Suite Armoricaine de Pascale Breton
Film soutenu

Suite Armoricaine

Pascale Breton

Distribution : Météore Films

Date de sortie : 02/03/2016

France / 2015 / 2h28 / DCP

Une année universitaire à Rennes vécue par deux personnages dont les destins s’entrelacent : Françoise, enseignante en histoire de l’art, et Ion, étudiant en géographie. Trop occupés à fuir leurs fantômes, ils ignorent qu’ils ont un passé en commun.

Locarno : Compétition internationale – Prix FIPRESCI
Séville : Compétition internationale
Rotterdam : International Film Festival 2016

Avec : Valérie Dréville Françoise • Kaou Langoët Ion • Elina Löwensohn Moon • Manon Evenat Lydie • Laurent Sauvage John • Klet Beyer Gweltaz • Yvon Raude Stéphane Nédellec • Peter Bonke Sven • Tangi Daniel Dave • Ewen Gloanec Efflam • Catherine Riaux La grande Catherine • Hildegarde Blond Françoise enfant

Réalisation et Scénario Pascale Breton • Image Tom Harari • Son Paulin Sagna • Assistant à la mise en scène Camille Lotteau • Scripte Charles Sire • Décors Pascal Le Déault • Costumes Danila Fatovich • La photo : Montage Bernard Collet – Photographie originale de Ian Craddock • L’affiche Alain Le Quernec, Carolina Rojas – Photo : Alan Guichahoua • Casting Brigitte Moidon (ARDA) • Musique Éric Duchamp • Montage Gilles Volta, Joseph Guinvarc’h, Camille Lotteau • Montage Son Rémi Chanaud • Mixage Hervé Buirette • Étalonnage Isabelle Laclau • Production Zadig Films, Mélanie Gerin et Paul Rozenberg • Coproduction Sylicone • Avec la participation du CNC • Le soutien de la Région Bretagne • Le concours de l’Université Rennes 2 • En association avec Indéfilms 2

Pascale Breton

Née à Morlaix, Pascale Breton grandit entre le Finistère et l’Algérie. Cinéphile dès l’enfance, elle étudie les lettres et la géographie, à Rennes puis à Paris. Elle travaille dans la mode, à la radio (Nova), écrit des articles, traduit de l’anglais et est déjà scénariste. Elle réalise son premier film en 1995, un moyen-métrage qui remporte un prix à Angers et le Grand Prix à Clermont-Ferrand. Suivront un court et deux moyens-métrages. Elle quitte Paris en 1999 pour Port-Louis (Morbihan) où elle réalise en 2003 son premier long-métrage, Illumination. Produit par Paulo Branco, il est distingué aux festivals de Turin, Rotterdam et San Francisco. Suite Armoricaine est son deuxième long-métrage comme réalisatrice. En compétition internationale au Festival de Locarno (2015), il remporte le Prix FIPRESCI.

Filmographie

1995. La Huitième Nuit (cm)
Angers : Prix du Meilleur Scénario
Clermont-Ferrand : Prix de la Meilleure Première Oeuvre et Grand Prix

1998. La Réserve, avec Vincent Branchet (cm)

2000. Les Filles du douze (cm)
Festival de Brest : Grand Prix
Césars : nomination au César du Meilleur Court-Métrage

2001. La Chambre des parents (cm)
Festival de Brest : Grand Prix ex-aequo

2004. Illumination
Turin : Mention pour le scénario
Rotterdam : Prix KNF
San Francisco : Nomination pour le meilleur premier long-métrage
Santiago du Chili : Best Director’s Award

2013. Château Rose (59’)

2016. Suite Armoricaine 
Locarno : Compétition internationale
Prix FIPRESCI
Séville : Compétition internationale
Rotterdam : International
Film Festival 2016

ENTRETIEN AVEC PASCALE BRETON

Le titre, Suite Armoricaine, évoque au premier abord une suite possible de votre précédent film et aussi, bien sûr, l’idée de suite musicale, alternance de teintes sonores, reliées ensemble pour former un tout cohérent…
En effet, le titre est comme une réponse ironique au temps qui s’est écoulé depuis Illumination. Il contient la dimension du temps, qui est le sujet du film, du temps qui avance de suite en suite. Dans une suite au sens musical, les musiciens n’avaient pas besoin de se réaccorder entre les différentes pièces, et ainsi les danseurs n’arrêtaient jamais de danser. On aimerait qu’il en soit ainsi entre deux films. Je voudrais entrer dans le film suivant alors que le précédent est à peine terminé. Ça n’est pas toujours le cas ! Mes courts métrages s’étaient bien enchaînés, mais après Illumination j’ai dû affronter cette expérience douloureuse dans la vie d’un réalisateur : ne pas réussir à porter à l’écran ses scénarios. Ça a été particulièrement cruel pour le dernier d’une série de trois, Chansons pour Gracchus : nous avions commencé la production et le casting, mais le financement n’arrivait pas.
Après cet arrêt, alors que je me voulais neuve et désoeuvrée, l’idée d’écrire un film sur la fac où j’avais étudié la géographie m’est venue subitement, un jour où je roulais dans les avenues de Villejean à la recherche des bureaux d’une association. J’avais gardé le souvenir d’un « grand ensemble » aux arbres maigres et aux proportions approximatives ; c’était devenu, trente ans après, une sorte de forêt dont surnageaient à peine les immeubles, comme dans une ville abandonnée à cause d’une catastrophe. Je me suis dit nettement : il faudrait tourner un film entier à Villejean. J’ai pensé aussi que la fac en serait le coeur. Parce que les années passent, mais les étudiants ont toujours vingt ans.

Et le sujet allait être, d’une certaine façon, la substance du temps…
Oui, et dans l’exaltation où je suis quand un sujet me tombe dessus, j’étais persuadée qu’un film sur le temps ne pouvait se situer qu’à Villejean. C’était sans doute vrai pour moi mais je ne le savais pas encore. Deux semaines plus tard, à la fin d’une projection de films d’étudiants, je rencontrais Éric Thouvenel et Roxane Hamery, tous deux enseignants en cinéma à Rennes 2. Je leur confiais mon souhait de tourner dans l’université un film de long-métrage en collaboration leur confiais mon souhait de tourner dans l’université un film de long-métrage en collaboration avec les étudiants. Ils ont trouvé que c’était une bonne idée, et ils en ont fait part à l’administration.
L’idée d’un film universitaire qui pourrait se tourner avec quelques petites aides publiques, un matériel minimal et une équipe étudiante me redonnait confiance dans un projet de cinéma. Comme je voulais être prête pour commencer à tourner à la rentrée suivante (on était déjà en avril et la rentrée est maintenant en septembre), j’ai décidé d’utiliser la méthode d’écriture improvisée de Cesare Zavattini, le père du néo-réalisme italien : écrire sans chercher à connaître la fin, avancer dans le récit comme dans un pays inconnu qu’on découvre au fur et à mesure.

Par leurs parcours très différents, leurs expériences et leurs âges respectifs, Françoise et Ion ne cherchent pas la même chose : Françoise revient là d’où elle s’était « échappée ». Ion, lui, cherche à s’échapper de ce qui lui rappelle une enfance amochée par une mère immature…
Les deux personnages sont comme le recto et le verso d’une même médaille : Françoise, professeure d’histoire de l’art, débarque à Rennes comme une somnambule à la recherche d’ellemême, ayant oublié le pays de son enfance au profit d’une contrée imaginaire dont elle a fait son objet d’étude : l’Arcadie ; et Ion, incomplet tel un ion, enfant incertain d’une mère en exil, étudie la géographie pour conjurer la menace du « no man’s land ». Tous deux ont occulté leur enfance. Françoise pour s’épargner la nostalgie, et Ion la honte que lui inspire sa mère devenue SDF. Et chacun, au moment de choisir l’objet de ses études, a opté pour la matière qui pouvait lui masquer le plus agréablement possible son origine douloureuse : Françoise l’histoire du paysage italien derrière lequel elle a pu escamoter ceux de son enfance, et Ion la géographie pour se situer dans l’espace, lui qui a partagé l’errance de Moon, sa mère.

Démultipliées, les voix se répondent, s’opposent, s’annulent, se fondent. Peut-on dire qu’il s’agit d’un film choral ?
Oui, même si un film choral compte généralement plus de deux personnages principaux. Mais dans Suite Armoricaine, chaque figurant, et presque chaque arbre, a le droit à son point de vue. La complexité d’un film choral consiste justement à manier les changements de points de vue. Ici, j’ai écrit les retours en arrière pour faire avancer le récit comme par vagues. Chacune des rencontres de Françoise et de Ion est considérée de leurs deux points de vue à la faveur d’une remontée dans le temps. Ainsi le spectateur est convié à une dérive maritime dont on ne mesure jamais à quel point elle nous éloigne du point de départ. L’attention devient flottante et, paradoxalement, cette légère déréalisation accentue les sensations de réalité. Vers le milieu du film (le chapitre « Miz Kerzu »), Françoise et Ion sont rattrapés l’un et l’autre par leurs passés et contraints de s’y confronter. Sans doute pour le meilleur si l’on en croit Albert Camus, qui disait que rien ne se paie plus cher que le mépris des origines.

L’université, dans laquelle évolue tout un monde d’étudiants, de chercheurs, d’employés, liés par quelque chose qui les unit et les dépasse et qui n’est pas seulement la quête du savoir, apparaît dans la façon dont vous la filmez, comme une matière organique, un personnage essentiel du film.
Mon projet de départ – un film universitaire – est devenu un film professionnel, parce que le scénario a plu à Paul Rozenberg et Mélanie Gerin, mes producteurs. Mais il en est resté plus que le scénario et la sensation de liberté : l’université m’a accordé une résidence autour de laquelle s’est constitué un groupe de onze étudiants en cinéma. Tandis que l’équipe partait et revenait, je restais sur place, à Rennes, pour ma rencontre hebdomadaire avec mes étudiants associés, et aussi pour hanter les décors, y découper mes scènes. Nous avons tourné de septembre à avril, de la rentrée aux examens, avec le concours des étudiants en cinéma qui venaient figurer avec talent dans les scènes d’amphi. Ce qui, au scénario, re semblait à un geste, une danse décomposée dans un temps long et sur une scène presque unique (Rennes), s’est avéré un tournage complexe pour notre toute petite équipe. Les personnages étaient nombreux et devaient être réinventés à chaque saison (les costumes, les coiffures, les barbes…). Les jeunes gens de la boîte de nuit où on voit Moon et Françoise jeunes filles, le grand-père, Françoise enfant, mais aussi les personnages des SDF demandaient le soin d’une reconstitution historique. Je voulais qu’on y croie, et même que la croyance soit totale, bien que la précision réaliste ne soit pas le plus important pour moi. C’est seulement un (indispensable) préalable au lyrisme.

On connaît la très grande actrice de théâtre qu’est Valérie Dréville. On la voit peu au cinéma. S’est-elle imposée à vous dès l’écriture du scénario ?
Je ne pense jamais aux acteurs quand j’écris, seulement aux personnages. J’entretiens même le flou de leurs visages pour mieux creuser leurs pensées. Je m’intéresse particulièrement à leur inconscient. Je me demande toujours quel genre d’actes manqués ils font, quels rêves… Le rôle de Françoise n’était pas simple, il fallait s’incorporer la psyché de cette Bretonne historienne de l’art, avec des bribes de la langue de son grand-père en filigrane dans ses pensées. A l’époque du casting je ne l’ai pas formulé comme ça, mais en fait j’étais à la recherche d’un alter ego. Valérie était très prise au  théâtre, il a fallu des acrobaties dans son planning et le nôtre pour trouver le nombre de jours dont nous avions besoin pour Françoise. Nous n’avons eu que très peu de temps pour répéter, en particulier avant le début du premier tournage. Or j’ai l’habitude de lire et répéter le scénario en entier avec les acteurs.

Comment avez-vous procédé pour parvenir à concilier ces contraintes ?
Pour le chapitre «Septembre», quand Françoise débarque à Rennes, en crise d’identité, Valérie avait bien sûr lu le scénario en entier, mais nous n’avions pas commencé à travailler sur la période punk (« Miz Du » et « Miz Kerzu ») ni sur l’anamnèse de son enfance (de « Janvier » à la fin). Puisque le personnage n’en était pas là, cela pouvait rester nébuleux. Valérie était d’accord pour se risquer dans cette ignorance partielle, et ça me plaisait : dans la création de son personnage se poursuivait la joie d’improviser que j’avais eue à l’écriture.

Ion ressemble d’une façon troublante à Sid Vicious…
Je l’avais vu la première fois quelques années auparavant sur une scène punk rock dans le Finistère. Il avait dix-neuf ans et a déboulé torse nu sur la scène en hurlant en breton tel un Sid Vicious, effectivement, réincarné. Il m’avait confié son désir d’être acteur. Contrairement à Valérie, qui partait travailler sur d’importants spectacles entre deux périodes de tournage, Kaou restait tout le temps avec nous. Nous passions du temps à préparer les scènes, plus qu’à les répéter. Il y avait toujours quelque chose de physique dans ses scènes, il fallait un peu chorégraphier.
Comment Lydie allait-elle monter sur ses épaules ? Comment Ion éviterait-il les gestes maladroits de tendresse de Moon ? Comment allait-il chuter dans l’amphi ? Comment se glisserait-il dans sa hutte de carton au sous-sol de la bibliothèque ?

Le fait que vous ayez fait des études de géographie influe-t-il sur votre relation à l’image et au cadre, en particulier lorsque vous filmez en plan large des vues d’immeubles et d’arbres mêlés ainsi que le plan final où se déploie un magnifique paysage final ?
Le format du scope s’est imposé à moi dès les premières photos de Villejean que j’ai prises pendant l’écriture du scénario. Le format 2,35 évoquait la fresque – qui est une donnée du film, picturalement et narrativement – et donnait du paysage urbain une sorte de coupe stratigraphique dès lors qu’on était en plan large. Il m’a semblé être la mesure idéale entre l’architecture urbaine et végétale (qui perdait de sa hauteur, sauf aux moments voulus) et les (nombreux) personnages. Idéale pour ce film effectivement très géographique puisqu’une des questions est : comment les humains habitent-ils le monde ? Il y a des habitats très variés dans Suite Armoricaine : un appartement vide, une chambre d’étudiant, le bosquet d’un parc, une hutte de carton dans un sous-sol, un ruisseau. J’avais renoncé à mon film sur Gracchus Babeuf, mais pas à son credo : « la terre n’est à personne, les fruits sont à tout le monde ». La géographie (à la façon du cinéma selon Bresson) est une discipline qui apprend à aborder avec un sentiment d’égalité toutes les pratiques humaines : ainsi, le film fait se côtoyer picturalement ces herbes communes qui guérissent de la peur (en tous cas selon les disconter – mot breton d’origine latine qui désigne les guérisseurs qui défont le sort/le conte…), avec un tableau de Poussin, de Paolo Uccello ou de Corot.

Le montage obéit à une scansion dramatique bien particulière. Pouvez-vous nous donner des pistes sur ce que vous aviez en tête pour l’un et l’autre ?
Dans le premier bout-à-bout, une énergie fiévreuse et désordonnée se dégageait des rushes. Le scénario tenait toujours debout avec sa structure en vagues, mais il a fallu du temps pour organiser cette fièvre et ce chaos. L’incarnation, ce n’est pas rien, ça oblige à tout revisiter. Le film était un labyrinthe plus désorientant que je ne le pensais, et au cours du montage nous avons dû en étudier les culs-de-sac, les retours en arrière, les méandres. C’est seulement quand nous les avons connus par coeur que le montage s’est terminé. Le montage, c’est une réinterprétation, mais aussi au sens musical. Et la partition était complexe. Alors il fallait tout réapprendre pour rejouer. Ça a été la même chose au montage son.

La musique n’est pas seulement là pour accompagner les images mais pour lire autre chose qui n’est pas visible. Pouvez-vous expliquer comment vous avez procédé dans le choix des morceaux et de l’orchestration originale ?
Trois morceaux figuraient au départ dans le scénario : la Pavane de Holborne, Clockface de Siouxsie et Contort Yourself de James Chance. J’ai apporté Little Red Hood de Wyatt au montage, pour avoir un morceau qui justifie la manière de parler fort des acteurs. Et il est resté – on aurait pu s’en douter – c’est un morceau irremplaçable. Éric Duchamp (avec qui j’avais déjà travaillé pour Illumination) a composé des musiques : Muse – le thème de Françoise – est une déstructuration de la Pavane de Holborne ; Arcadia (le thème de Lydie) est une version rock d’une mélodie franchement bretonne. D’autres morceaux me sont arrivés de Klet Beyer, Ben Mazeau… Le morceau du départ vers le Finistère est un titre remixé de l’excellent groupe finistérien Chapi Chapo. Tout faisait musique : une berceuse en roumain chantée par Elina Löwensohn, une ballade en breton de l’acteur qui joue le grand-père (on l’entend dans le rêve). Nous avons fait chanter à Laurent Sauvage ( John) un texte d’Éric Duchamp sur un morceau qui nous semblait assez rennais. D’une façon générale, et vous avez raison de le souligner, la musique n’est pas utilisée comme une musique de film. Elle n’accompagne pas les sentiments, elle vient plutôt les contrarier, les mettre en perspective avec autre chose. Chaque morceau de musique est comme un rush sonore, un bloc qui se confronte à l’image.

La langue bretonne, qui était encore parlée par un demi-million de locuteurs dans les années 1980, est un thème que le cinéma français a peu abordé…
Je ne m’attendais pas à tomber sur ce sujet si important pour moi en commençant à écrire sur l’université. Important parce que, comme Françoise, et c’est là le vrai point d’autobiographie  je fais partie de la première génération de ma famille à ne pas parler breton. Et ce n’est pas la même chose que de ne plus parler l’arabe ou l’italien de ses grands-parents, langues qui continuent de vivre ailleurs. C’est plus proche de ce que peuvent ressentir certains Amérindiens. Un monde, une culture, se fait submerger sous nos yeux, et notre enfance avec.

Mais vous n’en faites pas pour autant un objet de désolation…
Non, parce que j’ai été contente, quand je suis revenue en Bretagne au début du millénaire et après quinze ans à Paris, de rencontrer des néo-brittophones comme Klet Beyer (l’acteur principal d’Illumination, qui joue ici un rôle secondaire mais déterminant) ou Tangi Daniel (qui joue le compagnon de Moon). Mais la musique de la langue telle qu’elle était encore si communément parlée quand j’étais enfant n’est plus là, ni les modes de politesse, les rituels de la nature. Qu’en fait-on, de ses mondes engloutis ? Cette question résonne avec celle de Baudelaire, qui a aussi sa place dans le film : où sont nos amis quand ils sont morts ?

Vous semblez répondre : dans un film.
Oui, c’est là qu’arrive l’art, lorsqu’on en a besoin comme d’une nourriture. Il y a eu beaucoup de jeunes morts dans ma génération. Stéphane, le bibliothécaire, l’évoque dans la conversation au Restaurant Universitaire. Mais Françoise et lui évitent volontairement le sujet. Les nombreux morts de l’épidémie du sida à l’époque où n’existait aucun soin, c’est encore un sujet tabou. Le cinéma, particulièrement, est un mausolée scientifique. Il n’accueille pas seulement les vivants mais leur vie même. Il accueille le temps vécu, l’air, les gestes, chaque battement de cils, chaque souffle. Dans Suite Armoricaine, il y a de nombreuses formes du souvenir qui, même si petit à petit Françoise y accède, gardent leur dose de flou. Soudain, après avoir appris la mort de Moon au téléphone, c’est une scène entière qui lui revient en mémoire, celle qu’elle avait vécue avec son amie au café.

Cette scène était-elle déjà à cet endroit au scénario ?
Oui, mais c’est la seule que j’ai rajoutée tardivement, après le casting. J’avais deux actrices impressionnantes et très différentes, Valérie Dréville et Elina Löwensohn, j’ai eu envie de leur donner une scène où elles seraient à égalité, chacune défendant la vérité de son personnage. C’est la seule scène aussi qu’on n’a ni répétée ni vraiment discutée. Les actrices savaient. C’était extraordinaire de les voir jouer ce long flash-back (c’est un oxymoron) tellement au présent, sans la moindre nostalgie. D’ailleurs, le film avait besoin de tout ce qui est dit dans cette scène – et peut-être encore plus de ce qui s’y joue du pouvoir ultime du cinéma : ressusciter un humain. Le cinéma est un art de la mémoire (une « mosaïque de temps », disait Tarkovski, ce qui revient au même).

La notion d’Arcadie est le coeur de votre film. On se souvient que cette région de la Grèce antique est devenue au cours des siècles une terra incognita idéale, un éden de bergers heureux… C’est, j’imagine, la Bretagne de votre enfance et de votre jeunesse ?
Quand j’étais enfant, j’avais des rêveries pastorales, en effet. J’aimais énormément la campagne dans chacun de ses détails, tel talus, tel houx, tel nombre de vaches dans tel champ en pente. Je prenais des photos, longuement cadrées. Le remembrement dévastateur à Argol, la commune de mes grands-parents, m’a rendue inconsolable l’été de mes sept ans. Des bulldozers avaient détruit mes chemins préférés, les lieux de pique-nique, etc. De ce chagrin j’ai été consolée des années plus tard par Patti Smith, les Clash, Siouxsie, les Cure, Joy Division. Puisque le mal était fait, l’éden perdu, il fallait cette musique sombre et un nouveau romantisme, construit sur la nuit, l’amour physique, le renoncement aux utopies collectives. Le punk a été, y compris (et avant tout) musicalement, une sortie radicale des Arcadies que nos prédécesseurs baba cool avaient réinventées.

Le mouvement de balancier entre l’Arcadie et modernité n’est effectivement pas nouveau, et on peut en retrouver la trace dès la Renaissance, comme l’explique Françoise Diraison dans l’un de ses cours…
L’Arcadie est un pays, un paysage, et aussi une représentation de la jeunesse, la métaphore du vert paradis des années estudiantines, et de plein d’autres choses séduisantes. Mais le plus important en Arcadie, Poussin le met au centre du tableau. Masquant le paysage, c’est un tombeau. La jeunesse passe et les paradis sont provisoires. Mais si on veut bien l’admettre, et qu’on dompte notre mélancolie au lieu de la laisser tout emporter, on peut voir que le paysage est toujours neuf, prêt à être habité ou traversé, comme celui du vaste méandre de l’Aulne armoricaine qui s’offre à Ion et par lequel le film se clôt… mais ne se finit pas. Puisque toujours il y a une suite.