Film soutenu

Tardes de soledad

Albert Serra

Distribution : Dulac Distribution (Sophie Dulac Distribution)

Date de sortie : 26/03/2025

Espagne, France, Portugal | 2025 | 2h05

À travers le portrait du jeune Andrés Roca Rey, star incontournable de la corrida contemporaine, Albert Serra dépeint la détermination et la solitude qui distinguent la vie d’un torero. Par cette expérience intime, le réalisateur de PACIFICTION livre une exploration spirituelle de la tauromachie, il en révèle autant la beauté éphémère et anachronique que la brutalité primitive. Quelle forme d’idéal peut amener un homme à poursuivre ce choc dangereux et inutile, plaçant cette lutte au-dessus de tout autre désir de possession ?

Festival de Saint-Sébastien – Coquille d’or

Réalisation | Albert Serra · Scénario | Albert Serra · Image | Artur Tort Pujol · Son | Jordi Ribas Surís · Montage | Albert Serra, Artur Tort Pujol · Production | Albert Serra, Montse Triola (Tardes de soledad aie), Luis Ferrón, Pedro Palacios (Lacima Producciones), Pierre-Olivier Bardet (Idéale Audiences), Joaquim Sapinho (Rosa Filmes)

Albert Serra

Né à Banyoles en 1975, Albert Serra est un artiste et réalisateur catalan. Licencié en philologie espagnole et théorie de la littérature, il écrit des pièces de théâtre et dirige différents travaux de vidéo. Il acquiert une reconnaissance internationale avec son premier long métrage, Honor de cavalleria, une adaptation libre de Don Quichotte sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 2006. Il travaille avec des amis, acteurs non professionnels de son village, en voulant garder une ambiance de vacances durant le tournage. Il préfère tourner en HD, format qu’il estime plus maniable et qui donne la possibilité de tourner jusqu’à 1h35 de suite. Il ne retourne jamais la même scène. Albert Serra a trois règles qu’il impose à son équipe : ne jamais répondre au réalisateur qui parle aux acteurs durant les prises, ne jamais arrêter de jouer, ne jamais regarder le réalisateur.

FILMOGRAPHIE
2019 – Liberté (Prix Spécial du Jury / Un Certain Regard Festival de Cannes)
2016 – La Mort de Louis XIV (Festival de Cannes, sélection officielle, Hors-Compétition / Prix Jean Vigo)
2013 – Histoire de ma mort (Festival de Locarno, Léopard d’Or)
2008 – Le Chant des oiseaux (Festival de Cannes, Quinzaine des Réalisateurs)
2006 – Honor de cavalleria (Festival de Cannes, Quinzaine des Réalisateurs)

ENTRETIEN AVEC ALBERT SERRA

Vous êtes-vous toujours intéressé à la corrida ?

Lorsque j’étais enfant, mon père m’a parfois emmené en voir dans des arènes situées dans la région de Banyoles, mon village du nord de la Catalogne, à Figueras ou à Olot par exemple. Par la suite, je ne m’y suis jamais intéressé, jusqu’à ce que, il y a six ou sept ans, une connaissance de Banyoles devienne l’impresario d’un très célèbre torero, José Tomas. C’est d’ailleurs étrange, car ceux qui travaillent dans la corrida sont en général originaires du Sud de l’Espagne. J’ai pu mieux connaître ce milieu, prendre des contacts…
Cela concidait avec la demande d’un Master de Documentaire à Barcelone qui insistait pour que je tourne quelque chose avec les étudiants. J’ai toujours aimé le documentaire. Les films de Wang Bing, de Gianfranco Rosi… J’admire la radicalité de leur approche, la manière dont ils parviennent à faire le portrait d’une réalité mystérieuse, inaccessible, parfois contestée. Mais je ne voyais autour de moi aucun sujet apte à produire ce genre de fascination. Après réflexion, seule la corrida m’a semblé à la hauteur, constituée d’une tradition assez folle, hors du temps et controversée, capable de donner lieu au type de documentaire qui m’intéresse. Et je savais que les possibilités sonores et visuelles offertes par le numérique permettraient de construire une approche entièrement nouvelle.

Votre choix s’est-il tout de suite porté sur le torero Andrés Roca Rey ?

Au départ j’ai pensé procéder comme je le fais parfois pour mes fictions. Choisir deux acteurs pour un seul personnage, et décider en cours de route lequel me semble le meilleur. J’ai donc commencé à filmer deux toreros. Mais en envisageant de dresser le portrait de deux personnalités très différentes, un peu à la manière des Vies parallèles de Plutarque. Très vite, j’ai réalisé qu’Andrés Roca Rey avait une présence beaucoup plus forte et beaucoup plus intrigante, énigmatique. J’ai donc décidé que le film ne porterait que sur lui. Nous l’avons suivi de façon intermittente pendant deux ans, voyageant au gré des autorisations, choisissant les arènes et les corridas qui nous semblaient le mieux convenir au projet… D’un point de vue logistique, c’était assez complexe. À force, ce monde à part aurait pu ne nous sembler que banal ou dégoûtant. Mais notre fascination pour lui n’a pas cessé de croître.

Roca Rey a 28 ans, il est originaire du Pérou. C’est aujourd’hui une star de la tauromachie.

Roca Rey est né au Pérou mais il vit en Espagne depuis ses dix ans et il est naturellement intégré à la tradition de la corrida. Il n’y a qu’un certain public d’extrême-droite pour, parfois, le rejeter… Roca Rey est le seul capable, aujourd’hui, de remplir une grande arène et de déclencher les passions du public. Il est particulièrement réputé pour son courage : comme on le voit dans le film, à chaque fois qu’il est blessé, il retourne immédiatement dans l’arène. Il a aussi la particularité d’accepter le compromis. Quel que soit le taureau, son engagement est total. Il ne refuse pas d’affronter un taureau qu’il jugerait indigne de lui, ou trop dangereux et visant plus l’homme que le drapeau. D’un point de vue cinématographique, c’est évidemment très fort. Cela renforce la tragédie.

Techniquement, le film est époustouflant. On a le sentiment de n’avoir jamais vu une corrida comme ça, aussi longuement, aussi précisément. D’un côté l’extrême piqué de l’image, de l’autre l’incroyable brouhaha sonore alentour. Comment avez-vous procédé ?

Jusque là, le cinéma avait montré la corrida de deux façons. Soit la retransmission live pour la télévision, donc totalement au service du spectacle. Soit la fiction faisant appel, tantôt à un acteur qui n’est pas torero, tantôt à un torero qui n’est pas acteur. Mon intention était très différente. Dès la naissance du projet, j’ai eu l’intuition de pouvoir montrer des choses jamais vues, des plans très serrés, des inserts sur le regard du taureau…

Pour le son, nous avons utilisé des micros cravate. Roca Rey en portait un sur chaque épaule, tout comme chaque membre de son entourage. Même le cheval du picador en portait un, au niveau des pattes… Pour chaque corrida, nous avons tourné avec trois ou quatre caméras. J’ai procédé comme à mon habitude, accumulant les heures de rush : il doit y avoir environ 600 heures. Mais c’est la première fois, depuis que je fais des films, que j’ai regardé ces rushes au moment du tournage. Car je n’étais pas sûr du résultat. L’équipe et moi avions une grande discussion après chaque corrida, nous regardions ce qui marchait, ce qui ne marchait pas… Ce n’est que peu à peu que nous avons vraiment compris où se situaient les enjeux. D’un côté, nous devions trouver des emplacements originaux pour poser nos caméras, puisque dans la plupart des cas, il y avait une retransmission live : les caméras télé étaient donc placées, sinon aux meilleurs endroits, aux plus logiques. Il nous a donc fallu réfléchir : c’est la loi de l’underground et du cinéma d’auteur, cette nécessité d’inventer sous la contrainte qui me plaît tant. Aussi, chaque opérateur a dû apprendre – c’était loin d’être simple – à tenir le point en suivant le taureau, à savoir anticiper ses mouvements, à faire preuve d’intuition. Cet apprentissage progressif a permis quelques plans extraordinaires, qui sont pour moi comme de l’or, ceux où le taureau regarde la caméra. À quelques reprises, nous avons obtenu une frontalité totale. Soudain, dans ce regard triste – rendu encore plus triste par la pluie qui coule dans ses yeux –, on sent comme une prémonition de la mort. D’un point de vue à la fois anthropologique et cinématographique, ça donne le vertige. Autre image qu’aucun film n’avait montrée jusque là : Roca Rey face au taureau, rien de visible autour d’eux sinon le sable. Comme s’il s’agissait d’une lutte millénaire, sans aucun témoin pour y assister. C’est là une image totalement artificielle… J’aime beaucoup ce mélange.

On entend constamment les réactions du public, ses cris et ses encouragements, ses invectives parfois. En revanche on ne le voit jamais. Tout juste aperçoit-on les spectateurs en bas, mêlés à l’entourage de Roca Rey.

Nous avons filmé des plans du public, mais nous avons décidé de ne pas les garder au montage. La corrida a un côté folklorique assez banal que je voulais éviter, notamment parce qu’il va à l’encontre ce qu’elle peut avoir de sacré. A Séville, les spectateurs sont bien habillés, silencieux et très concentrés. A Madrid, ils sont vulgaires et souvent saoûls. Ils font tellement de bruit qu’on se croirait au cirque, à Rome : les cris, le sang, la violence…, tout y est. L’autre raison pour laquelle j’ai préféré laisser le public hors champ est qu’un des sujets du film, c’est l’intimité, être toujours au plus près de Roca Rey. Dans l’arène, mais aussi dans la voiture, et jusque dans sa chambre. Montrer le public aurait anéanti cette intimité.

Les membres de l’équipe de Roca Rey sont très bavards. Lui au contraire reste silencieux. Et comme ailleurs. A plusieurs reprises, on lui tend un verre d’eau et il ne réagit pas…

C’est très cinématographique d’observer son calme, voire son indifférence, au milieu de toute cette agitation. Il y a une raison à cela : sa survie d’un homme dépend entièrement de sa capacité d’observation. Il est impératif qu’il sache rester calme et concentré, afin d’étudier le taureau, de comprendre qui il est, comment il va se comporter… A la différence de ce qu’on voit partout aujourd’hui, Roca Rey ne surréagit pas, jamais. Il avance à un rythme plus lent que la normale. Non seulement dans l’arène, mais aussi dans sa vie quotidienne. Cette différence de rythme apparait comme très poétique et donc très cinématographique.

Tardes de soledad, tout en étant un documentaire, fait terriblement penser à vos fictions. Comme dans Honor de Cavalleria, La Mort de Louis XIV ou Pacifiction, vous vous attachez à une mythomanie à la fois superbe et ridicule, celle d’un homme seul au milieu du monde, une sorte de roi entouré d’une cour, entièrement concentré sur une activité à la fois grandiose et dérisoire, un dieu qui ne l’est peut-être au fond qu’à ses propres yeux…

Tardes de Soledad est évidemment un film sur le contrôle, sur la mise en scène et sur le narcissisme. Roca Rey provoque parfois la raillerie ou même la haine uniquement en raison de cette très haute conscience qu’il a de lui-même. Le film cherche à s’approcher d’un paradoxe, celui de montrer l’intimité d’un homme qui s’expose sans arrêt, dans tous les sens du mot : exposition au taureau, au regard des autres et à celui de la caméra. Et c’est parce que cette intimité se dérobe toujours, parce qu’au fond on ne sait rien, ou presque rien, de la vie privée de cet homme, opaque, que j’ai eu tellement envie de le filmer. Afin, quand même, d’essayer d’avoir un peu accès à ce qu’il y a derrière la surface. Si une fascination est à l’œuvre dans le film, c’est que Roca Rey est fasciné par lui-même, et même hypnotisé par sa propre image. Il est sans cesse à la recherche d’un miroir. Dès qu’il en trouve un, il s’y abîme. Je suis convaincu que dans la voiture, face à cette caméra sans opérateur fixée sur le siège qui est devant lui, il regarde constamment son reflet. Comme dans la vitre de la portière. Pour l’admirer et pour jouer avec, non sans ironie parfois. Tout le film est une sorte de métaphore du cinéma.

Est-ce en raison de cette recherche de l’intimité que vous avez choisi pour titre Tardes de soledad? On peut y voir une référence à deux textes sur la corrida, la nouvelle d’Ernest Hemingway, Mort dans l’après-midi, et le texte d’André Bazin, Mort tous les après-midi, où il avance que la corrida est l’un des rares « spectacles » justifiant le terme de « spécificité cinématographique ».

Le titre a été trouvé d’emblée. Mais ensuite, au cours du montage, j’ai hésité : je ne voyais plus du tout la solitude… Je ne l’ai redécouverte que progressivement. Et j’ai réalisé qu’elle était à plusieurs degrés, qu’il y avait plusieurs solitudes : celle du torero, seul à véritablement assumer les risques ; celle de son groupe qui est comme coupé du monde extérieur ; et celle du taureau, ignorant son destin.

Le film est très sexuel, aussi bien dans les mots que dans les gestes : l’entourage de Roca Rey a recours à des images très crues pour parler de lui et du taureau, le monde de la tauromachie est très masculin… A la fin, lorsque dans l’arène une équipe succède à une autre, on assiste à toute une série de petits gestes, dont une main aux fesses.

J’adore ce passage de relais, avec ces hommes vêtus de toutes les couleurs qui se touchent les joues, les fesses… Le film est en effet assez sexuel, mais en toute honnêteté je pensais qu’il le serait davantage. Je m’attendais sans doute à ce que la dimension homoérotique occupe davantage le terrain. Mais ce n’est pas le cas, la vérité du documentaire en a décidé autrement. Plusieurs auteurs français, Michel Leiris, Georges Bataille, ont parlé de l’élément directement sexuel de la corrida, du rapport entre le sexe et la mort, voire de l’union des deux… Cette dimension est présente dans le film, mais pas tant que ça. Certes, il y a tout un aspect lié à l’amitié et à la promiscuité masculines, qui m’intéresse notamment parce qu’il parcourt l’histoire du cinéma. Je pense aux groupes d’hommes chez Hawks, Ford ou Walsh… Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement d’homosexualité. Je compare volontiers Tardes de soledad à un film sur les marins. Au bout de trois mois ensemble, en mer, des familiarités se mettent forcément en place… Dans des situations de danger, le contact permanent et la solidarité jouent évidemment un grand rôle.

Dans cette perspective, j’ai envisagé poser plus nettement la question du regard féminin. Comment une femme regarde-t-elle cela, cette violence et cette animalité, cette démonstration de virilité, d’arrogance et de courage ? On aperçoit quelques femmes dans les premiers rangs, mais c’est tout. J’aurais voulu en placer d’autres, pour filmer ce regard féminin, mais cela s’est avéré trop compliqué, j’ai renoncé.

Le sexe n’est pas le seul aspect que je m’attendais à voir occuper une place plus grande. Il existe une forte proximité entre le milieu de la corrida et la droite, voire l’extrême-droite qui lui nuit évidemment beaucoup. Je m’attendais à ce qu’elle soit plus « visible », à ce qu’un certain racisme pénètre les images. Cela n’a pas été le cas. Peut-être parce que tout le monde est tellement concentré sur son travail…

Roca Rey a-t-il vu votre film ? Si oui, qu’en a-t-il pensé ?

C’est une question extrêmement intéressante qui, je crois, touche au cœur même du documentaire. Tardes de soledad n’existerait pas sans la collaboration totale de Roca Rey et de son entourage. Ils nous ont vraiment ouvert toutes les portes, nous avons pu filmer partout et tout le temps sans aucun filtre. Nous avons même pu entrer dans la chambre où il s’habille et se prépare avant d’aller dans l’arène, en compagnie de celui qu’on appelle « le garçon des épées ».

Ca s’est fait très simplement, nous avons très peu parlé ensemble. Pendant le tournage, nous n’avons eu qu’une seule discussion, lorsque j’ai essayé de le convaincre de toujours porter un micro-cravate, même dans les moments difficiles pour lui. C’est devenu plus délicat lorsque Roca Rey a demandé à voir le film alors que le montage était toujours en cours et le mixage loin d’être fini. Je suppose qu’il avait entendu des choses et qu’il voulait vérifier par lui-même. Je ne pense pas que c’était une bonne idée de lui montrer le film dans cet état, mais il a insisté et j’ai donc accepté. Il s’est senti trahi. C’est le mot qu’il a utilisé. Il ne comprenait pourquoi j’avais gardé tel moment où il se fait huer, pourquoi on ne le voyait pas tuer un taureau « comme il sait si bien le faire », pourquoi je montrais le cheval en train de tomber… Il avait l’impression que je n’étais pas fidèle au torero qu’il était, que son portrait n’était pas à la hauteur. Il trouvait qu’il y avait trop de violence, qu’elle était trop soulignée… Bref, il était mécontent. Il a fait des suggestions, certaines que nous avons suivies, d’autres non. Il a refusé de post-synchroniser quelques phrases difficilement audibles. Et pendant tout un temps il n’a plus voulu entendre parler du film. Tout cela a été assez dur. Mon intention n’était pas de le trahir. Je trouvais que nous avions atteint quelque chose d’assez fort. Mais si j’avais pour moi la raison esthétique, Roca Rey avait pour lui la raison morale. Les choses ont commencé à s’améliorer lorsque le film a été montré au Festival de Séville, où son entourage est allé le voir, puis à San Sebastian où Tardes de soledad a eu la Coquille d’Or, la presse en a beaucoup parlé… Tout semblait aller mieux.. Il n’empêche : on touche là au cœur du documentaire. Jusqu’à quel point faut-il se soumettre, obéir au sujet qu’on s’est choisi ? L’objectivité est-elle seulement possible ? La manipulation – au bon sens du terme – est- elle permise ?

Qu’avez-vous répondu à Roca Rey quand il vous a dit qu’il trouvait le film trop violent ? C’est une question que des spectateurs risquent de vous poser.

Je lui ai répondu que la violence est nécessaire, c’est elle qui apporte la transcendance. En plaisantant, j’ai dit à Roca Rey que sans violence, cela reviendrait à assister à un spectacle du Cirque du Soleil. C’est montrer la violence qui permet de toucher à la vérité, pour employer un mot auquel a souvent recours son entourage. J’ai quand même coupé

certaines images trop violentes, notamment celles d’un taureau vomissant abondamment du sang à cause d’un coup d’épée mal placé.
La violence ne vient pas de moi, elle appartient à la corrida. C’est un film qui, entre autres choses, parle du courage et de la mort. La corrida nous montre qu’il existe encore des situations où il est impossible de négocier, qu’il y a des moments où l’homme comme l’animal doit affronter seul la mort.

En particulier lorsque, pour tuer le taureau, le torero doit cesser de le regarder dans les yeux : ce qu’il accomplit alors est comparable à un acte de foi… Pendant quelques instants, il n’a plus aucun moyen de s’assurer de ce que son adversaire va faire. De nombreux toreros sont d’ailleurs morts à ce moment-là. Comme disait Baudrillard, c’est la mort qui donne du sens à la vie. Ce contraste, je crois, est au cœur du film. Lorsque Roca Rey est blessé, on entend un de ses assistants crier : « La vie ne pèse rien ! » Autrement dit : il faut mépriser la vie, la jeter, n’y accorder aucune importance afin de pouvoir l’utiliser et obtenir d’elle quelque chose. Mon film montre exactement cela.

La corrida est aujourd’hui fortement remise en cause. Comment votre film s’inscrit-il par rapport aux débats actuellement en cours, en particulier autour de la souffrance animale ?

La corrida vit en effet une sorte de crépuscule. Elle a été interdite en Catalogne, mais aussi au Mexique. Mon film n’ignore évidemment pas ce contexte, mais je ne fais pas du cinéma pour prendre parti. Je filme une arène, une coutume qui existent sans moi, depuis longtemps, et sur lesquelles je ne peux prétendre à aucun pouvoir. J’ai voulu que Tardes de soledad soit précis, et cela permet sans doute à ceux qui la défendent comme à ceux qui la combattent d’y trouver des arguments en leur faveur. J’ai simplement tâché de rendre compte des différents éléments présents dans le corrida. La violence, mais aussi le côté métaphysique ou spirituel ; l’aspect quotidien, ou ordinaire ; l’humour, voire l’ironie, le ridicule. Comme tous mes films, je pense que celui-ci est trop formaliste, trop profondément cinématographique pour se prêter à la polémique. C’est un film qui donne de l’espace pour réfléchir. J’ai veillé à ce que chaque élément se répète, sans véritable progression dramatique, la construction obéit plutôt à un cycle. A la fin, Roca Rey salue. Il s’apprête à quitter l’arène après une corrida qui n’a pas été extraordinaire. Il sort par une porte, demain il entrera par une autre. Le rituel reprendra bientôt. Circularité de l’arène, comme celle, éternelle, de la vie et de la mort.