Une année universitaire à Rennes vécue par deux personnages dont les destins s’entrelacent : Françoise, enseignante en histoire de l’art, et Ion, étudiant en géographie. Trop occupés à fuir leurs fantômes, ils ignorent qu’ils ont un passé en commun.
Locarno : Compétition internationale – Prix FIPRESCI
Séville : Compétition internationale
Rotterdam : International Film Festival 2016
Avec : Valérie Dréville Françoise • Kaou Langoët Ion • Elina Löwensohn Moon • Manon Evenat Lydie • Laurent Sauvage John • Klet Beyer Gweltaz • Yvon Raude Stéphane Nédellec • Peter Bonke Sven • Tangi Daniel Dave • Ewen Gloanec Efflam • Catherine Riaux La grande Catherine • Hildegarde Blond Françoise enfant
Réalisation et Scénario Pascale Breton • Image Tom Harari • Son Paulin Sagna • Assistant à la mise en scène Camille Lotteau • Scripte Charles Sire • Décors Pascal Le Déault • Costumes Danila Fatovich • La photo : Montage Bernard Collet – Photographie originale de Ian Craddock • L’affiche Alain Le Quernec, Carolina Rojas – Photo : Alan Guichahoua • Casting Brigitte Moidon (ARDA) • Musique Éric Duchamp • Montage Gilles Volta, Joseph Guinvarc’h, Camille Lotteau • Montage Son Rémi Chanaud • Mixage Hervé Buirette • Étalonnage Isabelle Laclau • Production Zadig Films, Mélanie Gerin et Paul Rozenberg • Coproduction Sylicone • Avec la participation du CNC • Le soutien de la Région Bretagne • Le concours de l’Université Rennes 2 • En association avec Indéfilms 2
Pascale Breton
Née à Morlaix, Pascale Breton grandit entre le Finistère et l’Algérie. Cinéphile dès l’enfance, elle étudie les lettres et la géographie, à Rennes puis à Paris. Elle travaille dans la mode, à la radio (Nova), écrit des articles, traduit de l’anglais et est déjà scénariste. Elle réalise son premier film en 1995, un moyen-métrage qui remporte un prix à Angers et le Grand Prix à Clermont-Ferrand. Suivront un court et deux moyens-métrages. Elle quitte Paris en 1999 pour Port-Louis (Morbihan) où elle réalise en 2003 son premier long-métrage, Illumination. Produit par Paulo Branco, il est distingué aux festivals de Turin, Rotterdam et San Francisco. Suite Armoricaine est son deuxième long-métrage comme réalisatrice. En compétition internationale au Festival de Locarno (2015), il remporte le Prix FIPRESCI.
Filmographie
1995. La Huitième Nuit (cm)
Angers : Prix du Meilleur Scénario
Clermont-Ferrand : Prix de la Meilleure Première Oeuvre et Grand Prix
1998. La Réserve, avec Vincent Branchet (cm)
2000. Les Filles du douze (cm)
Festival de Brest : Grand Prix
Césars : nomination au César du Meilleur Court-Métrage
2001. La Chambre des parents (cm)
Festival de Brest : Grand Prix ex-aequo
2004. Illumination
Turin : Mention pour le scénario
Rotterdam : Prix KNF
San Francisco : Nomination pour le meilleur premier long-métrage
Santiago du Chili : Best Director’s Award
2013. Château Rose (59’)
2016. Suite Armoricaine
Locarno : Compétition internationale
Prix FIPRESCI
Séville : Compétition internationale
Rotterdam : International
Film Festival 2016
ENTRETIEN AVEC PASCALE BRETON
Le titre, Suite Armoricaine, évoque au premier abord
une suite possible de votre précédent film et aussi, bien sûr, l’idée
de suite musicale, alternance de teintes sonores, reliées ensemble pour
former un tout cohérent…
En effet, le titre est comme une réponse ironique au temps qui s’est écoulé depuis Illumination.
Il contient la dimension du temps, qui est le sujet du film, du temps
qui avance de suite en suite. Dans une suite au sens musical, les
musiciens n’avaient pas besoin de se réaccorder entre les différentes
pièces, et ainsi les danseurs n’arrêtaient jamais de danser. On aimerait
qu’il en soit ainsi entre deux films. Je voudrais entrer dans le film
suivant alors que le précédent est à peine terminé. Ça n’est pas
toujours le cas ! Mes courts métrages s’étaient bien enchaînés, mais
après Illumination j’ai dû affronter cette expérience douloureuse dans
la vie d’un réalisateur : ne pas réussir à porter à l’écran ses
scénarios. Ça a été particulièrement cruel pour le dernier d’une série
de trois, Chansons pour Gracchus : nous avions commencé la production et le casting, mais le financement n’arrivait pas.
Après cet arrêt, alors que je me voulais neuve et désoeuvrée, l’idée
d’écrire un film sur la fac où j’avais étudié la géographie m’est venue
subitement, un jour où je roulais dans les avenues de Villejean à la
recherche des bureaux d’une association. J’avais gardé le souvenir d’un «
grand ensemble » aux arbres maigres et aux proportions approximatives ;
c’était devenu, trente ans après, une sorte de forêt dont surnageaient à
peine les immeubles, comme dans une ville abandonnée à cause d’une
catastrophe. Je me suis dit nettement : il faudrait tourner un film
entier à Villejean. J’ai pensé aussi que la fac en serait le coeur.
Parce que les années passent, mais les étudiants ont toujours vingt ans.
Et le sujet allait être, d’une certaine façon, la substance du temps…
Oui, et dans l’exaltation où je suis quand un sujet me tombe dessus,
j’étais persuadée qu’un film sur le temps ne pouvait se situer qu’à
Villejean. C’était sans doute vrai pour moi mais je ne le savais pas
encore. Deux semaines plus tard, à la fin d’une projection de films
d’étudiants, je rencontrais Éric Thouvenel et Roxane Hamery, tous deux
enseignants en cinéma à Rennes 2. Je leur confiais mon souhait de
tourner dans l’université un film de long-métrage en collaboration leur
confiais mon souhait de tourner dans l’université un film de
long-métrage en collaboration avec les étudiants. Ils ont trouvé que
c’était une bonne idée, et ils en ont fait part à l’administration.
L’idée d’un film universitaire qui pourrait se tourner avec quelques
petites aides publiques, un matériel minimal et une équipe étudiante me
redonnait confiance dans un projet de cinéma. Comme je voulais être
prête pour commencer à tourner à la rentrée suivante (on était déjà en
avril et la rentrée est maintenant en septembre), j’ai décidé d’utiliser
la méthode d’écriture improvisée de Cesare Zavattini, le père du
néo-réalisme italien : écrire sans chercher à connaître la fin, avancer
dans le récit comme dans un pays inconnu qu’on découvre au fur et à
mesure.
Par leurs parcours très différents, leurs expériences et
leurs âges respectifs, Françoise et Ion ne cherchent pas la même chose :
Françoise revient là d’où elle s’était « échappée ». Ion, lui, cherche à
s’échapper de ce qui lui rappelle une enfance amochée par une mère
immature…
Les deux personnages sont comme le recto et le verso d’une même
médaille : Françoise, professeure d’histoire de l’art, débarque à Rennes
comme une somnambule à la recherche d’ellemême, ayant oublié le pays de
son enfance au profit d’une contrée imaginaire dont elle a fait son
objet d’étude : l’Arcadie ; et Ion, incomplet tel un ion, enfant
incertain d’une mère en exil, étudie la géographie pour conjurer la
menace du « no man’s land ». Tous deux ont occulté leur enfance.
Françoise pour s’épargner la nostalgie, et Ion la honte que lui inspire
sa mère devenue SDF. Et chacun, au moment de choisir l’objet de ses
études, a opté pour la matière qui pouvait lui masquer le plus
agréablement possible son origine douloureuse : Françoise l’histoire du
paysage italien derrière lequel elle a pu escamoter ceux de son enfance,
et Ion la géographie pour se situer dans l’espace, lui qui a partagé
l’errance de Moon, sa mère.
Démultipliées, les voix se répondent, s’opposent, s’annulent, se fondent. Peut-on dire qu’il s’agit d’un film choral ?
Oui, même si un film choral compte généralement plus de deux
personnages principaux. Mais dans Suite Armoricaine, chaque figurant, et
presque chaque arbre, a le droit à son point de vue. La complexité d’un
film choral consiste justement à manier les changements de points de
vue. Ici, j’ai écrit les retours en arrière pour faire avancer le récit
comme par vagues. Chacune des rencontres de Françoise et de Ion est
considérée de leurs deux points de vue à la faveur d’une remontée dans
le temps. Ainsi le spectateur est convié à une dérive maritime dont on
ne mesure jamais à quel point elle nous éloigne du point de départ.
L’attention devient flottante et, paradoxalement, cette légère
déréalisation accentue les sensations de réalité. Vers le milieu du film
(le chapitre « Miz Kerzu »), Françoise et Ion sont rattrapés l’un et
l’autre par leurs passés et contraints de s’y confronter. Sans doute
pour le meilleur si l’on en croit Albert Camus, qui disait que rien ne
se paie plus cher que le mépris des origines.
L’université, dans laquelle évolue tout un monde d’étudiants,
de chercheurs, d’employés, liés par quelque chose qui les unit et les
dépasse et qui n’est pas seulement la quête du savoir, apparaît dans la
façon dont vous la filmez, comme une matière organique, un personnage
essentiel du film.
Mon projet de départ – un film universitaire – est devenu un film
professionnel, parce que le scénario a plu à Paul Rozenberg et Mélanie
Gerin, mes producteurs. Mais il en est resté plus que le scénario et la
sensation de liberté : l’université m’a accordé une résidence autour de
laquelle s’est constitué un groupe de onze étudiants en cinéma. Tandis
que l’équipe partait et revenait, je restais sur place, à Rennes, pour
ma rencontre hebdomadaire avec mes étudiants associés, et aussi pour
hanter les décors, y découper mes scènes. Nous avons tourné de septembre
à avril, de la rentrée aux examens, avec le concours des étudiants en
cinéma qui venaient figurer avec talent dans les scènes d’amphi. Ce qui,
au scénario, re semblait à un geste, une danse décomposée dans un temps
long et sur une scène presque unique (Rennes), s’est avéré un tournage
complexe pour notre toute petite équipe. Les personnages étaient
nombreux et devaient être réinventés à chaque saison (les costumes, les
coiffures, les barbes…). Les jeunes gens de la boîte de nuit où on voit
Moon et Françoise jeunes filles, le grand-père, Françoise enfant, mais
aussi les personnages des SDF demandaient le soin d’une reconstitution
historique. Je voulais qu’on y croie, et même que la croyance soit
totale, bien que la précision réaliste ne soit pas le plus important
pour moi. C’est seulement un (indispensable) préalable au lyrisme.
On connaît la très grande actrice de théâtre qu’est Valérie
Dréville. On la voit peu au cinéma. S’est-elle imposée à vous dès
l’écriture du scénario ?
Je ne pense jamais aux acteurs quand j’écris, seulement aux
personnages. J’entretiens même le flou de leurs visages pour mieux
creuser leurs pensées. Je m’intéresse particulièrement à leur
inconscient. Je me demande toujours quel genre d’actes manqués ils font,
quels rêves… Le rôle de Françoise n’était pas simple, il fallait
s’incorporer la psyché de cette Bretonne historienne de l’art, avec des
bribes de la langue de son grand-père en filigrane dans ses pensées. A
l’époque du casting je ne l’ai pas formulé comme ça, mais en fait
j’étais à la recherche d’un alter ego. Valérie était très prise au
théâtre, il a fallu des acrobaties dans son planning et le nôtre pour
trouver le nombre de jours dont nous avions besoin pour Françoise. Nous
n’avons eu que très peu de temps pour répéter, en particulier avant le
début du premier tournage. Or j’ai l’habitude de lire et répéter le
scénario en entier avec les acteurs.
Comment avez-vous procédé pour parvenir à concilier ces contraintes ?
Pour le chapitre «Septembre», quand Françoise débarque à Rennes, en
crise d’identité, Valérie avait bien sûr lu le scénario en entier, mais
nous n’avions pas commencé à travailler sur la période punk (« Miz Du »
et « Miz Kerzu ») ni sur l’anamnèse de son enfance (de « Janvier » à la
fin). Puisque le personnage n’en était pas là, cela pouvait rester
nébuleux. Valérie était d’accord pour se risquer dans cette ignorance
partielle, et ça me plaisait : dans la création de son personnage se
poursuivait la joie d’improviser que j’avais eue à l’écriture.
Ion ressemble d’une façon troublante à Sid Vicious…
Je l’avais vu la première fois quelques années auparavant sur une scène
punk rock dans le Finistère. Il avait dix-neuf ans et a déboulé torse
nu sur la scène en hurlant en breton tel un Sid Vicious, effectivement,
réincarné. Il m’avait confié son désir d’être acteur. Contrairement à
Valérie, qui partait travailler sur d’importants spectacles entre deux
périodes de tournage, Kaou restait tout le temps avec nous. Nous
passions du temps à préparer les scènes, plus qu’à les répéter. Il y
avait toujours quelque chose de physique dans ses scènes, il fallait un
peu chorégraphier.
Comment Lydie allait-elle monter sur ses épaules ? Comment Ion
éviterait-il les gestes maladroits de tendresse de Moon ? Comment
allait-il chuter dans l’amphi ? Comment se glisserait-il dans sa hutte
de carton au sous-sol de la bibliothèque ?
Le fait que vous ayez fait des études de géographie
influe-t-il sur votre relation à l’image et au cadre, en particulier
lorsque vous filmez en plan large des vues d’immeubles et d’arbres mêlés
ainsi que le plan final où se déploie un magnifique paysage final ?
Le format du scope s’est imposé à moi dès les premières photos de
Villejean que j’ai prises pendant l’écriture du scénario. Le format 2,35
évoquait la fresque – qui est une donnée du film, picturalement et
narrativement – et donnait du paysage urbain une sorte de coupe
stratigraphique dès lors qu’on était en plan large. Il m’a semblé être
la mesure idéale entre l’architecture urbaine et végétale (qui perdait
de sa hauteur, sauf aux moments voulus) et les (nombreux) personnages.
Idéale pour ce film effectivement très géographique puisqu’une des
questions est : comment les humains habitent-ils le monde ? Il y a des
habitats très variés dans Suite Armoricaine : un appartement vide, une
chambre d’étudiant, le bosquet d’un parc, une hutte de carton dans un
sous-sol, un ruisseau. J’avais renoncé à mon film sur Gracchus Babeuf,
mais pas à son credo : « la terre n’est à personne, les fruits sont à
tout le monde ». La géographie (à la façon du cinéma selon Bresson) est
une discipline qui apprend à aborder avec un sentiment d’égalité toutes
les pratiques humaines : ainsi, le film fait se côtoyer picturalement
ces herbes communes qui guérissent de la peur (en tous cas selon les
disconter – mot breton d’origine latine qui désigne les guérisseurs qui
défont le sort/le conte…), avec un tableau de Poussin, de Paolo Uccello
ou de Corot.
Le montage obéit à une scansion dramatique bien particulière.
Pouvez-vous nous donner des pistes sur ce que vous aviez en tête pour
l’un et l’autre ?
Dans le premier bout-à-bout, une énergie fiévreuse et désordonnée se
dégageait des rushes. Le scénario tenait toujours debout avec sa
structure en vagues, mais il a fallu du temps pour organiser cette
fièvre et ce chaos. L’incarnation, ce n’est pas rien, ça oblige à tout
revisiter. Le film était un labyrinthe plus désorientant que je ne le
pensais, et au cours du montage nous avons dû en étudier les
culs-de-sac, les retours en arrière, les méandres. C’est seulement quand
nous les avons connus par coeur que le montage s’est terminé. Le
montage, c’est une réinterprétation, mais aussi au sens musical. Et la
partition était complexe. Alors il fallait tout réapprendre pour
rejouer. Ça a été la même chose au montage son.
La musique n’est pas seulement là pour accompagner les images
mais pour lire autre chose qui n’est pas visible. Pouvez-vous expliquer
comment vous avez procédé dans le choix des morceaux et de
l’orchestration originale ?
Trois morceaux figuraient au départ dans le scénario : la Pavane de Holborne, Clockface de Siouxsie et Contort Yourself de James Chance. J’ai apporté Little Red Hood
de Wyatt au montage, pour avoir un morceau qui justifie la manière de
parler fort des acteurs. Et il est resté – on aurait pu s’en douter –
c’est un morceau irremplaçable. Éric Duchamp (avec qui j’avais déjà
travaillé pour Illumination) a composé des musiques : Muse – le thème de Françoise – est une déstructuration de la Pavane de Holborne ; Arcadia (le
thème de Lydie) est une version rock d’une mélodie franchement
bretonne. D’autres morceaux me sont arrivés de Klet Beyer, Ben Mazeau…
Le morceau du départ vers le Finistère est un titre remixé de
l’excellent groupe finistérien Chapi Chapo. Tout faisait musique : une
berceuse en roumain chantée par Elina Löwensohn, une ballade en breton
de l’acteur qui joue le grand-père (on l’entend dans le rêve). Nous
avons fait chanter à Laurent Sauvage ( John) un texte d’Éric Duchamp sur
un morceau qui nous semblait assez rennais. D’une façon générale, et
vous avez raison de le souligner, la musique n’est pas utilisée comme
une musique de film. Elle n’accompagne pas les sentiments, elle vient
plutôt les contrarier, les mettre en perspective avec autre chose.
Chaque morceau de musique est comme un rush sonore, un bloc qui se
confronte à l’image.
La langue bretonne, qui était encore parlée par un
demi-million de locuteurs dans les années 1980, est un thème que le
cinéma français a peu abordé…
Je ne m’attendais pas à tomber sur ce sujet si important pour moi en
commençant à écrire sur l’université. Important parce que, comme
Françoise, et c’est là le vrai point d’autobiographie je fais partie de
la première génération de ma famille à ne pas parler breton. Et ce
n’est pas la même chose que de ne plus parler l’arabe ou l’italien de
ses grands-parents, langues qui continuent de vivre ailleurs. C’est plus
proche de ce que peuvent ressentir certains Amérindiens. Un monde, une
culture, se fait submerger sous nos yeux, et notre enfance avec.
Mais vous n’en faites pas pour autant un objet de désolation…
Non, parce que j’ai été contente, quand je suis revenue en Bretagne au
début du millénaire et après quinze ans à Paris, de rencontrer des
néo-brittophones comme Klet Beyer (l’acteur principal d’Illumination,
qui joue ici un rôle secondaire mais déterminant) ou Tangi Daniel (qui
joue le compagnon de Moon). Mais la musique de la langue telle qu’elle
était encore si communément parlée quand j’étais enfant n’est plus là,
ni les modes de politesse, les rituels de la nature. Qu’en fait-on, de
ses mondes engloutis ? Cette question résonne avec celle de Baudelaire,
qui a aussi sa place dans le film : où sont nos amis quand ils sont
morts ?
Vous semblez répondre : dans un film.
Oui, c’est là qu’arrive l’art, lorsqu’on en a besoin comme d’une
nourriture. Il y a eu beaucoup de jeunes morts dans ma génération.
Stéphane, le bibliothécaire, l’évoque dans la conversation au Restaurant
Universitaire. Mais Françoise et lui évitent volontairement le sujet.
Les nombreux morts de l’épidémie du sida à l’époque où n’existait aucun
soin, c’est encore un sujet tabou. Le cinéma, particulièrement, est un
mausolée scientifique. Il n’accueille pas seulement les vivants mais
leur vie même. Il accueille le temps vécu, l’air, les gestes, chaque
battement de cils, chaque souffle. Dans Suite Armoricaine, il y a de
nombreuses formes du souvenir qui, même si petit à petit Françoise y
accède, gardent leur dose de flou. Soudain, après avoir appris la mort
de Moon au téléphone, c’est une scène entière qui lui revient en
mémoire, celle qu’elle avait vécue avec son amie au café.
Cette scène était-elle déjà à cet endroit au scénario ?
Oui, mais c’est la seule que j’ai rajoutée tardivement, après le
casting. J’avais deux actrices impressionnantes et très différentes,
Valérie Dréville et Elina Löwensohn, j’ai eu envie de leur donner une
scène où elles seraient à égalité, chacune défendant la vérité de son
personnage. C’est la seule scène aussi qu’on n’a ni répétée ni vraiment
discutée. Les actrices savaient. C’était extraordinaire de les voir
jouer ce long flash-back (c’est un oxymoron) tellement au présent, sans
la moindre nostalgie. D’ailleurs, le film avait besoin de tout ce qui
est dit dans cette scène – et peut-être encore plus de ce qui s’y joue
du pouvoir ultime du cinéma : ressusciter un humain. Le cinéma est un
art de la mémoire (une « mosaïque de temps », disait Tarkovski, ce qui
revient au même).
La notion d’Arcadie est le coeur de votre film. On se
souvient que cette région de la Grèce antique est devenue au cours des
siècles une terra incognita idéale, un éden de bergers heureux… C’est,
j’imagine, la Bretagne de votre enfance et de votre jeunesse ?
Quand j’étais enfant, j’avais des rêveries pastorales, en effet.
J’aimais énormément la campagne dans chacun de ses détails, tel talus,
tel houx, tel nombre de vaches dans tel champ en pente. Je prenais des
photos, longuement cadrées. Le remembrement dévastateur à Argol, la
commune de mes grands-parents, m’a rendue inconsolable l’été de mes sept
ans. Des bulldozers avaient détruit mes chemins préférés, les lieux de
pique-nique, etc. De ce chagrin j’ai été consolée des années plus tard
par Patti Smith, les Clash, Siouxsie, les Cure, Joy Division. Puisque le
mal était fait, l’éden perdu, il fallait cette musique sombre et un
nouveau romantisme, construit sur la nuit, l’amour physique, le
renoncement aux utopies collectives. Le punk a été, y compris (et avant
tout) musicalement, une sortie radicale des Arcadies que nos
prédécesseurs baba cool avaient réinventées.
Le mouvement de balancier entre l’Arcadie et modernité n’est
effectivement pas nouveau, et on peut en retrouver la trace dès la
Renaissance, comme l’explique Françoise Diraison dans l’un de ses cours…
L’Arcadie est un pays, un paysage, et aussi une représentation de la
jeunesse, la métaphore du vert paradis des années estudiantines, et de
plein d’autres choses séduisantes. Mais le plus important en Arcadie,
Poussin le met au centre du tableau. Masquant le paysage, c’est un
tombeau. La jeunesse passe et les paradis sont provisoires. Mais si on
veut bien l’admettre, et qu’on dompte notre mélancolie au lieu de la
laisser tout emporter, on peut voir que le paysage est toujours neuf,
prêt à être habité ou traversé, comme celui du vaste méandre de l’Aulne
armoricaine qui s’offre à Ion et par lequel le film se clôt… mais ne se
finit pas. Puisque toujours il y a une suite.