonisation s’entremêlent dans ce grand huit historique qui révèle un incroyable épisode de la guerre froide. En 1961, la chanteuse Abbey Lincoln et le batteur Max Roach, militants des droits civiques et figures du jazz, interrompent une session du Conseil de sécurité de l’ONU pour protester contre l’assassinat de Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo nouvellement indépendant. Dans ce pays en proie à la guerre civile, l’uranium congolais, clé de l’arsenal nucléaire états-unien, attise les ingérences occidentales. L’ONU devient alors l’arène d’un bras de fer géopolitique majeur et Louis Armstrong, nommé « Ambassadeur du Jazz », est envoyé en mission au Congo par le Département d’État, pour détourner l’attention du coup d’État soutenu par la CIA…
Grand Prix du Documentaire Musical au FIPADOC Biarritz
Prix Spécial du Jury de l’Innovation Cinématographique au FESTIVAL DE SUNDANCE 2024
Nommé à l’Oscar du Meilleur Film Documentaire 2025
Réalisateur Johan Grimonprez | Scénariste Johan Grimonprez | Productrice des archives Sara Skrozka | Monteur Rik Chaubet | Archivistes Judy Aley, Rémonde Panis, Pauline Burgaud, Alexander Markov | Ingénieur du son Ranko Paukovic | Musique et son Céline Bernard, Florent Gailly, Alek Goose, Jurriaan Van Dijck, Jonathan Vanneste | Caméra Jonathan Wannyn | Producteurs Daan Milius (Onomatopee Films), Rémi Grellety (Warboys Films) | Co-producteur·ices Katja Draaijer, Frank Hoeve | Distributeur France Les Valseurs | Ventes internationales Mediawan Rights



Johan Grimonprez
Influencé par une archéologie des médias actuels, le travail de Johan Grimonprez pointe la tension entre l’image intime et la globalité de la mondialisation. Il interroge notre sublime contemporain, encadré par une industrie de la peur qui a infecté le dialogue politique et social. En proposant de nouveaux récits à travers lesquels raconter une histoire, son travail met l’accent sur une multiplicité de réalités. Ses projets de conservation ont été exposés dans des musées du monde entier, notamment au Hammer Museum de Los Angeles, la Pinakothek der Moderne de Munich et le MoMA. Ses œuvres font partie des collections du Centre Georges Pompidou, du Musée d’art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa et de la Tate Modern à Londres. Ses longs métrages incluent Dial H-I-S-T-O-R-Y (1997, en collaboration avec le romancier Don DeLillo, sélectionné par le Guardian comme l’une des « 30 grandes œuvres de l’histoire de l’art vidéo »), Double Take (2009, en collaboration avec l’écrivain Tom McCarthy), et Shadow World (2016, en collaboration avec le journaliste Andrew Feinstein).
FILMOGRAPHIE
2025 – Soundtrack to a Coup d’État
2016 – Shadow World
2008 – Double Take
1997 – Dial H-I-S-T-O-R-Y
L’avis du GNCR
Le projet est dingue : comment raconter une histoire de la décolonisation en la croisant avec des légendes du jazz américain tout en se réappropriant ses codes. De fait, c’est exactement ce qu’annonce le titre du film : travailler à une bande originale qui accompagne les mouvements d’émancipation et, plus particulièrement, le destin tragique de Patrice Lumumba.
Et, outre son univers graphique qui emprunte son élégance aux riches heures du label Blue Note, la structure du film ressemble beaucoup à un air de bebop. Il suffit de regarder sa définition exacte : « style de jazz (…] qui se caractérise par des tempos rapides où l’improvisation est basée plus sur une structure harmonique sophistiquée que sur la mélodie. La section rythmique est éclatée et fait usage d’harmonies chromatiques et dissonantes. »
Voilà exactement comment se déploie le film, pour aboutir à un ensemble qui nous permet d’entrevoir de manière très limpide les enjeux de la guerre froide appliqués au continent africain. Dans un monde parfait, le film devrait être montré à tous les élèves qui étudient l’histoire contemporaine au lycée.
Séverine Rocaboy, Cinéma Les Toiles, Saint-Gratien
Note d’intention de Johan Grimonprez
« On n’est pas fâchés, mec, on est furieux.
Tu ne peux plus retarder mon rêve.
Je vais le chanter, le danser, le crier,
et s’il le faut, je le volerai à cette terre ! »
Archie Shepp, saxophoniste américain
Retrouvez la bande originale du film sur les plateformes : Deezer, Spotify
Présentation
Après Shadow World (2016), un long-métrage qui m’a conduit aux quatre coins du monde pour documenter les zones d’ombre du commerce international des armes, j’ai ressenti le besoin de me confronter aux fantômes plus personnels de notre passé colonial belge. Shadow World mettait en lumière les liens étroits entre le complexe militaro-industriel, les marchands d’armes, les banques, les compagnies minières et les politiques : un enchevêtrement d’intérêts formant une véritable « corporatocratie » qui dicte les politiques étrangères. La guerre, ou plutôt sa menace constante, s’avère être une des grandes manivelles de ce que l’on appelle l’économie de marché.
Si les atrocités commises par la Belgique durant la colonisation sont désormais largement reconnues, la période entourant l’indépendance du Congo reste encore souvent abordée à mots couverts. Lorsque nous avons entamé nos recherches il y a huit ans, il est vite apparu que les événements de 1960 faisaient étrangement écho à notre époque.
Les personnages
En plongeant dans cette matière historique, j’ai rencontré plusieurs figures marquantes que les manuels scolaires et livres d’histoire ont souvent dépeintes comme des antagonistes. Mais plus je découvrais leurs parcours, plus je réalisais à quel point leur véritable rôle avait été déformé.
L’un des personnages centraux de Soundtrack to a coup d’État est Andrée Blouin. Fille d’un père français et d’une mère banziri, Blouin fut une militante infatigable, une oratrice hors pair et une figure clé du mouvement panafricain naissant. Elle croyait qu’une Afrique unie était le seul chemin vers une véritable indépendance. Venue au Congo pour participer à la campagne électorale du Mouvement National Congolais de Patrice Lumumba, elle y lança un vaste mouvement d’émancipation féminine.
Même si les femmes n’avaient pas encore le droit de vote, ce mouvement joua un rôle décisif dans la popularité de Lumumba, jusqu’à son accession au poste de Premier ministre du Congo indépendant.
Il n’est donc pas étonnant que les services secrets belges tentent de discréditer Blouin : on l’a tour à tour présentée comme communiste, « courtisane » des dirigeants africains, ou encore comme une redoutable femme fatale. Lorsque ces campagnes de diffamation se révélèrent inefficaces, et que la victoire de Lumumba devint inévitable, elle fut expulsée du pays quelques jours avant l’indépendance. Dans ses mémoires, elle raconte comment elle transforma cette expulsion en arme politique : avant d’embarquer, elle cacha un document dans son chignon. Ce document, une fois arrivé en Europe, prouvait que c’était bien Lumumba, et non Kasa Vubu (le candidat soutenu par la Belgique), qui avait constitutionnellement le droit de former un gouvernement. La Belgique ne pouvait plus contester la légitimité de son élection.
Dans le film, les mots de Blouin sont portés par la voix de la chanteuse belgo-congolaise Marie Daulne, alias Zap Mama, elle-même fille d’un père belge et d’une mère congolaise. La parole de Blouin incarne ici le rêve d’une Afrique libre et unifiée. Son parcours croise celui de Lumumba, dont elle fut cheffe du protocole et
plume. Elle resta en contact étroit avec des figures majeures du panafricanisme : Kwame Nkrumah, Ahmed Sékou Touré, Modibo Keïta, Gamal Abdel Nasser ou encore Ahmed Ben Bella. Après le coup d’État contre Lumumba, elle fut à nouveau expulsée. Elle vécut ensuite en Algérie, puis à Paris, où son appartement devint un carrefour du militantisme panafricain. Elle y mourut en 1986. Son autobiographie vient d’être rééditée.
Une autre figure mal connue est celle de Nikita Khrouchtchev. L’image d’un Khrouchtchev tapant furieusement sa chaussure sur une table de l’ONU est souvent utilisée pour illustrer son supposé tempérament de brute épaisse. Pourtant, j’ai fini par voir dans ce geste une indignation théâtrale, mais sincère, contre la manière dont les États-Unis avaient instrumentalisé l’ONU dans la crise congolaise. C’est lui qui, en septembre 1960, appela les dirigeants du Sud global à New York pour dénoncer le colonialisme. C’est lui aussi qui qualifia le Secrétaire général Dag Hammarskjöld de « laquais des impérialistes », l’accusant de duplicité dans l’affaire congolaise. Avec sa chaussure, Khrouchtchev réclamait la création d’une « troïka » représentant les trois grands blocs (communiste, capitaliste et non-aligné) à la tête de l’ONU. Cette proposition n’aboutit pas, mais elle eut de nombreuses conséquences : une résolution anticoloniale présentée par Khrouchtchev fut finalement adoptée lorsqu’elle fut reprise par une coalition afro-asiatique, et Hammarskjöld fut contraint de diversifier son entourage diplomatique.
Conor Cruise O’Brien, diplomate irlandais, fut nommé par le secrétaire général Dag Hammarskjöld pour diriger la mission de maintien de la paix des Nations unies au Katanga. Les mémoires de 1962 de Cruise O’Brien, intitulées « To Katanga and Back : A UN Case History » mettent en lumière l’histoire sombre des Nations unies. En raison des origines irlandaises de Cruise O’Brien, le désir d’indépendance ne lui était pas étranger, et sa personnalité excentrique le rendait moins enclin à céder aux pressions venues d’en haut. Dans son livre, Cruise O’Brien décrit le génocide des Balubakat ; un meurtre de masse perpétré par des mercenaires belges, français, allemands et sud-africains ; comme « le Viêt Nam de la Belgique ». Rarement la manière dont les grandes puissances utilisent les Nations unies pour influencer la politique étrangère n’a été aussi bien documentée.
En 1956, peu avant l’indépendance du Ghana, Louis Armstrong joue à guichets fermés à Accra devant Kwame Nkrumah. Quatre ans plus tard, il débarque au Congo lors d’une tournée organisée par le Département d’État américain. Sa simple présence provoque une trêve spontanée dans le conflit ravivé par la Belgique après l’indépendance. Il joue à Kinshasa puis au Katanga, devant les casques bleus onusiens. Mais des recherches récentes montrent qu’Armstrong fut instrumentalisé par la CIA comme « cheval de Troie » : son concert servait de couverture pour l’exfiltration secrète de 1500 tonnes d’uranium vers les États-Unis. Armstrong ne fut cependant pas qu’un pion inconscient : il refusa de jouer devant un public ségrégué en Afrique du Sud, et après l’intervention de la Garde nationale contre des étudiants noirs à Little Rock, il annula sa tournée en URSS, déclarant : « Que le gouvernement aille au diable. »
Les institutions culturelles comme le MoMA étaient infiltrées par la CIA. La radio puis la télévision furent systématiquement utilisées pour détourner l’attention des interventions étrangères. Le roi Baudouin, lui, mit en scène sa vie sentimentale (voyage à Hollywood, rencontre avec Fabiola, fiançailles, mariage etc.) pour occulter les événements tragiques en cours au Congo.
Malcolm X est une autre voix centrale du choeur polyphonique de Soundtrack to a coup d’État. Lorsqu’on expulsa Fidel Castro de son hôtel à Manhattan, Malcolm l’invita à Harlem, à l’hôtel Theresa. Le lieu devint alors une sorte d’ONU alternative, un sommet informel des pays du Sud. Malcolm X parla de « conférence de Bandung à Harlem ». Il se rendit en Afrique pour tenter de traduire les États-Unis devant une juridiction internationale pour violation des droits humains. Il disait : « Tant que nous penserons qu’il faut régler le problème du Mississippi avant de nous préoccuper du Congo, nous ne réglerons jamais le problème du Mississippi – pas tant que nous n’aurons pas compris notre lien avec le Congo »
Enfin, il y a ce que l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane appelle dans le film « l’algorithme de Congo Inc. » : un système mis au point entre Washington, Londres, Bruxelles et Kigali, où le Congo est devenu le fournisseur mondial de minerais stratégiques ; nécessaires à toutes les guerres ; y compris celles à venir dans l’espace. De la Première Guerre mondiale (caoutchouc), à la Seconde (uranium pour Hiroshima et Nagasaki), en passant par le Vietnam (cuivre pour les balles) jusqu’aux métaux rares d’aujourd’hui, la guerre se nourrit du sol congolais.
Ce film est le fruit d’un dialogue étroit et d’une collaboration précieuse avec Eve Blouin (fille d’Andrée) et In Koli Jean Bofane. Ils nous ont ouvert leurs archives familiales et leurs films personnels, qui donnent au film sa poésie intime.
Nous avons aussi retrouvé des entretiens inédits, notamment des discours de Patrice Lumumba que l’on croyait perdus, découverts dans les sous-sols de l’AfricaMuseum de Bruxelles. Grâce à Planet Ilunga, nous avons pu restaurer plusieurs morceaux de rumba historique à partir de disques rares.
Conclusion
Mark Twain avait peut-être raison quand il disait : « L’Histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent. » Aujourd’hui encore, comme il y a 60 ans, des peuples se soulèvent contre l’injustice. L’Est du Congo, lui, reste sous la coupe des grandes multinationales minières et de leurs mercenaires. Et comme à l’époque, les tensions entre puissances sont converties en peur, pour mieux justifier des politiques criminelles. Une chose est certaine : le colonialisme n’a pas disparu. Il a seulement changé de costume.
La musique, force motrice du film
La musique est toujours essentielle au cinéma. Elle exerce une forte influence sur l’ambiance et sur le message mais ici, elle détermine le rythme et le tempo du film tout entier. Soundtrack to a coup d’État s’accompagne d’une riche B.O.F, dont voici le détail :
— TRIPTYCH PRAYER / PROTEST / PEACE par Max Roach
— DINAH par Louis Armstrong
— TAKE THE “A” TRAIN par Duke Ellington & His Famous Orchestra
— ST. LOUIS BLUES par Dizzie Gillespie
— WILD IS THE WIND par Nina Simone
— LULLABY OF THE LEAVES par Dizzie Gillespie
— I’M CONFESSIN’ (THAT I LOVE YOU) par Louis Armstrong
— I’M CONFESSIN’ (THAT I LOVE YOU) : POP’S CONFESSIN’ (I’M CONFESSIN’) par Joe Carroll, Dizzie Gillespie et le Dizzie Gillespie Quintet
— TIN TI DEO par Dizzie Gillespie
— GROOVIN’ HIGH par Dizzie Gillespie
— MY REVERIE par Quincy Jones Big Band
— AND THEN SHE STOPPED by Dizzie Gillespie
— BLACK AND BLUE par Louis Armstrong
— THE BALLAD OF HOLLIS BROWN par Nina Simone
— MBUBE par Miriam Makeba
— JUST A GIGOLO par Thelonious Monk
— TABLE RONDE par Grand Kalle
— INDEPENDANCE CHA-CHA par Grand Kalle et l’African Jazz
— LONELY WOMAN par Ornette Colman
— TAKE THE “A” TRAIN par Charles Mingus et Eric Dolphy
— LA BRABANÇONNE par François Van Campenhout, R.P O’Donnell, Central Band of the RAF
— A NIGHT IN TUNISIA, REMASTERED 2005 par Art Blakey & The Jazz Messengers
— IN A SENTIMENTAL MOOD par Duke Ellington et John Coltrane
— FREEDOM DAY – REMASTERED par Max Roach
— BLUE IN GREEN par Miles Davis
— THE DRUM ALSO WALTZES par Max Roach
— VIVE PATRICE LUMUMBA par African Jazz
— FLEURETTE AFRICAN (AFRICAN FLOWER) – REMASTERED par Duke Ellington
— TEARS FOR JOHANNESBURG – REMASTERED par Max Roach
— MANTECA par Dizzie Gillespie
— QUÉ RICO EL MAMBO par Pérez Prado
— BLUE TUNE – TAKE A par Duke Ellington
— LA VIE EN ROSE par Louis Armstrong
— FREE JAZZ – PARTS 1 & 2 par Ornette Colman
— MALCOLM, MALCOLM, SEMPER MALCOLM par Archie Shepp
— MY FAVORITE THINGS par John Coltrane
— ALABAMA par John Coltrane
— EL CANT DEL OCELLS par Pablo Casais
— ST. LOUIS BLUES par Dizzie Gillespie
Patrice Lumumba
Patrice Émery Lumumba est né le 2 juillet 1925 dans le Kasaï, au cœur de ce qui est alors le Congo belge. Employé de bureau puis vendeur de bière, il est issu d’un milieu modeste et accède à une relative éducation grâce aux missions chrétiennes. Il découvre très tôt l’injustice coloniale et s’engage dans la lutte politique. En 1958, il fonde le Mouvement National Congolais (MNC), un parti panafricaniste et anticolonial qui prône l’indépendance immédiate du Congo et l’unité du pays face aux divisions ethniques entretenues par la colonisation.
Sa parole puissante et son charisme le propulsent comme figure centrale du processus d’indépendance.
Le 30 juin 1960, la Belgique accorde l’indépendance. Lumumba devient Premier ministre du premier gouvernement congolais. Lors de la cérémonie officielle à Léopoldville, il prononce un discours retentissant, répondant au roi Baudouin en dénonçant les crimes du colonialisme. Ce moment historique fait de lui une icône pour de nombreux peuples en lutte. Mais le Congo sombre dans le chaos : rébellion de l’armée, sécession du Katanga, tensions avec le président Kasa-Vubu, pressions internationales. Lumumba tente de préserver l’unité nationale, mais il est renversé, arrêté, livré à ses ennemis, puis assassiné le 17 janvier 1961.
Son assassinat, orchestré avec la complicité de la Belgique, des États-Unis et des forces néocoloniales, provoque une onde de choc mondiale. Il devient un martyr de la libération africaine. Malcolm X dira de lui qu’il est « le plus grand homme noir à avoir marché sur le continent africain ». Son héritage politique et moral demeure immense. Lumumba est vénéré comme symbole de résistance à l’impérialisme et à l’oppression. Sa vision d’un Congo uni et souverain continue d’inspirer les militants des droits humains et les défenseurs de la justice sociale. Son nom reste un puissant rappel de la lutte pour la liberté et l’égalité.