1913, au cœur de l’empire austro-hongrois.
Írisz Leiter revient à Budapest après avoir passé son enfance dans un orphelinat. Son rêve de travailler dans le célèbre magasin de chapeaux autrefois tenu par ses parents est brutalement brisé par Oskár Brill le nouveau propriétaire.
Lorsqu’Írisz apprend qu’elle a un frère dont elle ignore tout, elle cherche à clarifier les mystères de son passé.
A la veille de la guerre, cette quête sur ses origines familiales va entraîner Írisz dans les méandres d’un monde au bord du chaos.
Prix Fipresci à la Mostra de Venise 2018
Festival International du Film de Toronto
Réprésentant de la Hongrie pour les Oscars
Avec : risz Leiter Juli Jakab • Oszkár Brill Vlad Ivanov • Zelma Evelin Dobos • Sándor Marcin Czarnik • Szeréna Judit Bárdos • Andor Benjamin Dino • Nulla Balázs Czukor • Otto von Koenig Christian Harting • Gáspár Levente Molnár • Countess Rédey Julia Jakubowska • Lili Dorottya Moldován Dr. Herz Sándor Zsótér • Mrs. Müller Móni Balsai • Szilágyi Zsolt Nagy • Róbert Péter Fancsikai • Man with monocle Enrique Keil • Le Prince Tom Pilath • La Princesse Susanne Wuest
Réalisateur László Nemes • Scénaristes László Nemes, Clara Royer, Matthieu Taponier • Chef opérateur Mátyás Erdély • Chef décorateur László Rajk • Montage Matthieu Taponier • Son Tamás Zányi • Musique László Melis • Production Laokoon Filmgroup, Playtime Production • Producteurs Gábor Sipos, Gábor Rajna • Co-producteurs François Yon, Nicolas Brigaud-Robert, Valéry Guibal • Avec la participation de Hungarian National Film Fund, Eurimages • Aide aux Cinémas du Monde, Centre National du Cinéma et de L’Image Animée, Institut Français, Indéfilms 6, TorinoFilmLab, Creative Europe
László Nemes
László Nemes est né le 18 février 1977 à Budapest en Hongrie.
Après des études d’histoire, relations internationales et scénario à
Paris, il a travaillé en tant qu’assistant réalisateur sur des courts et
longs métrages en France et en Hongrie.
Il a assisté Béla Tarr sur L’homme de Londres, puis a étudié la réalisation à l’université de New York.
Ses courts métrages ont reçu près de trente prix dans plus de cent festivals internationaux.
Son premier long métrage, Le Fils de Saul, a gagné le Grand prix au Festival de Cannes de 2015, le Golden globe et l’OSCAR pour le meilleur film étranger en 2016. Sunset est son second long métrage.
Filmographie
LONGS MÉTRAGES
2018 Sunset
2015 Le Fils de Saul
COURTS MÉTRAGES
2010 The Gentleman Takes His Leave
2008 The Counterpart
2007 With a Little Patience
INVITATION DU PROGRAMMATEUR
Apres le saisissant Le Fils de Saul,
plongée dans l’innommable – inmontrable de la Shoah, Laszlo Nemes se
rapproche des racines du mal dans un geste similaire par une immersion
dans Budapest, catalysant l’intime (une femme à la recherche de son
histoire familliale) et l’Histoire (années précédant la 1ere guerre
mondiale). On y croise tout ce qui fera les ingrédients explosifs de
cette année poudrière de 1913 : l’empire agonisant, l’aristocratie
véreuse, les bourgeois arrivistes, les sociétés secrètes, les bandes
organisées… le tout émulsionné par une approche psychanalytique du
scénario et du découpage. Car si tout n’est pas dit et que nos repères
se dérobent, c’est qu’au cœur de l’Histoire et de l’histoire intime
(comme si nous étions soudain plongés dans une vie dont nous nous
sentons étranger), nous avançons à l’aveugle, verrouillé à nous même,
sur le seuil des ténèbres à venir.
Deux chapeaux identiques sortent de l’ombre et s’avancent vers la
lumière. Le premier restera noir, le second sera blanc. Visages, décors,
langage, mouvements, forment un seul corps. Un rêve éveillé, physique,
étrange et fascinant… Le Cinéma dans la pure maîtrise visuelle et sonore
de Lazlo Nemes.
Henri DENICOURT– Cinéma Renoir à Martigues
CONTEXTE HISTORIQUE
Au cœur de l’Europe, la monarchie austro-hongroise, où la modernité le dispute à l’obsolescence, se trouve avant la Première Guerre mondiale au centre de toutes les tensions européennes. François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, règne depuis Vienne sur de vastes territoires qui représentent une douzaine de nations aux cultures et aux religions diverses. Socialisme, anarchisme, nationalisme : toutes sortes d’idéologies et d’aspirations politiques héritées du XIXe siècle y essaiment. À Vienne, l’antisémitisme moderne atteint sa maturité. De nouvelles approches scientifiques, les premières formes d’études psychologiques et de psychanalyse se développent, alors que se forment des groupes pseudo-scientifiques et intellectuels, des sectes occultes à la tête desquelles des leaders éclairés veulent prendre une place particulière dans la société. Ainsi, de nombreux mouvements fondamentalement marginaux mais enthousiastes coexistent en Autriche-Hongrie, où toutes les formes d’art, y compris l’architecture, la littérature et le cinéma, sont en plein épanouissement. La crise d’identité résultant de la fragmentation des aspirations et du déclin de la monarchie, associée au désenchantement du monde et à la crise de la masculinité, donnent naissance à un monde vibrant qui pourrait aller à sa prospérité ou à sa chute.
Par-delà l’amour nourri par la société pour la technologie et son optimisme sans limite, un profond malaise se fait toutefois sentir – le sentiment rampant que quelque chose de menaçant, peut-être d’apocalyptique, va se produire. Cette société, dont les codes et la sophistication sont incarnés par la manière dont les gens s’habillent et se comportent – les chapeaux qu’ils conçoivent et portent – préserve une façade de tranquillité. Mais sous le vernis de la civilisation, beaucoup de forces incontrôlables sont sur le point de surprendre toute une population qui place sa foi dans le progrès et la faire basculer dans une destruction d’une ampleur inédite.
ENTRETIEN AVEC LÁSZLÓ NEMES
par Michel Ciment et Jean-Christophe Ferrari
Comment est né ce projet et s’agit-il d’une histoire originale ?
C’est un projet que je portais en moi, avant même de réaliser Le Fils de Saul,
mais pas sous cette forme-là. J’imaginais une femme au début du siècle
dernier. L’idée était un peu vague : elle impliquait un personnage qui
portait en elle le destin du XXe siècle. Le projet a pris forme juste
avant le financement de mon premier film. Sunset vient
d’obscures interrogations personnelles sur l’Europe centrale, sa
littérature, son cinéma, sa peinture et même sa photographie. Je ne suis
parti de rien de spécifique, mais plutôt d’impressions.
Rétrospectivement, je pense que des écrivains comme Kafka et Dostoïevski
ont eu un certain impact sur moi. Les personnages de Kafka se trouvent
face à un mur qu’ils ne peuvent pas franchir. C’est fascinant comme
Kafka donne le sentiment qu’il est parfaitement naturel qu’il existe des
obstacles infranchissables. C’est tout à fait le contraire de ce que
représente le nouveau monde américain, à savoir la promesse que tout est
faisable. En Europe de l’Est, rien n’est faisable. En tout cas, le
récit lui-même est totalement original.
Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler le scénario avec votre monteur Matthieu Taponier, ainsi qu’avec votre co-scénariste du Fils de Saul, Clara Royer ?
On a écrit ce film en anglais, mais on en parlait en français, et on
l’a tourné en Hongrie ! Ce fut un processus bizarre. Tout cela est
arrivé de façon organique. Matthieu était déjà présent comme consultant
au scénario sur Le Fils de Saul et il était sans doute le
mieux qualifié parmi nous pour construire la structure. C’est un film
qui s’est fait entre amis. Je savais ce que je voulais et je poussais
dans une direction qui me semblait juste mais on naviguait en territoire
inconnu car on savait qu’on écrivait un film qui sortait de
l’ordinaire.
Pour les décors, vous n’avez pas choisi le studio. Par exemple, le magasin a été construit dans une rue de Budapest.
Effectivement, on a bâti les décors à l’intérieur de la ville, ce qui
est assez particulier. Il faut dire que Budapest a été ravagé par le
nouvel urbanisme. On a réussi, néanmoins, à retrouver des rues de
l’époque. Elles nous permettaient d’entrer et de sortir du décor et de
communiquer avec l’extérieur. Cela nous a permis de plonger dans un
environnement que nous pouvions contrôler. Nous voulions aussi créer des
couches de vie autour du personnage principal. En effet Írisz essaie
sans cesse d’ouvrir des rideaux qui bouchent sa vision. Grâce au décor,
on pouvait créer des obstructions visuelles et rendre compte du chaos de
la ville. Ainsi que de cette effervescence qui, selon moi,
caractérisait le Budapest du début du siècle. Budapest en 1910 était un
peu plus chaotique que Vienne. C’était une ville qui brassait des
populations et des religions très diverses. Un peu comme New York. Une
telle sophistication représentait la promesse d’un avenir radieux même
si, rétrospectivement, elle marque le début d’un processus de
destruction.
Comment s’est fait le choix de plonger Írisz dans le monde des chapeliers ?
Il s’est fait relativement tôt, de manière instinctive. Ces chapeaux me
paraissaient symboliser toutes les promesses qui accompagnaient cette
époque, ainsi que sa sophistication. Les femmes projetaient leur
personnalité dans cet accessoire de mode. Il symbolise bien
l’insouciance et les illusions de l’époque. En 1900, il n’y avait pas
moins de cent magasins de chapeaux pour femmes à Budapest. C’était une
civilisation très confiante dans son avenir, avec le développement des
arts, de l’industrie et de la technologie, et qui, pourtant, quelques
années plus tard, allait être détruite. D’abord sur les champs de
bataille, puis avec l’écroulement de l’empire des Habsbourg. Le film
interroge la manière dont une civilisation peut créer, de façon presque
métaphysique, le désir de se détruire elle-même.
Le rôle d’Írisz est très ambivalent, très mystérieux, car on a
le sentiment que non seulement elle accélère la chute de cette société
mais que peut-être même elle la fabrique. D’ailleurs un personnage lui
dit : « C’est vous qui projetez le mal qui est en vous ». Ce n’est sans
doute pas un hasard que le quatuor La Jeune fille et la mort de
Schubert accompagne son cheminement. Tout en voulant découvrir la
vérité, elle semble animée par de profondes pulsions destructrices.
J’étais curieux de suivre une protagoniste qui arrive de manière
innocente dans une ville qu’elle ne connaît pas et qui, au fil du voyage
qu’elle entreprend, tente de comprendre le monde qui se déploie autour
d’elle. De son côté, le spectateur est conduit à mieux la connaître, à
pressentir ses ambivalences. Les codes cinématographiques traditionnels
veulent que le spectateur accède à la psychologie du personnage mais
c’est justement ce que nous avons voulu remettre en question. Pour
privilégier la connaissance des profondeurs de l’âme humaine. De ce
point de vue, Írisz reste un mystère.
Comment avez-vous choisi Juli Jakab pour interpréter Írisz Leiter ?
Je la connaissais depuis un certain temps, elle avait déjà joué dans
quelques films hongrois et je lui ai donné le rôle d’une des jeunes
femmes dans Le Fils de Saul. Elle était pour moi une énigme
personnelle, avant d’être mon interprète. Je crois qu’on perçoit, en
regardant le film, mes incertitudes à son égard ainsi que les
interrogations qu’elle suscitait en moi, notamment quant aux différentes
strates de sa personnalité et à l’énergie que celles-ci produisent. Je
crois que je l’ai aussi éprouvée pendant le tournage. J’ai essayé de
percer certains mystères et je n’ai pas réussi ! Elle porte en elle
quelque chose qui va au-delà de sa personne.
Ce qui est beau chez elle, c’est que son visage semble venir
du cinéma muet. La pellicule a, plus que tout autre support, la capacité
de dévoiler un visage.
Il y a aussi, à côté d’une vraie innocence, quelque chose d’inquiétant
dans son visage. Il y a un côté presque métaphysique chez elle et cela
faisait partie du projet du film.
Un autre mystère, c’est la mort du frère. On ne le revoit
plus. Est-il vraiment mort ou bien son retour est-il fantasmé par elle ?
La réponse à cette question est laissée à l’interprétation du
spectateur. Mais il est nécessaire qu’il se la pose. Quoiqu’il en soit,
le frère représente un pôle par rapport auquel elle doit se positionner.
D’ailleurs, à la fin, elle s’habille en homme. On se demande alors si
ce frère est bien réel.
La Shoah n’est comparable à rien d’autre, mais Sunset raconte la recherche d’un frère, et votre premier film accompagnait la recherche d’un fils. Dans Le Fils de Saul, vous évitiez de représenter le génocide en rendant flou l’arrière- plan. Vous utilisez ici un procédé analogue.
Il était très important ici de suivre la subjectivité du personnage
principal. Il fallait intégrer la limitation de ses possibilités
perceptives dans l’expérience même du spectateur. Et cela, on a pu
l’atteindre en restant le plus près possible d’Írisz, en faisant
ressentir au spectateur que ce qu’elle voit est limité. Les conventions
cinématographiques veulent que quelque chose soit dévoilé. Ce sont ces
conventions que j’ai voulu remettre en cause ici.
Non
seulement on ne voit pas mais on a même, parfois, l’impression
qu’Írisz projette ses sentiments sur les choses, qu’elle projette – au
sens cinématographique du mot – son monde intérieur sur l’extérieur,
comme dans la séquence où elle regarde à travers les vitres du carrosse.
L’avez-vous pensé ainsi ?
Sans doute était-ce inconscient mais je crois que vous avez raison.
Plus le film avance, plus on entre dans la vision de la protagoniste
avec ses carences. Je n’ai pas voulu faire un film d’histoire, ni un
film politique, ni un film social, ni tracer un chemin balisé. Au
contraire, j’ai voulu que le spectateur s’immerge dans le monde
représenté pour qu’il suive au plus près Írisz et qu’il commence à
s’interroger sur la réalité et la véracité de ce qu’elle voit et
ressent.
S’agissant de la manière dont la caméra reste près des
personnages, les séquences commencent souvent par un plan sur la nuque
d’Írisz. On songe aux propos d’Emmanuel Lévinas sur la nuque. Selon lui,
la nuque appartient au visage car, plus que toute autre partie du
corps, elle témoigne de la vulnérabilité de l’humain.
C’est intéressant mais je ne connaissais pas ces considérations de
Lévinas sur la nuque. D’un point de vue cinématographique, quand on
filme la nuque, le spectateur est amené à s’interroger sur ce qui se
passe sur le visage. Et il n’a pas forcément accès à cette information
au bon moment. Pour moi c’est une question fondamentale que tout film
doit poser : est-ce qu’on a accès à la bonne information au bon moment ?
Et quelle est l’attente que cela suscite ? Quel désir ? Sunset est aussi un film sur le désir.
Le film projette un corps féminin dans un espace. Ce corps
rencontre des obstacles qui arrêtent son élan, elle les contourne.
Parfois ces obstacles permettent au contraire à son élan vital de
prendre toute sa dimension. Cette stratégie visuelle fait beaucoup
penser à Ophüls. Or dans les entretiens que vous avez accordés, vous ne
le citez pas. Vous faites plus volontiers référence à Antonioni ou à
Kubrick.
La vision de Lettre d’une inconnue m’a énormément marqué.
C’est un film qui a laissé beaucoup de traces en moi. Ophüls envisage le
rapport des personnages à l’espace d’une manière qui m’intéresse
beaucoup.
Comment travaillez-vous avec votre chef opérateur habituel,
Mátyás Erdély, de la décision de tourner en pellicule aux choix
chromatiques, en passant par l’éclairage ?
J’ai l’impression de passer pour un ovni en persistant à travailler
avec la pellicule. Je suis un peu effaré de la rapidité avec laquelle la
technologie numérique est en train de mettre fin à la pellicule. Avec
sa disparition, c’est beaucoup plus qu’un support qu’on perd. Moi, si je
ne tourne pas en pellicule, je ne tourne pas. Je pense par ailleurs que
la télévision, en accélérant un tel changement de support, a eu
beaucoup d’influence sur le style des films : le langage
cinématographique est en train de se rétrécir, de devenir de plus en
plus conventionnel. La pellicule me permet encore de créer un cadre très
défini, de repousser les limites du cinéma, ce qui devrait être
l’objectif de tout réalisateur. Avec Erdély, on a hésité entre un format
large, type cinémascope, et un format carré. Finalement, étrangement,
on a choisi un format qui a pratiquement été abandonné avec le
numérique, le 1-85. Nous ne l’avions jamais vraiment apprécié mais ce
qui nous a convaincus, c’est l’objectif sphérique. Il nous permettait
d’être proche du personnage sans constituer le monde autour d’elle en
spectacle. Pour ce qui est des choix chromatiques, nous travaillions
avec des murs recouverts de références artistiques de l’époque : des
tableaux hongrois, allemands, autrichiens, des photos. Cela dit, et
c’est valable aussi pour les costumes et les décors, nous n’avons pas
voulu réaliser un film qui se contente de mettre de beaux objets en
vitrine. Nous souhaitions refléter la sophistication et le raffinement
de cette période sans nous livrer à un étalage d’antiquaires. Avec les
costumiers et les décorateurs, on a choisi des éléments assez simples
pour que l’ensemble paraisse organique et naturel.
A voir Sunset, et c’était déjà le cas dans Le Fils de Saul,
on est frappé par l’utilisation que vous faites des éléments : le feu,
l’eau, la terre. Leur intensité imprime la pellicule. Cela donne au film
une espèce de poésie archaïque.
Oui, je suis naturellement attiré vers les éléments fondamentaux. Je crois que des forces mythiques habitent l’âme humaine.
A
propos de l’eau, on pense notamment au Danube auquel Claudio Magris a
consacré un si beau livre. A quel moment de l’écriture avez-vous imaginé
les séquences sur le fleuve ?
Pour ce qui concerne l’eau et la noyade, c’est L’Aurore de
Murnau qui nous a servi de référence. Il est étrange, d’ailleurs, que ce
film ait été commandé à Murnau par un Hongrois. C’est un film où
l’ancien monde et le nouveau monde se croisent, comme s’ils
coexistaient. Mais L’Aurore témoigne de la foi de Murnau dans
la civilisation, une civilisation toujours capable de se reconstruire
sur des bases humanistes. Sunset est beaucoup plus sombre. Et rend
compte d’une vision cyclique de l’Histoire où celle-ci, au lieu de se
régénérer, revient à la tentation de l’auto-destruction. Cela dit, L’Aurore flotte un peu partout dans Sunset.
Vous avez choisi d’utiliser des musiques d’opérettes, celles de Franz Lehar, etc.
C’était un monde très actif musicalement. Il est très étrange que l’art
moderne et le divertissement absolu aient ainsi cohabité en Europe
centrale, dans une région aussi circonscrite. Cela a créé une ébullition
mais aussi une grande désillusion. Je voulais utiliser la musique comme
un couloir vers le personnage principal. Et faire résonner tout ce
qu’on entend à l’extérieur avec l’intimité d’Írisz. C’est un film qui
procède beaucoup par citations. Différentes couches de temporalités se
superposent, aussi bien visuellement que musicalement. Le cinéma n’est
pas indépendant des autres arts, il est informé par tout ce qui l’a
précédé. C’est pourquoi il est important pour moi que mon film soit
relié, par des passerelles, à d’autres formes d’expression.
Il a fallu sans doute du temps pour trouver la fréquence
appropriée à toutes ces différentes strates sonores. Le mixage a-t-il
duré longtemps ?
Oui, le mixage a été très long. Quatre mois et demi. Cela nous a
demandé beaucoup de patience. On a cherché par exemple à créer des
moments où on n’arrive plus à faire la distinction entre la musique et
le son. Le travail de mixage devait permettre que le spectateur
accompagne la quête d’Iris, soit dans sa tête. C’était capital pour moi.
Le personnage de Brill évoque un patriarche, une sorte de Dieu castrateur et destructeur. On pense au Moïse de Freud. D’autant que la société austro- hongroise pratiquait le refoulement.
C’est un personnage qui, tel un roi, règne sur le monde qu’Írisz essaie
de découvrir et de comprendre. On ne sait jamais exactement comment le
situer. Est-ce qu’il représente un obstacle ou un adjuvant qui va la
guider ? C’est un père qui peut détruire. Il forme un contrepoids
indispensable au personnage d’Írisz. D’autant qu’ils entretiennent un
rapport filial.
Vous faites aussi référence ici, comme dans vos films précédents, à La Terre vaine de
T.S. Eliot, un texte écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Voilà un poème qui, lui aussi, fait référence à la destruction de la
civilisation et à l’horreur que celle-ci produit.
Le texte est cité au moment où Írisz se retrouve dans une foire, sous
une tente. Elle entend la femme sans visage qui chuchote des prédictions
devant des hommes en train de l’écouter. Elle dit alors un extrait de La Terre vaine.
Cela correspond à un moment où Írisz nourrit des doutes sur ce qu’il se
passe exactement autour d’elle, et en elle. On se rend compte alors que
le vernis de la civilisation est extrêmement fin. Qu’il couvre mal
toutes les couches du passé qui affleurent. Ainsi que la mort qui rode
en permanence. Comme on dit : la bête est tapie.
A voir vos deux longs-métrages, il ressort clairement que vous êtes intéressé par les ruptures historiques. Sunset se termine par un plan sur les tranchées qui fait penser aux Sentiers de la gloire de Kubrick. Cette image apparaît comme l’aboutissement de tout ce que le film a raconté.
Les deux films sont liés de maintes manières. Dans Le Fils de Saul on
voit un plan qui montre une jeune femme qui sort de l’obscurité du camp
des femmes. Si à côté de ce visage, on met celui d’Írisz, on se dit que,
au fond, c’est le même visage (d’autant que c’est la même actrice).
Pourtant, si on met les deux visages côte à côte, on sent qu’il est
impossible de les réconcilier. Alors même qu’elles n’ont que quelques
années d’écart, que cela pourrait être la même femme. Cette impossible
réconciliation exprime bien, selon moi, ce que fut le conflit fondateur
du XXe siècle. Le visage ensoleillé d’Írisz porte à la fois la promesse
et sa destruction. Comme si toute promesse portait déjà sa propre
destruction. L’Europe centrale charriait de nombreuses espérances.
Vienne et Budapest annonçaient la modernité. L’Europe centrale a joué un
rôle déterminant dans le destin du monde. Il est frappant que, quelques
décennies plus tard, ce soit une région complètement ravagée.
Si l’on considère que l’Europe centrale annonce le futur de l’Europe, la politique menée par Viktor Orbán est de mauvais augure…
Je suis toujours récalcitrant à faire ce genre de raccourci. J’ai
essayé de faire un film qui ne soit pas politique au sens premier du
terme. Parfois on me reproche de ne pas faire des films plus politiques.
Mais je crois que les films ont leur manière à eux d’être politiques.
J’essaie d’aller contre la tendance à faire des fiches d’histoire pour
classes de première. C’est une facilité dans laquelle le cinéma tombe
trop souvent.
On devine toutefois que vous n’êtes pas très optimiste quant à l’avenir de notre civilisation…
Il n’y a pas beaucoup de raisons d’être optimiste. Quand on songe aux
chemins empruntés par le continent européen depuis cent ans, on bute sur
un mystère. On peut bien sûr avancer des explications historiques. Mais
elles ne suffisent pas pour comprendre cette espèce de soif
métaphysique d’auto-destruction. Je ne vois pas comment expliquer
autrement le fait que l’humanisme ait été si radicalement piétiné alors
que l’Europe centrale semblait être à son apogée. Sunset interroge ce
mystère.
Entretien réalisé par Michel Ciment et Jean-Christophe Ferrari – Positif mars 2019