The Look of Silence de Joshua Oppenheimer
Film soutenu

The Look of Silence

Joshua Oppenheimer

Distribution : Why Not Productions

Date de sortie : 30/09/2015

Danemark - 2014 - 1h43 - documentaire - VO indonésien et javanais

Une famille rescapée du génocide indonésien de 1965 découvre, à travers des images tournées par Joshua Oppenheimer, la manière dont leur fils a été assassiné ainsi que l’identité des meurtriers.
Adi, le plus jeune de la fratrie né juste après les massacres, est résolu à briser le tabou du silence et de la peur. Ophtalmo itinérant, il profite de ses tournées pour confronter les responsables du meurtre de son frère – une chose inimaginable dans un pays où les assassins sont encore au pouvoir.
Tourné juste avant la sortie de The Act Of Killing, nominé à l’Oscar du meilleur documentaire et dont la sortie avait provoqué un choc politique en Indonésie, The Look Of Silence en est le complément indispensable. Ensemble ces deux films initient autant qu’ils portent témoignage de l’effondrement de cinquante ans de silence.

Grand Prix du Jury, prix FIPRESCI – Mostra de Venise 2014
Prix du Public – Angers Premiers Plans 2015
Grand prix du jury, prix étudiant, prix de la presse – Festival 2 Valenciennes 2015
Meilleur documentaire – Busan International Film Festival 2014

Réalisateur Joshua Oppenheimer • Co-réalisateur Anonymous • Produit par Signe Byrge Sørensen • Producteurs exécutifs Werner Herzog, Errol Morris, André Singer • Producteurs associés Anne Köhncke, Maria Kristensen, Heidi Elise Christensen, Joram Ten Brink • Co-producteurs Anonymous, Kaarle Aho,  Torstein Grude, Bjarte Mørner Tveit • Directeur de la photographie Lars Skree • Camera additionnelle Anonymous, Joshua Oppenheimer, Christine Cynn • Monteur Niels Pagh Andersen • Assistant monteur Mariko Montpetit • Montage son et mixage Henrik Garnov • Directeurs de production Anonymous, Anonymous • Régie Maria Kristensen, Heidi Elise Christensen • Assistant montage Virgil Kastrup • Post Production Maria Kristensen, Lina Wichmann, Archives Courtesy of NBC Universal Archives • Musique Seri Banang (traditional), Mana Tahan (traditional)

Joshua Oppenheimer

Né en 1974 aux Etats-Unis, Joshua Oppenheimer est basé à Copenhague, au Danemark, où il est l’un des associés de la société de production Final Cut for Real. Oppenheimer travaille depuis plus d’une décennie avec des milices, des escadrons de la mort et leurs victimes, afin d’explorer la relation entre la violence politique et l’imaginaire collectif. Après des études à Harvard et Central Saint Martins, son premier long-métrage est The Act of Killing (2012). Parmi ses travaux précédents, on trouve The Globalisation Tapes (2003, produit avec Christine Cynn), The Entire History of the Louisiana Purchase (1998), These Places We’ve Learned to Call Home (1996), ainsi que d’autres court-métrages. Oppenheimer est directeur artistique du Centre International pour le Documentaire et le Film Expérimental de l’université de Westminster. Il est lauréat du Prix MacArthur 2015-2019.

Filmographie

The look of Silence 2015
The Act of Killing 2012
The Globalisation Tapes (doc)  2003
The Entire History of the Louisiana Purchase (50 min) 1997
These Places We Learned to Call Home (cm) 1997

NOTE D’INTENTION DU REALISATEUR

The Act Of Killing exposait les conséquences pour une société de construire sa réalité quotidienne sur la terreur et le mensonge.
The Look of Silence explore ce que veut dire être un survivant dans une telle société. Une scène de The Look Of Silence filmée en janvier 2004, est la genèse des deux films : deux anciens dirigeants des escadrons de la mort me conduisent le long d’une route sur la berge de la rivière Serpent dans le Nord de Sumatra. Là ils rejouent avec une apparente jubilation la façon dont ils ont aidé l’armée à tuer 10 500 personnes précisément à cet endroit. A la fin ils posent pour des photos souvenirs, de ce qui reste pour eux une après-midi mémorable et joyeuse. Ce jour fut l’un des plus traumatisants de ma vie et je sus que je ferais deux films complémentaires.
Ce qui me secoua ne fut pas tant le génocide lui-même, ni même la vantardise – une manifestation évidente de l’impunité des tueurs et de leur pouvoir intact. Ce qui me terrifia était le fait que les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés mais semblaient suivre la même partition. Tous deux sentaient que la fanfaronnade était la façon acceptable de parler de ces événements. Je réalisai que la vantardise était systémique.
Je décidai alors qu’aucun des deux films ne serait un documentaire historique sur les événements de 1965. Au lieu de cela, les deux exploreraient l’héritage présent du génocide. L’un – qui deviendra The Act of Killing – explorerait les histoires que les meurtriers se racontent pour pouvoir vivre avec eux-mêmes, et les conséquences de ces mensonges pour leur propre humanité. L’autre film s’attaquerait à une autre question, également importante : qu’advient-il à une société entière et à ses membres quand ils vivent dans la peur et le silence pendant cinquante ans. Ce film, c’est The Look of Silence.
Faire un film sur les rescapés d’un génocide, c’est s’aventurer sur un terrain miné par les clichés, dont la plupart servent à créer un héros (sinon un saint) avec lequel nous pouvons nous identifier. Cela nous procure le sentiment rassurant et fallacieux que, face à la catastrophe morale de l’atrocité, nous n’avons rien de commun avec les bourreaux. Mais présenter les rescapés comme des saints pour nous rassurer nous-mêmes revient à les utiliser pour nous illusionner. C’est une insulte à l’expérience des survivants, qui ne nous aide en rien à comprendre ce que veut dire survivre à la barbarie, vivre une vie brisée par les massacres de masse, et être réduit au silence par la terreur. Pour naviguer dans ce champs de mines de clichés, nous devons nous-mêmes faire l’expérience de ce silence.
Le résultat, The Look of Silence, est, je l’espère, un poème qui évoque le silence né de la terreur – un poème sur la nécessité de briser ce silence, mais également sur le traumatisme qui s’ensuit. Peut-être ce film est-il un hommage au silence, qui nous rappelle que malgré tous nos efforts pour aller de l’avant, oublier et penser à autre chose, rien ne réparera jamais ce qui a été détruit. Rien ne pourra ramener les morts à la vie. Nous avons pour devoir de nous arrêter un instant, de penser aux vies qui ont été détruites, et de nous efforcer d’écouter le silence qui s’ensuit.


LA SITUATION POLITIQUE EN INDONESIE AUJOURD’HUI

En juillet 2014, l’Indonésie a élu pour la première fois un président qui n’est ni issu d’une élite, ni un oligarque qui s’est enrichi grâce à la corruption ou au pillage des ressources nationales, ni un haut gradé qui a accédé au pouvoir grâce à la dictature militaire.
Le président élu Joko Widodo, connu sous le nom de « Jokowi », a montré un souci réel pour la détresse des Indonésiens et a ouvertement affirmé le besoin de reconnaître les violations des droits de l’homme commises par les militaires. Cependant, ses soutiens comportent des généraux de l’armée entourés par les bourreaux et leurs acolytes, y compris les généraux à la retraite Hendropryiono et Wiranto, qui sont tous deux responsables de certains des pires massacres dans l’histoire de la dictature militaire de l’Ordre nouveau. De surcroît, Jokowi a choisi comme candidat à la vice-présidence Jusuf Kalla, le vice-président qui, dans The Act of Killing, prononce un discours dans un rassemblement paramilitaire où il déclare, pour résumer, que nous avons besoin de gangsters pour tabasser les gens et faire le boulot.
On peut toutefois noter que l’opposant de Jokowi, l’oligarque et ancien commandant des célèbres forces spéciales indonésiennes, Prabowo Subianto, incarnait le côté le plus obscur de la politique indonésienne. Prabowo est connu pour avoir planifié l’enlèvement, la torture et l’exécution d’étudiants activistes en 1998, les pogroms contre la communauté chinoise en 1998, et les massacres au Timor Oriental. Les mois précédant l’élection, son équipe de campagne a menacé d’arrestations les journalistes critiques ; lui-même a attisé les flambeaux de l’extrémisme religieux, et a déclaré que l’Indonésie n’était pas prête pour la démocratie électorale. Sa défaite, bien qu’extrêmement serrée, est un immense soulagement pour ceux qui ont survécu aux abus contre les droits de l’homme, les minorités religieuses et ethniques, et pour tous ceux qui luttent pour une véritable démocratie en Indonésie.
Le passé honorable de Joko Widodo au poste de gouverneur de Djakarta, ainsi que le rejet de l’ancien régime par l’électorat, laissent en fin de compte place à l’espoir.
 


THE LOOK OF SILENCE – Historique de production

Je me suis rendu en Indonésie pour la première fois en 2001, afin d’aider les ouvriers d’une plantation d’huile de palme à faire un film qui documenterait et mettrait en scène leurs efforts pour créer un syndicat, après la dictature de Suharto, soutenue par les Etats-Unis, et sous laquelle les syndicats étaient interdits. Dans les villages reculés du nord de Sumatra, entourés par les plantations, il était difficile de croire que la loi martiale avait officiellement cessé trois ans auparavant.
J’y découvris des conditions de vie déplorables. On obligeait les femmes qui travaillaient sur la plantation à répandre des herbicides sans tenue de protection. Les fumées entraient dans leurs poumons et leur système sanguin, jusqu’à détruire leur foie. Ces femmes tombaient malades, et nombre d’entre elles mouraient vers l’âge de quarante ans. Lorsqu’elles protestaient contre leurs conditions de travail, l’entreprise belge à qui appartenait la plantation engageait des troupes paramilitaires pour les menacer et parfois les brutaliser. La peur était le principal obstacle à la mise en place d’un syndicat. L’entreprise belge pouvait se permettre d’empoisonner ses employés en toute impunité parce que les ouvriers avaient peur. Je découvris rapidement la source de cette peur : les ouvriers de la plantation disposaient d’un syndicat puissant jusqu’en 1965, quand leurs parents et leurs grands-parents furent accusés d’être des « sympathisants communistes » (pour le simple fait d’appartenir au syndicat), puis placés dans des camps de concentration, réduits en esclavage, et finalement assassinés par l’armée et des milices civiles. En 2001, non seulement les assassins bénéficiaient d’une impunité totale, mais eux et leurs protégés avaient en outre la mainmise sur les différentes strates gouvernementales, depuis la plantation jusqu’au parlement. Les rescapés vivaient dans la peur que les massacres se reproduisent à tout moment.
Une fois le film terminé (The Globalisation Tapes, 2002), les rescapés nous ont demandé de revenir le plus rapidement possible pour réaliser un autre film sur la source de leur peur – c’est-à-dire un film qui raconterait ce que signifie vivre au milieu des assassins de leurs proches, des hommes qui détenaient toujours le pouvoir.
Nous sommes retournés là-bas presque tout de suite, début 2003, et avons commencé à enquêter sur l’un des assassinats de 1965, que les ouvriers de la plantation évoquaient très souvent. La victime s’appelait Ramli, et son nom était fréquemment utilisé comme synonyme des massacres en général.
Je finis par comprendre la raison pour laquelle on parlait si souvent de ce meurtre en particulier : il y avait des témoins. On ne pouvait pas l’effacer impunément. A la différence des centaines de milliers de victimes qui avaient disparu des camps de concentration pendant la nuit, la mort de Ramli était publique. Des témoins avaient assisté à ses derniers instants, et les assassins avaient abandonné son corps dans la plantation d’huile de palme, à quelques kilomètres à peine de la maison de ses parents. Des années plus tard, la famille put discrètement ériger une pierre tombale, bien qu’ils ne puissent venir se recueillir sur la tombe qu’en secret.
Les rescapés tout comme les autres Indonésiens parlaient souvent de Ramli parce que son sort, je crois, était une preuve sinistre de ce qui était arrivé à tous les autres, et à la nation dans son ensemble. Ramli était la preuve que les massacres, aussi tabous soient-ils, s’étaient réellement passés. Sa mort confirmait aux villageois les horreurs que le régime militaire essayait de dissimuler, et menaçait pourtant de reproduire. Parler de « Ramli » et de son assassinat revenait à se pincer pour être sûr qu’on est réveillé ; c’était un rappel de la vérité, une commémoration du passé, un avertissement pour l’avenir. Pour les rescapés et les habitants de la plantation, se souvenir de « Ramli » consistait à accepter la source de leur peur, et constituait donc un premier pas pour pouvoir la surmonter.
Par conséquent, quand je revins là-bas au début de l’année 2003, il était inévitable que le cas de Ramli revienne souvent dans la conversation. Les ouvriers de la plantation parvinrent rapidement à trouver sa famille, et me présentèrent à Rohani, sa mère pleine de dignité, Rukun, son père âgé mais espiègle, ainsi qu’à ses frères et soeurs – y compris le plus jeune d’entre eux, Adi, un opticien, né après les massacres.
Rohani considérait Adi comme un substitut de Ramli. Elle a eu Adi pour pouvoir continuer à vivre, et Adi a vécu toute sa vie avec ce fardeau. Comme les enfants de rescapés à travers toute l’Indonésie, Adi a grandi dans une famille officiellement désignée comme « impure politiquement », rackettée par les dignitaires militaires locaux et traumatisée par le génocide.
Né après les massacres, Adi n’avait pas peur de prendre la parole et d’exiger des réponses. Je pense qu’il s’est rapproché de mon travail documentaire pour comprendre ce que sa famille avait vécu, une manière d’exprimer et de surmonter une terreur que tout le monde autour de lui avait eu trop peur de reconnaître.
Adi et moi sommes tout de suite devenus amis et ensemble nous avons commencé à rassembler les autres familles de rescapés de la région. Ils venaient en groupes raconter des histoires et nous les filmions. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils parlaient ouvertement de ce qui s’était passé. Une fois, une rescapée arriva à la maison des parents de Ramli, toute tremblante, terrifiée à l’idée que si la police avait vent de ce que nous faisions, elle serait arrêtée et réduite en esclavage. Pourtant elle est venue parce qu’elle était décidée à témoigner. A chaque fois qu’une moto ou qu’une voiture passait, nous arrêtions de filmer et cachions notre équipement. Après des années d’apartheid économique, les rescapés pouvaient rarement s’offrir quelque chose de plus sophistiqué qu’un vélo et un bruit de moteur signifiait un visiteur inconnu.
L’armée, présente dans tous les villages en Indonésie, ne tarda pas à découvrir ce que nous faisions et menaça les rescapés, y compris les frères et soeurs d’Adi, pour qu’ils ne participent pas au film. Ces derniers me pressèrent : « Avant que tu n’abandonnes tout et que tu ne reviennes chez toi, essaie de filmer les bourreaux. Peut-être qu’ils pourront te dire comment ils ont tué nos proches. » Je ne savais pas s’il était prudent d’approcher les tueurs, mais lorsque je le fis, je les trouvai tous fiers d’eux-mêmes, se rappelant immédiatement les détails macabres des massacres, le plus souvent en souriant, en face de leurs familles et même de leurs petits-enfants. Devant ce contraste entre des rescapés tenus au silence et des bourreaux se vantant d’histoires toutes plus compromettantes les unes que les autres, je crus m’être égaré en Allemagne quarante ans après l’Holocauste, mais pour y trouver les Nazis encore au pouvoir.

Lorsque je montrai ces témoignages aux survivants qui souhaitaient les voir, y compris à Adi et aux autres frères et soeurs de Ramli, tout le monde me dit plus ou moins : « Tu as mis le doigt sur quelque chose de terriblement important. Continue à filmer les bourreaux, parce que ceux qui voient ces témoignages seront obligés de reconnaître le coeur pourri du régime que les tueurs ont construit. » A partir de ce moment-là, je me suis senti investi par les rescapés et la communauté des droits de l’homme d’une tâche qu’eux-mêmes ne pouvaient pas accomplir sans se mettre en danger : celle de filmer les bourreaux. Tous m’invitaient avec enthousiasme aux endroits où ils avaient commis des crimes, et se lançaient dans des démonstrations spontanées pour expliquer comment ils avaient tué. Par la suite, ils se plaignaient de ne pas avoir pensé à amener une machette comme accessoire, ou un ami pour jouer la victime. Un jour, au début du processus, je rencontrai le chef d’un escadron de la mort sur la plantation où nous avions réalisé The Globalisation Tapes. Lui et l’un de ses camarades bourreaux m’invitèrent sur une étendue sur la rive de Snake River, un endroit où il avait aidé à assassiner 10 500 personnes. Tout à coup, je me rendis compte qu’il était en train de me raconter comment il avait tué Ramli. Je venais de rencontrer par hasard l’un des assassins de Ramli.
Lorsque je parlai de cette rencontre à Adi, lui et les autres membres de sa famille demandèrent à voir les images. C’est ainsi qu’ils apprirent les détails de la mort de Ramli. Les deux années qui suivirent, de 2003 à 2005, je filmai chaque bourreau que je pouvais trouver à travers le nord de Sumatra, allant de milice en milice, jusqu’au sommet de la chaîne de commandement, et de campagne en ville. Anwar Congo, l’homme qui deviendrait le personnage principal de The Act of Killing, était le 41ème bourreau que j’ai filmé.
Je passai les cinq années qui suivirent à filmer The Act of Killing, et tout le long du processus, Adi demandait à voir des rushes. Il visionnait tous ceux que je trouvais le temps de lui montrer. Il était captivé. Lorsqu’ils sont filmés, les bourreaux nient en général les atrocités qu’ils ont commises (ou s’en excusent), parce qu’au moment où les cinéastes les approchent, ils ne sont plus au pouvoir, et leurs actions ont été condamnées et expiées. Ici, je filmais les auteurs d’un génocide qui avaient gagné, avaient construit un régime de terreur basé sur la célébration du génocide et qui étaient toujours au pouvoir. On ne les a pas forcés à admettre que ce qu’ils ont fait est mal. C’est en ce sens que The Act of Killing n’est pas un documentaire sur un génocide qui s’est produit il y a cinquante ans. C’est un exposé sur un régime de peur contemporain. Ce n’est pas un film historique. C’est un film sur l’histoire elle-même, sur les mensonges que leurs vainqueurs racontent pour justifier leurs actions, et les conséquences de ces mensonges ; c’est un film sur un passé traumatique laissé en suspens, qui continue à hanter le présent.

Je savais dès le départ qu’il y avait un autre film tout aussi urgent à faire, et qui parlait également du présent. The Act of Killing est hanté par les victimes absentes – les morts. Presque chaque passage douloureux culmine brutalement avec un tableau hanté et silencieux, un paysage vide et souvent en ruines, occupé par une silhouette perdue et solitaire. Le temps s’arrête. Il y a une rupture dans le point de vue du film, un passage brusque au silence, une commémoration des morts et des vies inutilement détruites. Je savais que je ferais un autre film, qui s’aventurerait dans ces lieux hantés et ressentirait viscéralement ce que signifie pour les rescapés d’être forcés d’y vivre, forcés de construire leurs vies sous le regard vigilant de ceux qui ont assassiné leurs proches et restent au pouvoir. Ce film, c’est The Look of Silence.
En dehors des images de 2003-2005 qu’Adi visionne, nous avons tourné The Look of Silence en 2012, après le montage de The Act of Killing, mais avant sa sortie – après laquelle je savais que je ne pouvais plus revenir en Indonésie sans me mettre en danger. Nous avons travaillé de près avec Adi et ses parents, qui étaient devenus pour moi, avec mon équipe indonésienne anonyme, une sorte de famille étendue.
Adi a passé des années à étudier les images des bourreaux. Il en était choqué, attristé et en colère. Il voulait tirer du sens de cette expérience. Pendant ce temps-là, ses enfants apprenaient à l’école que tout ce qui leur était arrivé – l’esclavage, la torture, les meurtres, des décennies d’apartheid politique –, tout ceci était de leur faute, ce qui les remplissait de honte, eux et les enfants des autres rescapés. Adi était profondément atteint et indigné par la vantardise des bourreaux, le traumatisme et la peur de ses parents, et le lavage de cerveau de ses enfants. Plutôt que de reprendre les choses là où nous les avions laissées en 2003, à savoir rassembler des survivants pour qu’ils nous racontent leurs expériences, Adi voulait rencontrer les hommes impliqués dans l’assassinat de son frère. En se présentant à eux comme le frère de leur victime, il espérait qu’ils seraient obligés de reconnaître qu’ils avaient tué des êtres humains.

En Indonésie, qu’une victime fasse face à un bourreau était parfaitement inimaginable – comme on peut le voir dans The Act of Killing. Je m’attelai à une chose sans précédent : faire un film où les victimes confrontent les bourreaux, alors que les bourreaux sont encore au pouvoir. Les confrontations étaient dangereuses. Lorsque nous rencontrions des bourreaux plus haut placés, je n’amenais qu’Adi et mon équipe danoise, mon chef-opérateur Lars Skree et mon producteur Signe Byrge Sørensen. Adi venait sans papiers d’identité. Nous enlevions les contacts de nos téléphones et amenions une deuxième voiture pour pouvoir changer de véhicule quelques minutes après être partis, ce qui rendrait la tâche plus difficile pour la police ou des miliciens qui voudraient nous poursuivre. Mais aucune des confrontations ne se termina dans la violence, en grande partie grâce à la patience et l’empathie d’Adi, et au fait que les bourreaux ne savaient pas comment se comporter, parce qu’ils m’avaient déjà vu des années auparavant.
Les confrontations demeurent cependant tendues. Encore et encore, Adi dit l’innommable, laissant le spectateur ressentir ce que cela fait de vivre comme un rescapé, et le laissant entrapercevoir les contours d’un silence oppressant, engendré par la peur.
 


Contexte historique : LES MASSACRES DE 1965 – 1966 EN INDONESIE

Compilé à partir d’observations sur les massacres, leurs effets et leurs répercussions, par l’historien John Roosa (professeur d’Histoire à l’Université de British Columbia ; auteur de « Un prétexte pour les massacres de masse : le mouvement du 30 septembre et le coup d’état de Suharto en Indonésie »). Introduction additionnelle et notes conclusives par Joshua Oppenheimer. En 1965, le gouvernement indonésien est renversé par les militaires. Soekarno, le premier président d’Indonésie, fondateur du mouvement des non-alignés et leader de la révolution nationale contre la colonisation hollandaise, est démis et remplacé par le général de droite Suharto. Le Parti Communiste Indonésien (PKI), qui avait été une composante centrale de la lutte contre le colonialisme hollandais et avait résolument soutenu le président Soekarno (qui n’était pas communiste), est immédiatement interdit. 
Avant le coup d’état, le PKI était le plus grand parti communiste du monde en dehors d’un pays communiste. Son but déclaré était d’accéder au pouvoir par la voie électorale, et ses affiliés comprenaient l’ensemble des syndicats indonésiens et les coopératives pour les paysans sans terre. Parmi les points majeurs de son programme, on comptait la réforme agraire, ainsi que la nationalisation des mines, des compagnies pétrolières et des plantations possédées par des capitaux étrangers. Grâce à ces objectifs, les communistes cherchaient à mobiliser les larges ressources naturelles de l’Indonésie au profit du peuple indonésien, qui après trois cents ans d’exploitation coloniale vivait globalement dans une pauvreté extrême. Après le putsch de 1965, quiconque s’opposait à la nouvelle dictature militaire pouvait se retrouver accusé d’être un communiste. C’était notamment le cas pour les membres de syndicats, les paysans sans terre, les intellectuels et la population chinoise, ainsi que tous ceux qui se battaient pour la redistribution des richesses dans le contexte post-colonial. En moins d’un an, et grâce à l’aide directe des gouvernements occidentaux, plus d’un million de ces « communistes » furent assassinés. En Amérique, le massacre fut considéré comme une « grande victoire contre le communisme », et accueilli de manière générale comme une bonne nouvelle, « la meilleure nouvelle pour l’Ouest en Asie depuis des années » selon Time Magazine. Le New York Times titra « Une lueur d’espoir en Asie », et félicita Washington d’avoir efficacement dissimulé sa participation aux massacres. La communauté chinoise, présente en Indonésie depuis le XVIIIème et le XIXème siècle, fut désignée comme bouc émissaire à l’incitation des services secrets américains, qui cherchaient à miner les relations entre le nouveau régime indonésien et la République Populaire de Chine. Le massacre au niveau local des membres du PKI et de ses organisations affiliés, syndicats et coopératives, fut également encouragé par les Etats-Unis, qui s’inquiétaient qu’en l’absence d’une politique de la « terre brûlée », le nouveau régime indonésien puisse satisfaire la base du PKI.
Dans de nombreuses régions d’Indonésie, l’armée recruta des civils pour mettre en oeuvre les massacres. Ils étaient organisés en groupes paramilitaires, recevaient un entraînement sommaire et des renforts militaires substantiels. Dans la province du nord de Sumatra et ailleurs, les paramilitaires furent recrutés en grand nombre dans les rangs des gangsters, ou preman. Depuis les massacres, le gouvernement indonésien a célébré « l’extermination des communistes » comme une lutte patriotique, et a fait des paramilitaires et des gangsters de véritables héros, leur accordant des positions de pouvoir et des privilèges. Ces hommes et leurs protégés occupent depuis lors des postes de pouvoir décisifs, et ont persécuté leurs adversaires. Le prétexte du génocide de 1965-1966 fut l’assassinat de six généraux de l’armée, dans la nuit du 1er octobre 1965. 1er octobre 1965 : le Mouvement du 30 septembre (Gerakan 30 September, ou G30S), constitué d’officiers rebelles des Forces Armées Indonésiennes, assassine six généraux de l’armée dans une tentative de putsch avortée, et jette leurs cadavres dans un puits, au sud de la ville. Au même moment, les troupes du Mouvement s’emparent de la radio nationale et annoncent qu’elles comptent protéger le président Soekarno contre une cabale de généraux de droite qui fomentent une prise de pouvoir. Le Mouvement fut défait avant même que la plupart des Indonésiens connaissent son existence. Le commandant en chef de l’armée existante, le Major-Général Suharto, lança rapidement une contre-attaque et chassa les troupes du Mouvement hors de Djakarta en une journée à peine. Suharto accusa le Parti Communiste d’Indonésie (PKI) d’être le cerveau du Mouvement et mit alors en oeuvre l’extermination de personnes affiliées avec le parti. Les forces armées de Suharto rassemblèrent plus d’un million et demi de personnes, toutes accusées d’être impliquées dans le Mouvement. Lors de ce qui fut l’un des pires bains de sang du XXème siècle, des centaines de milliers d’individus furent massacrés par l’armée et ses milices associées, surtout dans le centre de Java, l’est de Java et le nord de Sumatra, de la fin de l’année 1965 au milieu de l’année 1966. Dans un climat d’urgence nationale, Suharto usurpa progressivement l’autorité de Soekarno, et s’imposa président de facto (avec le pouvoir de renvoyer et de nommer des ministres) en mars 1966. Les massacres étaient hors de toute proportion, comparés à leur objectif officiel.
Le Mouvement était une conspiration de petite taille, mené par une poignée de personnes. En tout, il fit douze victimes. Suharto exagéra son impact, jusqu’à en faire un complot permanent et national qui projetait de commettre des massacres de masse. Les millions de gens associés au PKI, y compris les paysans illettrés des villages reculés, furent présentés comme des assassins, collectivement responsables du Mouvement. Le gouvernement indonésien et les dignitaires militaires invoquèrent le spectre du PKI jusqu’à la fin du régime de Suharto en 1998, en réponse à tout trouble ou signe de dissidence. L’expression-clé des arguments du régime était « le danger latent du communisme ». L’éradication inachevée du PKI constituait, dans un sens très concret, la raison d’être du régime de Suharto. Le décret original sous lequel le régime gouverna l’Indonésie pendant plus de trente ans était l’ordre présidentiel du 3 octobre 1965, qui autorisait Suharto à « rétablir l’ordre ». C’était un ordre d’urgence. Mais pour Suharto, l’urgence ne connut jamais de fin. En construisant une idéologie légitimant sa dictature, Suharto se présenta lui-même comme le sauveur de la nation, celui qui avait vaincu le Mouvement. Son régime ne cessa de rappeler l’événement aux esprits du peuple par tous les moyens de propagande gouvernementale : manuels scolaires, monuments, noms de rue, films, musées, fêtes de commémoration et jours fériés. Le régime de Suharto justifia son existence en plaçant le Mouvement au coeur de son récit historique, et en représentant le PKI comme le mal pur. Sous Suharto, l’anti-communisme devint la religion d’Etat, que ses lieux de pèlerinage, ses rituels et ses dates achevaient de compléter. Il est incroyable que la violence anti-PKI, un événement d’une telle ampleur, ait été aussi mal interprétée. Sans aucun doute, le fait que des militaires aussi bien que des civils aient perpétré les massacres a brouillé la question de la responsabilité. Cependant, du peu que l’on en sait, il est certain que l’armée porte la plus grande part de responsabilité, et que les massacres incarnaient une violence bien plus bureaucratique et planifiée que populaire et spontanée. La clique des officiers de Suharto, grâce à l’invention de rumeurs sur le Mouvement et au contrôle des médias, instilla chez les civils l’idée que le PKI s’apprêtait à entrer en guerre. Si cette provocation de l’armée n’avait pas été délibérée, le peuple n’aurait jamais considéré le PKI comme une menace sérieuse, puisque le parti était inactif à la suite de l’échec du Mouvement. (L’armée s’attacha à attiser la colère populaire contre le PKI à partir du début du mois d’octobre 1965, et le gouvernement américain encouragea vivement l’armée indonésienne à poursuivre la base du parti communiste.)
L’armée poussa les milices civiles à prendre les armes, leur donna des garanties d’impunité, et fournit le support logistique. Contrairement à la croyance populaire, il n’y eut presque aucun cas de violence déchaînée chez les villageois. L’armée de Suharto préférait les disparitions mystérieuses aux exécutions publiques pour l’exemple. L’armée et ses milices tendaient à perpétrer en secret ces massacres de masse : ils sortaient les détenus la nuit, les emmenaient en camion jusqu’à des lieux reculés, les exécutaient, puis enterraient les cadavres dans des fosses communes ou bien les jetaient dans la rivière.

La tragédie de l’histoire contemporaine indonésienne ne tient pas seulement aux massacres de masse encadrés par l’armée en 1965-1966, mais aussi à l’accession au pouvoir des assassins, des personnes qui considéraient les massacres et la guerre psychologique comme des modes de gouvernance légitimes et normaux. Un régime qui se légitimait en désignant une fosse commune près d’un puits et en jurant « Jamais plus », laissa derrière lui d’innombrables fosses communes à travers tout le pays, depuis Aceh sur la côte occidentale jusqu’à Papua à l’extrême Est. L’occupation du Timor Oriental de 1975 à 1999 laissa de la même manière des dizaines, sinon des centaines de morts, la plupart enterrés dans l’anonymat. Chaque fosse commune dans l’archipel est la marque d’un exercice du pouvoir arbitraire, inavoué et dissimulateur. La focalisation sur un événement relativement mineur (le Mouvement) et l’omission d’un événement d’ampleur historique (les massacres de masse de 1965-1966) ont empêché l’empathie pour les victimes, notamment les proches des hommes et des femmes qui ont disparu. Tandis qu’un monument se dresse à côté du puits dans lequel les troupes du Mouvement ont jeté les corps des six généraux le 1er octobre 1965, on ne trouve aucun monument près des fosses communes où reposent les cadavres des centaines de milliers de personnes tuées au nom de la lutte contre le Mouvement. La focalisation sur ceux qui ont tué les généraux de l’armée le 30 septembre 1965 a fonctionné comme un fétiche, détournant toute l’attention du meurtre de plus d’un million de communistes présumés dans les mois qui ont suivi. Le régime de Suharto a produit une propagande fournie sur les communistes sanguinaires à l’origine du meurtre des généraux, et aujourd’hui encore les principaux débats sur le génocide ont été supplantés par cette attention. Et ceci est encore plus vrai dans la plupart des sources en langue anglaise. Pour moi, participer au débat de savoir « qui a tué les généraux » est grotesque, ce qui est la raison pour laquelle il n’est pas mentionné dans The Act of Killing. Le déclenchement du génocide rwandais fut la mort du président Juvénal Habyarimana (un Hutu), lorsque son avion fut abattu alors qu’il approchait Kigali. Se concentrer sur l’identité de ceux qui ont abattu l’avion (s’agissait-il d’extrémistes Tutsi ? ou d’extrémistes Hutu agissant par provocation ?) plutôt que sur l’assassinat des 800 000 Hutus et Tutsis modérés pendant les cent jours qui suivirent serait impensable. De la même manière, savoir qui a provoqué l’incendie du Reichstag ne sert en rien à comprendre la Shoah. Que les officiers mécontents à l’origine du meurtre des six généraux aient eu ou non le soutien du PKI est sans importance : c’est un point qui détourne de manière pernicieuse l’attention d’un massacre de masse historique. Imaginez qu’au Rwanda, la question fondamentale des événements de 1994 soit « Qui a abattu l’avion ? ». Une telle chose ne serait pensable que si les assassins étaient encore au pouvoir.