En 1941, l’armée roumaine a massacré 20 000 Juifs à Odessa.
De nos jours, une jeune metteuse en scène veut retranscrire cet
épisode douloureux, par une reconstitution militaire, dans le cadre
d’un évènement public.
La mise en scène sera-t-elle possible ?
« Au fait, quel est le seuil à partir duquel on pourrait dire qu’il est question d’un massacre ?
10 ? Non.
100, peut-être ? »
Cristal Karlovy Vary 2018 • Prix CICAE Karlovy Vary • Panorama du Cinéma Roumain 2018 • Festival Indépendances et créations Auch 2018 • Festival Travelling Rennes 2019
Avec : IOANA IACOB Mariana • ALEXANDRU DABIJA Movilă • ALEX BOGDAN Traian • ILINCA MANOLACHE Oltea • ȘERBAN PAVLU Ștefan • ION RIZEA Alexianu • CLAUDIA IEREMIA The vice-mayor • BOGDAN COTLEȚ Decebal • LILIANA GHIȚĂ Mrs. Racoviță • ION ARCUDEANU Lăcustă • MIHAI NICULESCU Lupu • GABRIEL SPAHIU The Romanian soldier • EDUARD CÎRLAN Barbu • LARISA CRUNȚEANU The Romanian soldier • TUDOREL FILIMON Laiotă • RAREȘ HONTZU Priest
Réalisation Radu Jude • Scénario Radu Jude • Image Marius Panduru (RSC) • Montage Catalin Cristutiu • Son Jean Umansky, Dana Bunuescu, Cristinel Sirli • Costumes Iuliana Vîlsan, Ciresica Cuciuc • Producteurs Ada Solomon, Jiri Konečný, Serge Lalou – Claire Dornoy, Rossitsa Valkanova – Jonas Dornbach, Janine Jackowski, Maren Ade • Presse France MAKNA PRESSE – Chloe Lorenzi • Ventes internationales Beta Cinema
Radu Jude
Né
en Roumanie en 1977, Radu Jude est diplômé en réalisation de
l’Université des Médias à Bucarest et signe plusieurs courts métrages
parmi lesquels Lampa cu căciulă (The Tube with a Hat, 2006) et Alexandra (2006). Son premier long métrage, La Fille la plus heureuse du
monde (Cea mai fericită fată din lume), remporte le prix CICAE à Berlin en 2009.
Il réalise ensuite Papa vient dimanche (Toată lumea din familia noastră) – Prix du public et Prix d’interprétation pour Mihaela Sirbu à Entrevues en 2012, ainsi que deux courts métrages, O umbră de nor (Shadow of a Cloud, 2013) et
Trece și prin perete (It Can Pass through the Wall, 2014), tous deux sélectionnés à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes.
Son film suivant, Aferim! (2015) remporte l’Ours d’argent de la meilleure mise en scène à Berlin.
En 2016, Radu Jude a aussi mis en scène Les Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman au Théâtre National à Timișoara.
Filmographie
2006 Lampa cu caciula (cm)
2007 Dimineata (cm)
2007 Alexandra (cm)
2009 La Fille la plus heureuse du monde (mm)
2011 Film pentru prieteni
2012 Papa vient dimanche
2013 Shadow of a Cloud [cm]
2014 It can pass through The Wall [cm]
2015 Aferim !
2016 : Coeurs cicatrisés Films du même auteur valorisés par le Gncr
INVITATION DU PROGRAMMATEUR
Pour son cinquième long métrage, le cinéaste Radu Jude (Aferim, Papa vient dimanche), adepte des réflexions complexes et des questions morales à choisi comme porte-parole Mariana, une jeune femme déterminée. Cette metteuse en scène, à travers la création d’un spectacle, tente de faire entendre au public ce qu’il ne veut pas savoir : la participation de la Roumanie à l’Holocauste. Mais face aux figurants du spectacle, au financeur public qui la censure, et à l’oppression générale des hommes dont elle est victime, comment Mariana portera elle cette vision ? Ce film est un bien curieux objet qui questionne la place et le pouvoir de l’art dans le récit de l’histoire nationale, l’antisémitisme, le racisme et la possibilité de la vérité historique à l’heure des fake news.
Arlène Groffe – Ciné 104 à Pantin
LE TITRE
« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des Barbares » est une phrase prononcée par Mihai Antonescu au Conseil des Ministres en juin 1941, dans une intervention lors de laquelle il proposait « l’affranchissement ethnique » et « la purification de notre peuple », tout en justifiant idéologiquement le carnage mené à bien par l’armée roumaine à Odessa à l’automne de la même année.
MIHAI ANTONESCU
Mihai Antonescu, né le 18 novembre 1904 à Nucet et mort le 1er juin 1946 à Jilava, est un avocat et homme politique roumain.
Il est vice-président du Conseil du Royaume de Roumanie de 1941 à 1944, dans le gouvernement dirigé par Ion Antonescu.
Mihai Antonescu occupe une grande responsabilité dans les affaires
intérieures, le renforcement des liens avec l’Allemagne nazie et la
déportation des Juifs. À compter du 1er janvier 1943, il assume
également le ministère des Affaires étrangères. Après la Seconde Guerre
mondiale, il est ramené en Roumanie et traduit devant le « Tribunal du
peuple » de Bucarest qui le condamne à mort le 17 mai 1946 pour crimes «
contre la paix, contre le peuple roumain, les peuples de la Russie
soviétique, les Juifs, les gitans et autre crimes de guerre », pour
avoir provoqué la mort de 500 000 militaires et civils dans la guerre et
pour la déportation ou l’exécution de près de 300 000 juifs roumains ou
ukrainiens et 15 000 gitans. Il est fusillé le 1er juin suivant.
ENTRETIEN AVEC RADU JUDE
Réalisé pour la Revue SCENA9 par Luiza Vasiliu
Cet entretien a été composé à partir des répliques du personnage de Monsieur Movilǎ, représentant de la Mairie et facétieux avocat du diable dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des Barbares » (interprété par Alexandru DaBija). Radu Jude se prête à ce jeu insolite de questions/réponses.
380 000 [Juifs tués par les Roumains], vous disiez ?
Pile-poil ? Ce n’est pas trop ? Je savais qu’il y en avait eu moins.
Vous avez peut-être compté à tort et à travers. Deux là, deux ici, deux
là-bas… »
Souvent, quand on évoque cette arithmétique des crimes de masse, les
choses tournent au grotesque. Parce que, évidemment, on ne peut pas
connaître les chiffres exacts. Et en fait, cela n’a même pas
d’importance. Qu’il s’agisse de 380 000, 200 000, 1 000 ou 1, je trouve
que la situation est aussi grave.
Pourquoi un film sur l’antisémitisme roumain et non pas sur
les prisons communistes ? « Ce sont aussi des choses inconnues,
politiques, dont on parle trop peu. Et les jeunes, oui, il faut les
éduquer. »
Michael Shafir a écrit un excellent livre et beaucoup d’articles sur la
soi-disant « martyrologie compétitive » – la plupart du temps, c’est
juste une stratégie quasi‑négationniste pour éviter les discussions sur
ce sujet. Si l’on veut parler des crimes du régime nazi, très souvent,
la réponse est la suivante : « Mais le communisme a fait plus de
victimes, donc parlons-en ». Au-delà du fait, toujours grotesque, de
comparer les tas de cadavres, dans la plupart des cas, c’est une
stratégie pour éviter la discussion. Certes, il faut parler des crimes
des dictatures communistes, mais pourquoi cela voudrait dire qu’on ne
peut pas parler des autres ?
« Pendant que vous dénoncez le massacre d’Odessa de 1941, il y
en a toujours quelques milliers qui sont tués à présent. En Syrie, Boko
Haram, l’État islamique. Tout cela, vous ne le dénoncez pas ? »
C’est vrai. Mais cela s’applique à quoi que ce soit, où que ce soit et à
n’importe quel moment. Même ceux qui font la charité se voient
constamment rappeler qu’il existe toujours tant d’autres affaires non
résolues ailleurs dans le monde. « Peu m’importe si l’histoire nous
considère
comme des Barbares » est un film sur la façon dont la cinématographie
peut parler de l’histoire et quelles sont les limites d’une telle
démarche.
Il est exagéré de dire qu’à Odessa on a tué 18
500 Juifs. « Peut-être 18 500 si on compte aussi ceux qui ont été
ultérieurement déportés en Transnistrie. »
C’est le même problème d’arithmétique : là aussi, les chiffres énoncés
diffèrent et ne sont pas précis. Si j’ai choisi ce nombre, c’est parce
qu’il figure dans les sténogrammes du procès du groupement d’Antonescu.
Dans le même document, le général Pantazi dit qu’on ne savait pas
exactement combien de personnes avaient été tuées à Odessa en 1941. Il
n’aurait appris qu’en 1942, lors d’un dîner à Odessa, qu’on avait tué
entre 15 000 et 20 000 Juifs. Le général Pantazi a communiqué le chiffre
au maréchal Antonescu et, soutient-il, ce dernier « a été très surpris
». Ce qui est encore plus intéressant, c’est que, pendant les mêmes
audiences, le général Pantazi considère que l’un de ceux qui se sont
occupé de l’organisation proprement dite du massacre, le général
Tǎtǎreanu, « doit être tzigane, c’est pourquoi il les exécutait avec une
cruauté sans nom » – c’est certainement la meilleure explication ! Le
rapport de la commission Wieseloffre un nombre plus élevé, chez Raul
Hilberg, c’est beaucoup plus élevé, alors que chez Mihai Stoenescu,
c’est beaucoup plus petit. Comme je le disais, je ne crois pas que cela
change quoi que ce soit.
« Au fait, quel est le seuil à partir duquel on pourrait dire qu’il est question d’un massacre ? 10 ? Non. 100, peut-être ? »
J’ai eu l’idée de cette réplique en lisant le livre d’Alex Mihai
Stoenescu, L’armée, le maréchal et les Juifs, où l’on parle à un moment
donné du massacre de Dorohoi de 1940. L’auteur suggère que là, il
n’aurait pas été question d’un massacre – « massacre » vient du mot «
masse » et « ces questions en quelque sorte insensibles n’auraient
présenté aucun intérêt si on n’avait pas rencontré les termes pogrom et
massacre lors de l’incident de Dorohoi, consacrés par l’usage dans tous
les ouvrages sur ce thème, sans qu’on en juge aussi la compatibilité ».
Je trouve que c’est une sorte de version cynique du kōan zen « à partir
de combien de graines de petits pois on en a un tas ? », mais en
remplaçant les petits pois par des humains tués et dans le but de
disculper – après tout, un « incident », c’est toute autre chose qu’un
massacre.
« Mais vous, vous n’étiez pas là, vous n’étiez
pas dans la guerre, vous n’y étiez pas pour voir exactement ce qui s’est
passé, vous n’étiez pas sur le front de l’Est. »
La plupart des connaissances humaines ne proviennent pas de nos propres
expériences, mais elles sont imédiates, surtout quand il s’agit du
passé. Le fait de ne pas avoir été présent à un certain événement ne
veut pas dire qu’on ne peut pas en savoir assez (bien sûr, le savoir
humain est toujours imparfait), alors que la présence ne garantit ni
l’objectivité ni la compréhension exhaustive. Pourtant, cet argument («
on n’était pas là, nous, pour savoir exactement ce qui s’est passé »)
est souvent avancé aussi, non pas pour parler de la faillibilité du
savoir humain, mais pour obstruer le thème débattu.
« Je
ne sais pas quoi dire à propos de ces historiens. Un fait passe parfois
pour historique juste parce qu’on peut le retrouver dans les ouvrages de
centaines d’historiens, encore qu’on puisse démontrer qu’ils se sont
inspirés les uns des autres. Et l’information en question ne repose que
sur les dires d’un seul. »
Voici une phrase reprise de L’Art d’avoir toujours raison par
Schopenhauer. Initialement, mon projet était mégalomaniaque – je voulais
faire une série de plusieurs films, chacun ayant comme point de départ
une des stratégies que Schopenhauer décrit dans son livre. J’ai ensuite
abandonné cette grande idée et j’ai décidé d’essayer de faire «
uniquement » trois ou quatre films, chacun d’entre eux devant contenir
quelques stratégies de Schopenhauer. Je n’ai pas été à même de faire
cela non plus, alors j’ai arrêté et j’ai envisagé de faire un seul film,
très long, qui ait plusieurs histoires et comprenne toutes les
stratégies. Cette fois non plus, cela n’a pas marché, je n’ai écrit que
la première histoire – qui a abouti au film actuel. Et dans lequel, du
gigantesque projet initial, il n’est resté que cette piteuse phrase. Où
il y a incontestablement une part de vérité. Je me rappelle qu’à
l’époque où j’ai fait Aferim!, j’avais trouvé dans plusieurs livres,
articles, etc., des informations sur le pesage des esclaves roms dans
les foires. Constanța Vintilǎ Ghițulescu, la conseillère historique du
film, n’a pas accepté que je les utilise – elles conduisaient toutes à
un seul texte, celui de Jean Bart, qui ne semblait même pas trop
crédible, puisque c’était un souvenir de la petite enfance.
« En fin de compte, qu’est-ce qui est vrai dans cette drôle de reconstitution que vous faites là ? »
Le concept de vérité ne s’applique aux oeuvres artistiques que jusqu’à
un certain point. Un film, un tableau, un poème ne sont pas « vrais »
comme deux plus deux font quatre en mathématiques. Alors que dans la
reconstitution de notre film, les informations qui sont communiquées ou
sur lesquelles elle repose sont prouvables comme étant vraies (dans le
sens imparfait où l’on parle de « vérité historique »).
« Franchement, qu’est-ce que la vérité et qu’est-ce qui est vrai ? »
Si le personnage Movilǎ a un problème avec la définition de la vérité,
il devrait le mettre en avant aussi quand c’est lui qui affirme quelque
chose. Or, il ne le fait pas – quand il lance une affirmation, il veut
que ce qu’il dit soit considéré « vrai » au sens commun du mot, ne
soulevant plus de problèmes d’épistémologie.
Pourquoi n’avez-vous pas fait « quelque chose de beau, pour
que la populace s’en réjouisse ? Pour que les gens nous applaudissent à
la fin. C’est ça le but. Et non pas de les horrifier, de les embêter à
leurs frais, vu qu’il s’agit d’argent public. Parce que les éduquer,
c’est une illusion… comique. »
C’est le type d’arguments qu’on entend très souvent – celui qui paie
les musiciens a le droit de leurdire ce qu’ils doivent jouer. Et,
jusqu’à un certain point, c’est compréhensible, surtout s’il s’agit
d’argent privé ; les annales d’Hollywood regorgent d’histoires sur des
producteurs qui s’y sont pris de cette façon (il est vrai que Godard,
dans Histoire (s) du cinéma, fait l’éloge de Irving Thalberg,
mais il n’y a pas beaucoup d’exceptions comme Thalberg). Quand on en
vient à l’argent public, la question est plus nuancée, parce que l’art,
compris comme un service public (là, on pourrait me reprocher une
certaine plaidoirie pro domo – il en est peut-être ainsi, en partie au
moins), a aussi un autre but que celui de pur divertissement :
d’éduquer, de critiquer, de mettre à l’épreuve les limites de certains
thèmes de la société, d’explorer le monde ou de le décrire par ses
propres moyens, d’expérimenter, de chercher de nouvelles directions,
etc. Je trouverais très bien que le public réprime le mauvais art, mais
je crains que pour cela, au-delà de la relativité du concept, il faille
un certain type d’éducation qui n’existe pas en Roumanie (et pas
seulement). C’est pourquoi on ne cessera d’entendre des voix s’élever de
colère et demander « comment il est possible que le réalisateur X mette
en scène comme ça, au moyen d’argent public, une pièce de Caragiale ou
que le réalisateur Y fasse un film portant un regard critique sur
certains épisodes historiques ».
« Est-ce que vous êtes à l’aise de vous placer du bon côté
des choses ? Est-il confortable d’être assis dans son canapé et dénoncer
le massacre d’Odessa ? Est-ce que cela apporte de l’aide à qui que ce
soit ? Est-ce que cela ressuscite des morts ? On reste assis et on
balance de la merde sur ceux d’il y a une centaine d’années. Quel
courage ! »
C’est une bonne question. Je me la pose moi‑même, tant à mon égard que
lorsque je regarde certains films ou spectacles de théâtre social ou
politique, dont la seule vertu semble être celle de se trouver « du bon
côté des choses ». Et je crois que cela ne devrait pas être considéré
comme une qualité en soi. D’autre part, à mon avis, on ne peut pas faire
l’inverse non plus. Je me rappelle que Lucian Raicu se demandait si une
oeuvre littéraire exceptionnelle, brillamment écrite et innovatrice, où
l’auteur fasse l’apologie des chambres à gaz, pourrait être considérée
comme appartenant à la grande littérature. Et sa réponse était que non.
J’ai envie de dire que c’est vrai, mais je ne sais pas, il y a des
choses qui nous échappent. La propagande pourrait-elle être du grand art
? Leni Riefenstahl a des moments incroyables dans ses films et S. M.
Eisentein (et non, je ne le compare pas avec Riefenstahl) compte parmi
les réalisateurs et théoriciens que j’admire le plus, mais même ses
chefsd’oeuvre, Le Cuirassé Potemkine, La Grève, La Ligne générale ou Octobre,
ce sont, au moins en partie, des œuvres de propagande. Ils sont
cependant extraordinaires. (J’aimerais énormément qu’on puisse voir son
film Le Pré de Béjine, détruit sur ordre de Staline !). Je ne sais donc pas comment répondre jusqu’au bout.●
REGARD SUR LE FILM PAR ROSE-MARIE VOLLE
Maître de conférences en Sciences du Langage à l’Université Paul Valéry Montpellier III
Une jeune artiste se bat dans la Roumanie d’aujourd’hui pour dénoncer à travers un spectacle grand public la participation, toujours déniée, de son pays à l’Holocauste. Mariana Marin veut faire entendre une voix dissonante face à l’Histoire officielle, brodée de figures héroïques nationales, qui se déploie des sphères politiques à l’homme de la rue en discours stéréotypés, en phrases toutes faites, en citations ressassées qui fonctionnent comme autant de prêt-à-penser qui bâtissent « l’identité nationale roumaine ». Il en va ainsi du Maréchal Antonescu, figure de l’homme fort, providentiel qui ordonna au nom de l’intégrité du peuple roumain le massacre de centaines de milliers de Juifs et de Tsiganes au début de la seconde guerre mondiale.
Mariana Marin veut porter une parole dans un monde qui ne veut pas l’entendre. Elle se heurte à différentes figures. Il y a d’abord les figurants-acteurs, nombreux, qu’elle doit diriger telle une armée et dont une partie est prompte à la rébellion sous prétexte d’une mise en scène anti-roumain. Il y a Constantin Movila, le financeur public, censeur malgré lui car tenu d’imposer un spectacle à la gloire de la nation. Entre ces hommes et Mariana, le dialogue ne se rompt pourtant jamais à la force d’un humour tragique et du goût des paroles échangées coute que coute. Pour ne pas céder, Mariana s’appuie sur les livres qui peuplent son appartement, sur les mots des historiens, philosophes, poètes, écrivains. Surtout historiens qui rappellent que la Roumanie, alliée de l’Allemagne dans les premières années de la guerre, dépassait les attentes d’Hitler dans son enthousiasme à mettre en oeuvre la solution finale. « Foutus gens cultivés », dira le financeur public. Car le vrai savoir est toujours un coup porté à la béatitude des foules. Mariana reçoit à deux reprises de son ami Traian, qui interprète le rôle du Maréchal Antonescu, un geste qui la soutient. Une fois pour imposer en homme le respect de la metteur en scène, une fois pour trouver le subterfuge pour contourner la censure alors que Mariana doute soudain. C’est un rôle touchant, d’un homme qui permet à une femme de ne pas céder sur son désir.
En effet, la lutte de Mariana pour imposer sa vision d’artiste se double à l’arrière-plan de la question de sa relation aux hommes. Une variation sur le thème – une femme, un livre et le désir d’un homme – encadre le film. C’est d’abord le livre que Mariana lit à son amant au début du film. Dans cette adresse à l’être aimé, elle met à jour ce qui l’anime en tant qu’artiste. C’est aussi le livre qui lui sera offert à la fin du film par Constantin Movila qui se reconnaît admiratif de son travail et séduit.
Pour en arriver là, Mariana aura avancé à contre sens et sans aucune garantie. Affrontant la solitude. Celle de l’artiste. Celle de la femme. A l’image des scènes dans la baignoire. C’est la solitude de celle qui est prête à ne pas être aimée et qui sait que rien n’est sûr. Peut-on éduquer le peuple pour que « plus jamais ça » ? Non, répond Mariana, qui n’est pas dans un rapport lénifiant à une vérité révélée mais qui veut juste ouvrir une brèche dans le sens commun pour espérer d’autres horizons que ceux de l’aveuglement identitaire.
Le spectacle de Mariana est une mise en abyme du film de Radu Jude :
Une oeuvre, par ses artifices, peut-elle énoncer quelque chose de vrai
et le donner à entendre à ceux qui
n’en veulent rien savoir ?
Et nous ? Avec quels prêt-à-penser regardons-nous le monde ? Quel long travail acceptons-nous d’accomplir pour ne pas céder à l’ivresse de la masse et tenter de penser en dehors des sentiers battus et du confortable consensus ? Penser et se parler encore au-delà des incompréhensions radicales sans céder au goût du meurtre. ●