Yoav, un jeune Israélien, atterrit à Paris,
avec l’espoir que la France et la langue française
le sauveront de la folie de son pays.
OURS D’OR – MEILLEUR FILM - FESTIVAL DE BERLIN 2019
Prix FIPRESCI – Berlinale 2019
Avec : Yoav Tom Mercier • Emile Quentin Dolmaire • Caroline Louise Chevillotte
Réalisation Nadav Lapid • Scénario Nadav Lapid, Haïm Lapid • Production Saïd Ben Saïd et Michel Merkt – SBS Films • Coproduction Pie Films ; Osnat Handelsman Keren et Talia Kleinhendler ; Komplizen Film ; Janine Jackowski, Jonas Dornbach, Maren Ade • Directeur de la photographie Shaï Goldman • Montage Era Lapid, François Gédigier, Neta Braun • Son Marina Kertész, Sandy Notarianni, Christophe Vingtrinier • Décors Pascale Consigny • Costumes Khadija Zeggaï • Directeur de production Marianne Germain • 1er Assistant réalisateur Justinien Schricke • Ventes Internationales SBS International
Nadav Lapid
Filmographie
2016 Journal d’un photographe de mariage (Moyen-métrage)
Festival de Cannes 2016 – Semaine de la Critique
2015 Lama ? (cm)
Berlinale 2015 – Sélection Court-métrage
2014 L’Institutrice
Festival de Cannes 2014 – Semaine de la critique
BAFICI 2015 – Prix Meilleur réalisateur / Seville European Film Festival 2014 – Prix Meilleur film
Festival de Taipei – Prix du Meilleur Film / Festival International de
Goa 2014 – Prix du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice
2013 Footsteps in Jerusalem (Doc collectif)
Court-métrage : Amunition Hill
2011 Le Policier
Festival de Locarno 2011 – Prix Spécial du Jury
BAFICI 2012 – Prix Meilleur Film et Prix Meilleur
réalisateur / San Francisco International Film Festival – Prix Meilleur film / Philadelphia Film Festival 2011 – Prix du Jury
2006 La Petite amie d’Emile
Festival de Cannes 2006 – Sélection Cinéfondation
2005 Kvish (cm)
Berlinale 2005 – Sélection Panorama
2003 Proyect Gvul (Moyen-métrage collectif)
Court-métrage :
Mahmud travaille dans l’industrie
Festival de Cannes 2004 – Sélection Cinéfondation
INVITATION DU PROGRAMMATEUR
Il y a du prince Mychkine dans ce personnage d’idiot magnifique incarné par l’intense Tom Mercier, acteur jusqu’ici inconnu et dont l’apparition au début du film s’apparente aussi bien à l’Adam de Michel Ange qu’au Terminator de James Cameron. Objet de fantasme, plus agi par les autres qu’il n’agit vraiment, Yoav pose sur notre pays et sur notre monde un regard impitoyable et brûlant. Souvent drôle, profondément troublant, SYNONYMES est une énigme posée avec force au spectateur, lequel est amené à réinterroger tous les symboles qui fondent son identité… Des symboles qui, souvent, sonnent creux et que Nadav Lapid fait impitoyablement voler en éclats. Voici indéniablement l’un des films les plus rageurs de ce début d’année. Séverine ROCABOY – Cinéma LES TOILES à Saint Gratien
ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
Synonymes est inspiré de votre vie à Paris au début des années 2000. Pourriez-vous nous parler de cette période ?
Un an et demi après avoir terminé mon service militaire, j’ai commencé
des études de philosophie à l’université de Tel-Aviv. J’ai écrit sur le
sport dans un hebdomadaire branché, et j’ai commencé à écrire des
nouvelles. Le cinéma ne m’intéressait alors pas particulièrement, et
globalement la vie était belle. Mais un jour – c’est comme si j’avais
entendu une voix surgie de nulle part, comme Jeanne D’arc ou Abraham le
patriarche – j’ai compris que je devais quitter Israël. Quitter
maintenant, tout de suite et pour toujours, m’arracher de ce pays, fuir,
me sauver moi-même du destin israélien. Dix jours plus tard j’ai
atterri à Charles de Gaulles. J’ai choisi la France à cause de mon
admiration pour Napoléon, ma passion pour Zidane, et à cause d’un ou
deux films de Godard que j’avais découvert deux mois auparavant. Mon
français était basique, je n’avais ni papiers ni visa et je ne
connaissais personne. Mais j’étais déterminé à vivre et mourir à Paris,
et de ne plus jamais revenir. J’ai refusé de parler l’hébreu. J’ai coupé
tous mes liens avec les Israéliens. Je me suis consacré entièrement à
la lecture obsessionnelle d’un dictionnaire franco- français et à
quelques boulots occasionnels qui devaient assurer ma survie. J’ai vécu
dans la pauvreté et la solitude. J’ai compté chaque centime. J’ai mangé
tous les jours le même plat, le plus simple et le moins cher que je
pouvais trouver. Un jour, j’ai rencontré un ami, un ami Français, le
meilleur ami que je n’ai jamais eu. Une amitié forte est née entre nous,
malgré et peut-être à cause du décalage, à la fois social, culturel et
mental, qui nous séparait. Il incarnait pour moi le Français parfait,
celui auquel je voulais de tout coeur ressembler, et en même temps,
celui que je voulais, avec ma mégalomanie bonapartiste et adolescente,
battre et faire plier.
C’était aussi le temps de la découverte du cinéma et de la cinéphilie…
Oui, c’est grâce à l’ami et à Paris que je me suis initié au cinéma
comme quelque chose d’essentiel, d’absolument vital. Il m’a appris ce
que c’était un plan, une séquence, un plan-séquence. Il m’a appris que
le cinéma pouvait être un objet de réflexion et de débat. Il m’a fait
comprendre que la seule chose qui est aussi belle qu’un beau film, est
la capacité de parler du film, de penser le film, d’écrire sur le film.
À part cela, la vie à Paris était difficile, surtout sur le plan
mental. La pauvreté, la monotonie, la marginalité. Mes fantasmes
français se sont éloignés de plus en plus, alors même que mon français
ne cessait de s’enrichir. Finalement, j’ai décidé de tenter ma chance à
la Femis, une école qui représentait pour moi le ticket d’entrée du
cinéma, de la France, et du cinéma français. J’ai été recalé à la
dernière étape du concours. Regardant en arrière, je sais aujourd’hui
que n’étais pas suffisamment formé.
J’étais innocent, très enthousiaste, ardent, fervent, mais pas
suffisamment évolué. C’est alors qu’une maison d’édition israélienne a
décidé de publier un recueil de mes nouvelles. Paris me paraissait comme
une voie sans issue. Avec le sentiment d’une défaite totale, j’ai
tourné le dos à la France pour retourner en Israël.
Synonymes semble dialoguer avec vos films précédents : Yoav est le nom de l’enfant dans L’institutrice (2014), ses amis Emile et Caroline portent les prénoms des protagonistes du moyen-métrage, La petite amie d’Emile (2006), et les rituels virils entre hommes dans le film prolongent ceux du Policier (2011). Envisagez vous chaque film comme une pièce faisant partie d’une seule œuvre ?
Même si je ne le planifie pas, il est clair que mes films – les
courts-métrages aussi bien que les longs s’intègrent dans le même
mouvement. Ils disent tous les mêmes phrases avec la même musique. À
partir de là, il y a évidemment des différences tactiques, des nuances,
reflétant les divers stades de la vie : des angles différents et des
perspectives différentes, le même thème observé une fois de gauche, une
fois de droite. C’est presque sans m’en apercevoir, intuitivement, que
je choisis encore et encore les mêmes noms. Et si c’est effectivement
comme ça, pourquoi le cacher ? Si ce sont les mêmes personnes, pourquoi
leur donner des noms différents ? L’obsession de Yoav de refouler son
passé israélien et de devenir français se manifeste d’abord au niveau de
la langue. Pourquoi ? Je pense que la langue, c’est la chose la plus
inhérente en nous qu’on peut changer. Il est difficile de modifier le
corps. On ne peut pas changer le passé. Le corps de Yoav contient son
passé. Il contient sa nature fondamentale qu’il veut décapiter. Je me
souviens de moi à cette époque en train de murmurer des mots français
comme une prière. La langue française était ma rédemption. Plus le temps
passe, plus Yoav se rend compte du décalage entre son fantasme
identitaire Français et sa vie réelle en comprenant que tout ça risque
de se terminer comme ça a commencé : devant une porte fermée. En
essayant d’éviter ce gouffre, sa langue devient de plus en plus
radicale. Radicale dans le sens d’un attachement désespéré aux mots, aux
syllabes, à la diction, aux sons du français, à cette prière française.
Les mots deviennent plus importants que les phrases et le contexte. Les
mots se rebellent contre leur sens. C’est d’ailleurs un état
caractéristique d’une crise de nerfs.
Sur le plan de la mise en scène, dans les scènes de rues,
cette caméra tremblante qui accompagne Yoav et qui passe constamment,
dans le même plan, d’un point de vue subjectif à un point de vue
extérieur, exprime une perte de repères par rapport à la réalité…
Comme dans ce slogan connu des peintres de l’expressionnisme allemand –
« peindre non pas la voiture qui passe mais la sensation éprouvée au
moment où elle est passée » –, il y a dans mon film une tentative de
filmer non pas des vues de Paris, mais des sensations qu’éprouve Yoav,
ou moi-même, en marchant dans la ville. Le regard de Yoav est aussi le
regard de celui qui ne veut pas voir. Déjà au début du film, il refuse
de lever la tête pour regarder la Seine car il est à la recherche d’un
autre Paris, réel, intime, non touristique. Il cherche la ville qu’on
ressent quand on ne regarde pas, quand on regarde mais pas avec les
yeux, lorsque la tête est fixée sur le trottoir et la bouche ne cesse de
répéter des synonymes. Comment filmer un regard qui ne regarde pas la
ville ? Ou qui la regarde autrement ? J’ai l’impression que Yoav veut
créer un Paris à lui, en espérant qu’un jour, il va pouvoir lui
appartenir. C’est aussi une tentative de trouver mon Paris, cette ville
qui a été filmée par tant de cinéastes, français et étrangers.
Les plans de l’errance de Yoav ont été filmés avec une petite caméra
bon marché, quasi primitive. Nous étions en équipe réduite, l’acteur, le
chef-opérateur, le preneur de son et moi-même. Cette intimité nous a
permis de sentir réellement les choses. Je voulais que ces sentiments,
ces tremblements, soient ressentis aussi par le corps même de celui qui
filme, moi ou le chef-opérateur, ainsi que par le corps même de la
caméra. Il n’y a aucune raison de filmer d’une manière stable et carrée
un homme qui tremble. Au contraire, il faut trembler avec lui. Car si
dans ces moments, le cinéma est aussi un mouvement, une chorégraphie, il
n’y a pas de raison que la caméra ne danse pas non plus.
L’histoire
d’Hector et d’Achille au moment du siège de Troie fonctionne comme une
mise en abîme du film. Pourquoi cette référence ?
L’identification de Yoav, déjà à l’âge de quatre ans, avec le
personnage d’Hector, est une première révolte contre l’ethos israélien.
Un ethos qui n’est pas seulement celui des vainqueurs, mais également
celui de l’interdiction absolue de perdre. En Israël, nous étions tous
élevés ainsi et c’est quelque chose auquel on croit toujours : on n’a
pas le droit de perdre. Même une seule fois. La France, par exemple, a
perdu plusieurs fois. Et vous êtes toujours là. Mais pour nous perdre
est synonyme de notre fin. C’est pour cela que l’identification avec le
perdant est une révolte contre la sacralisation éternelle de la victoire
et contre la perception mythique de l’homme victorieux comme un héros.
Celui qui voudrait, pourrait relier ce tabou israélien, cette angoisse
profonde liée à la possibilité de perdre, à l’expérience juive si
tragique, surtout au XXe siècle.
Yoav se place volontairement du côté des perdants. Mais Hector n’est
pas seulement battu par Achille, un homme plus fort. Hector est battu
par une héroïne encore plus effrayante qu’Achille : la mort elle-même.
La mort, ce que comprend Yoav dès ses quatre ans, est plus forte que
l’héroïsme. Yoav traîne la mort sur son dos depuis cet âge-là. Je pense
aussi que le choix inconscient (ou peut-être conscient) de Yoav d’une
référence existentielle tirée de la mythologie grecque et non pas de la
bible (qui aurait été le choix « naturel » d’un Israélien), c’est déjà
le choix d’un outsider…
Synonymes véhicule une vision assez morose d’une
certaine bourgeoisie française. Le couple que forment Caroline et Emile,
par exemple, est un peu blasé. Ils semblent vouloir aider Yoav, mais en
réalité ils profitent de lui pour donner du piment à leur couple.
Au sein du triangle Yoav/Emile/Caroline se développe une tension
délicate et fragile entre l’intérêt personnel de chacun, l’exploitation
de l’autre et une fascination et un amour réel entre eux. Cette tension
symbolise aussi les relations d’amour/rejet entre les deux pays, la
France et Israël.
Le corps de Yoav est aussi le terrain d’une guerre entre les essences
israélienne et française. Il est entouré des personnages qui
représentent l’une ou l’autre. Yaron d’un côté, Emile de l’autre.
Souvenirs du passé d’un côté, des images du présent de l’autre. Yoav
évolue entre son corps israélien et ses mots en français. Sur ce plan,
ce n’est pas par hasard qu’il torture son corps, qu’il se bat contre son
corps.
Tom Mercier – l’acteur qui incarne Yoav – est une véritable révélation. Comment l’avez-vous découvert ? Comment l’avez-vous formé au rôle ?
Tom était étudiant dans une école de théâtre quand il est venu passer
une audition pour Synonymes. On raconte souvent des histoires et des
légendes sur les auditions au cinéma, qui sont presque devenues des
clichés. Mais l’audition de Tom était vraiment une expérience à part,
absolument inoubliable pour moi et pour ma directrice de casting, Orit
Azulay. Même elle, qui a travaillé avec des milliers d’acteurs, est
restée sous le choc. Quand Tom est sorti de la salle, nous avons annulé
toutes les autres auditions prévues pour la journée. Nous voulions tout
simplement prendre un café et réfléchir sur ce que nous venions de voir.
Ce n’était pas forcément la qualité de son jeu, mais d’abord sa
présence, ce mélange étonnant de liberté totale et d’attention quasi
obsessionnelle pour les détails, un mélange de quelque chose d’à la fois
sauvage, brutal, violent, sensible et fragile. Un côté ludique,
charismatique et vulnérable aussi. Et une sexualité qu’on ne peut
absolument pas classifier et cataloguer. Ce mélange, c’était tout
simplement Tom lui-même. D’habitude, à la fin des auditions, la plupart
des acteurs essayent de sympathiser avec le réalisateur. D’autres, plus
rigides, gardent une distance pour se protéger. Tom a fini la sienne –
une audition qu’il faut vraiment montrer, car il a fait des gestes
magnifiques, des improvisations merveilleuses, et moi d’habitude je
n’aime pas les improvisations, mais il a fait des choses étranges,
libres, sauvages – et à la seconde même où c’était fini, il nous a dit
simplement « Shalom », et il est parti. Nulle tentative de plaire…
Pour moi, au-delà de toutes ses qualités et de son talent, Tom est
l’acteur le plus présent et le plus sincère que j’aie jamais vu. Il
n’est que vérité. Son investissement dans le film était total, et dans
une certaine mesure il est passé par le même
processus que moi lorsque j’étais à Paris au même âge. Il a appris le
français en s’immergeant entièrement dans la langue. Il s’est installé à
Paris en se coupant totalement d’Israël. Aujourd’hui un an après le
tournage, il vit toujours en France. Je pense que sa grande créativité,
son esprit sincère et inventif, m’ont inspiré une forme de vitalité et
de liberté sur le tournage. Ça m’a permis de toucher à l’imprévu, à
l’inattendu, au sauvage. J’évoluais ainsi entre mon découpage détaillé
et précis, et cet imprévu total que Tom incarnait.
Aujourd’hui,
une fois le film fini, avez-vous l’impression d’avoir surmonté votre
névrose, cette déchirure liée à vos rapports à la France et à Israël ?
J’ai du mal à le dire avec certitude, mais je suppose que partager ses
névroses avec les autres à travers l’art est déjà une forme de thérapie…
Entretien réalisé par Ariel Schweitzer,
février 2019.