The Orther Side de Roberto Minervini
Film soutenu

The Other Side

Roberto Minervini

Distribution : Shellac

Date de sortie : 25/11/2015

France / Italie - 2015 -1h32 - DCP - 1.85 - Couleur - 5.1

Dans un territoire invisible, aux marges de la société, à la limite entre l’illégalité et l’anarchie, vit une communauté endolorie qui fait face à une menace : celle de tomber dans l’oubli.
Des vétérans désarmés, des adolescents taciturnes, des drogués qui cherchent dans l’amour une issue à leur dépendance, des anciens combattants des forces spéciales toujours en guerre avec le monde, des jeunes femmes et futures mères à la dérive, des vieux qui n’ont pas perdu leur désir de vivre…
Dans cette humanité cachée, s’ouvrent les abysses de l’Amérique d’aujourd’hui.

Sélection Officielle – Un Certain Regard, Cannes 2015

Avec : Mark Kelly, Lisa Allen, James Lee Miller

Réalisateur Roberto Minervini • Idée originale Roberto Minervini, Denise Ping Lee, Diego Romero • Ecrit par Roberto Minervini, Denise Ping Lee • Image Diego Romero • Son Bernat Fortiana Chico, Ingrid Simon, Thomas Gauder • Montage Marie Hélène Dozo • Effets spéciaux Arnaud Chelet • Producteurs Muriel Meynard – AGAT Films & Cie, Paolo Benzi, Dario Zonta – OKTA Films • Producteur associé Marc Bordure • Directrice de production Lisa Trichell • En coproduction avec ARTE France Cinéma, RAI Cinema • Avec le soutien de Aide aux cinémas du monde – Centre National du Cinéma et de l’image animée Ministère des Affaires Etrangères et du Développement International – Institut Français Ministero dei beni e delle attivita’ culturali e del turismo direzione generale cinema – MYmovies.it

Roberto Minervini

Roberto Minervini est né à Fermo en Italie. En octobre 2000, il s’installe aux États-Unis où il travaille comme consultant financier. En 2001, après le 11 septembre, il change de vie et débute un master en médias à la New School University de New York, avec l’objectif de devenir photo-reporter.
Entre 2006 et 2007, il fait une thèse de doctorat en Histoire du Cinéma à l’Université de Madrid, puis il part enseigner le cinéma (réalisation et écriture documentaire) à l’Université de Manille aux Philippines.
En 2007, il repart vivre aux États-Unis et s’installe au Texas, où il réalise 3 films (The Passage, Low Tide, Le Cœur battant), présentés et récompensés dans de nombreux festivals.
Tourné en Louisiane, The Other Side est son quatrième long métrage.

Filmographie

2015 THE OTHER SIDE
Festival de Cannes 2015 / Sélection officielle – Un Certain Regard

2013 LE CŒUR BATTANT (Stop the Pounding Heart)
Festival de Cannes 2013 / Sélection officielle – Séance Spéciale

2012  LOW TIDE
Mostra de Venise 2012 / Sélection officielle – Orizzonti

2011 THE PASSAGE

2006 LAS LUCIERNAGAS (court métrage)

2005 VOODOO DOLL (court métrage)

ENTRETIEN AVEC ROBERTO MINERVINI

A l’origine  du projet  qui allait devenir  «  The Other Side »,  il  y  avait cette volonté  d’ajouter  un  volet supplémentaire à votre trilogie texane. Qu’est-ce qui, finalement, vous a fait changer d’option, et privilégier un tournage en Louisiane ?
Dans la continuité de mon travail sur la trilogie, j’avais décidé d’explorer les racines de Todd Trichell, le père de Colby, le jeune homme qui fait du rodéo dans « Stop the Pounding Heart ». Sa famille est originaire de Louisiane et je savais que Todd avait eu un parcours difficile et chargé, avec un passé de criminel. J’ai donc fait quelques séjours à West Monroe, j’ai rencontré sa famille en vue de raconter son histoire, l’histoire de jeunes gens défavorisés et prêts à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour survivre. C’était ça, l’ADN. Pour moi, leur histoire avait les connotations socio-politiques requises pour tenter de comprendre la vie dans le Midwest et le sud des Etats-Unis. L’histoire de Todd est exemplaire, elle peut être celle de n’importe qui en Louisiane du Nord. Tout le travail auprès de cette communauté a commencé à l’été 2013, pour finalement aboutir un an plus tard.

A partir de quel moment avez-vous su que vous alliez vous concentrer  sur les figures de Mark et Lisa ? Ce sont ces deux-là qui vous sont apparus en premier ?
Tout cela ne s’est imposé qu’après avoir commencé à filmer. Lisa est la sœur de Todd, et c’est donc elle que j’ai rencontrée en premier. Je savais qu’elle était en couple avec un homme introverti, Mark,15 ans de moins qu’elle, et j’ai commencé à les fréquenter alors que j’avais au préalable entrepris de travailler avec la famille de Lisa. Ce n’est qu’ensuite que j’ai clairement compris que l’histoire que je devais raconter était celle de leur relation. Plus que ne pouvait l’être Lisa, Mark est naturellement devenu ma voie d’accès, mon sésame, pour saisir l’essence de cette communauté. Mais je ne m’en suis rendu compte qu’après le début du tournage en octobre 2013. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il y avait une histoire à raconter, celle de Mark et Lisa, mais aussi et surtout l’histoire personnelle de Mark.

A-t-il été aisé de les convaincre d’être les protagonistes principaux  du film ?
Toutes  les  personnes  que  j’ai  rencontrées  voulaient  voir leur histoire racontée. Pas leur histoire individuelle, mais celle de la communauté à laquelle ils appartiennent. Qui est aussi l’histoire d’une région en pleine récession économique, au point d’être devenue une des plus pauvres du pays. Personne ne voulait vraiment être mis en avant, et Mark encore moins que les autres. Personne ne voulait être le visage, l’incarnation de cette communauté. Ils pensaient que leur parcours individuel n’était pas suffisant pour raconter une histoire collective. Mark soutenait qu’il n’était pas la personne appropriée pour cela, qu’il n’était rien aux yeux du reste du monde. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le convaincre qu’il y avait chez lui quelque chose de spécial, jusque dans son physique, que son corps portait en lui tout un lot d’histoires. Et puis à mes yeux Mark incarnait vraiment le facteur humain de la communauté, il a des qualités humaines très particulières. Je lui en ai parlé très clairement, mais je ne me suis pas positionné en tant que cinéaste, juste en tant que personne. Pour autant, il serait faux de dire que je l’ai convaincu. Au fond de lui, il l’était déjà, sans le formuler. Je lui ai dit à quel point il avait une présence naturelle. Dès lors, il n’aurait pas à me raconter ses histoires, mais simplement à me les montrer. Et c’est ce qu’il fait à travers tout le film, il nous montre sa réalité. Et il a fini par y croire. C’était un acte de courage de sa part, de dire « ok, je vais être en première ligne et je te fais confiance ».

Une fois que la caméra est intervenue, avez-vous procédé à des tests, à des essais (à la manière d’un metteur en scène qui ferait des répétitions avec ses comédiens) pour voir comment ils réagiraient  face à cet élément plus intrusif que votre seule présence ?
Il n’y a pas eu l’ombre d’une répétition. Il y a cependant une structure préalable : chaque matin, on discute de leur vie personnelle, de la façon dont ils entendent passer leur journée. Je les renseigne alors sur ce qui peut m’intéresser dans ce déroulement, je leur pose des questions et en fonction de leurs réponses, je leur dis ce que j’aimerais voir, ce que j’aimerais suivre, ce dont je voudrais débattre et ce que j’aimerais filmer. C’est à eux de me guider, je ne vais pas leur donner de direction ou de directives. Par exemple, si Mark doit voir sa mère, s’assurer de comment elle va, l’inciter à consulter un médecin pour qu’il lui délivre une ordonnance, je lui dis que ça m’intéresse de filmer cela et qu’il devrait solliciter auprès d’elle une conversation privée, dans sa chambre peut-être, pour qu’elle se sente à l’aise. C’est le schéma type d’une journée. A l’issue de laquelle je ne visionne pas les rushes – je ne le fais jamais, je prends juste des notes pour savoir où on en est, pour préparer ainsi le rendez-vous de la journée suivante et comprendre dans quelle sens l’histoire se dessine. Toutes ces séquences, où on est face à un dialogue intime, sont improvisées. Maintenant, cela nécessite des prises très longues. La plupart de ces prises durent au minimum 30 minutes. Chaque séquence du film est montée à partir d’une heure ou une heure et demie de matériel. Je tente de capturer le moment, de saisir l’instant de perfection, cet instant très spécial où on a quasi le sentiment d’être face à de la fiction. Il y a là une immédiateté, un haut niveau d’émotion qui relève presque de la performance. Il n’y a pas de préparation – ni de jeu, ni de caméra – mais juste une sélection très fine de moments qui, à mes yeux, semblent magiques, au point de se confondre avec une performance d’acteur.

Sur le plateau, en quoi consiste l’équipe de tournage ? Combien êtes-vous  ? Comment vous  partagez  vous  le cadre avec Diego Romero Suarez-Llanos  ? Avec quel type de caméra filmez-vous ?
Nous filmons en lumière naturelle uniquement, avec une seule caméra, une RED Epic X 5K, pourvue d’un seul objectif de 32mm avec un filtre Pro-Mist 1/8. Ce n’est pas une approche purement formelle, je procède ainsi car j’ai besoin d’être très flexible, dynamique et rapide. Et la caméra est toujours portée, je n’utilise pas de pied. Comme les prises sont longues, cela requiert trois opérateurs : moi-même, Diego Romero qui est aussi le directeur de la photographie, et un troisième cadreur. Plus un assistant caméra en charge du point, et un ingénieur du son. Cela fait donc cinq personnes sur le plateau, plus deux autres assistants à la production. Les deux opérateurs qui ne filment pas restent en retrait, derrière la caméra.

A l’époque du « cinéma  vérité », un style de documentaire américain  popularisé dans les années  60 par Richard Leacock, D.A. Pennebaker ou Robert Drew, était utilisée l’expression  « Fly on the wall  » (la mouche sur le mur) pour définir la position du documentariste.  L’approche est différente chez vous, mais vous êtes finalement dans la même quête d’invisibilité  ?
C’est intéressant que vous mentionniez Pennebaker car j’ai étudié sous sa direction à la New York School University pour mon master en médias en 2004. Pennebaker, quand il filmait, se tenait très loin de son sujet, et utilisait une longue focale. Il laissait un espace libre à ses personnages, ne se rendait pas invisible mais se tenait à l’écart de l’action. Pour ma part, j’essaie d’être au plus près de mes sujets, jusqu’à presque me fondre en eux, et disparaître au milieu d’eux. C’est ma différence avec Pennebaker, qui est pourtant mon mentor. Il me faut être au plus près des personnages, ressentir leur émotion. Pendant, mais aussi avant et après, que la caméra tourne. En absorbant cette émotion, je peux devenir invisible, et la caméra, sa présence, n’existe plus dès lors que nous vivons ensemble la même expérience. Je suis persuadé que si j’étais physiquement distant, je serai hors de cette sphère émotionnelle, et serai ainsi plus visible, situé à un autre niveau, celui du simple cinéaste. Mais c’est différent, je suis là quand ils révèlent quelque chose d’important, quand ils pleurent. Je leur permets de parler doucement, à voix basse, d’être calmes. Je suis là quand ils prennent de la drogue, quand ils font l’amour, je suis là constamment, et je peux ainsi parvenir à quelque chose de très intime. Plus je deviens invisible en tant que cinéaste, plus  je  deviens  visible  en  tant  qu’être  humain.  Même  si, comme Pennebaker, je crois en l’observation et j’ai recours à de longues prises, l’approche est totalement différente. Je me sens plus près du documentariste canadien Allan King, lui aussi affilié au « cinéma vérité », mais qui se projetait au centre des crises conjugales qu’il filmait, dans « The Married Couple » par exemple.

Vous êtes-vous retrouvé dans la situation où Mark et Lisa vous proposaient de filmer une scène particulière  et où, pour une raison ou une autre, vous vous êtes senti obligé de refuser ? Et, de leur côté, acceptaient-ils chacune de vos propositions, ou vous êtes vous heurté à des limites ?
Oui, c’est arrivé, dans les deux cas. J’ai dû refuser de filmer des choses, ou ne pas participer à certaines situations, et eux ont aussi parfois décliné mes demandes. Et étonnamment, dans un cas comme dans l’autre, tous ces refus ne concernaient pas le domaine physique mais plutôt celui d’émotions trop lourdes à porter. Par exemple, Mark ayant une discussion très intime avec son frère, jusqu’aux larmes. Ou moi refusant de m’impliquer dans tout ce qui touchait à sa relation très compliquée avec la strip- teaseuse enceinte. Nous n’étions parfois pas prêts pour certaines situations, eux comme moi. Rien de ce que nous voyons sur l’écran n’est donc forcé, ce ne sont que des choses que nous avons tous acceptées de filmer. Je tiens néanmoins à préciser qu’il y avait des moments où je n’étais pas à l’aise. Dans ce cas, je quittais le plateau, et un des deux autres opérateurs prenait le relais. Et vice versa, parfois ce sont eux qui ne sentaient pas la scène, et j’étais alors le seul cadreur présent. C’est donc un travail plus collectif qu’il n’y paraît. J’avais mes propres limites, émotionnelles, culturelles, idéologiques, qui m’obligeaient parfois à me tenir en retrait. Et je laissais les autres prendre en charge la scène car il me semblait important de la tourner même si moi je n’en étais pas capable. Je ne suis donc pas le seul auteur du film, et je ne vois pas les choses d’un point de vue omnipotent.

C’est  pour  cela qu’au générique  Denise  Ping Lee et Diego Romero Suarez-Llanos sont également crédités à l’écriture ?
Exactement. L’écriture additionnelle, c’est de cet ordre. Parfois Diego Romero devait prendre les rênes, et filmer des choses avec lesquelles il se sentait à l’aise quand moi je ne l’étais pas. Denise Ping Lee est mon épouse et Diego Romero mon meilleur ami, c’est une collaboration très intime.

Il y a, dans les situations que vous filmez, un écart assez important entre « Stop the Pounding Heart » et « The Other Side », où les choses sont plus dures, crues, voire parfois choquantes. Est-ce que cela a eu une incidence sur votre position de cinéaste ? A-t-elle évolué d’un film à l’autre ?
Je ne pense pas. Croyez-le ou non, mais « Stop the Pounding Heart » était un défi autrement plus difficile à relever pour moi. C’est un film que j’ai commencé à tourner avec un préjugé bien établi. Ce credo religieux qui est au cœur du film m’était totalement étranger. Il ne me fallait pas seulement conserver mon  objectivité  mais  aussi  composer  avec  cette  surcharge émotionnelle qui est de ne pas savoir comment mener à bien un projet tel que celui-ci, un projet qui bafoue mes convictions idéologiques et spirituelles. Ma position était complètement à l’opposée de la leur, je suis un athée. Avec « The Other Side », ma tâche était plus aisée parce que, déjà, j’avais acquis plus d’expérience  grâce  à  « Stop  the  Pounding  Heart»,  dans  la pratique de l’objectivité et du refus de juger, et deuxièmement j’étais plus en empathie avec les déclassés, les défavorisés, je comprenais  parfaitement leur colère. Donc, l’approche reste la même : préserver l’objectivité et l’intégrité des personnages, et les filmer en tentant de leur rendre justice. Mais d’un film à l’autre, j’ai évolué en tant que cinéaste et aussi en tant que personne.

Comment le tournage avec Mark et Lisa s’est-il interrompu ? Qui en a pris la décision ?
De la même façon que « Stop the Pounding Heart » a pris fin au moment où Sara ne voulait plus être filmée, ce sont Mark et Lisa qui ont décidé de l’arrêt du tournage de « The Other Side ». La dernière scène tournée fut celle de la crise au sein du couple, quand Mark révèle à Lisa qu’il va mettre fin à son addiction en décidant de retourner en prison. Après cette séquence, aucun des deux ne se sentaient la force de continuer. Nous savions ce que Mark avait à révéler à Lisa. Elle, elle ne se doutait de rien.
Et nous savions aussi que cette séquence allait probablement porter un coup d’arrêt au film. Et c’est ce qui s’est passé. Nous avons fait une pause, ils sont partis en voiture, et m’ont envoyé un texto précisant qu’on avait atteint là un point de non-retour. On s’est revu quelques jours plus tard, juste pour se dire au revoir.

Avez-vous le sentiment que cette expérience, le tournage de ce film, ont déclenché  quelque chose chez Mark et Lisa, les confrontant à la nécessité de changer de style de vie ?
Mark et Lisa communiquent principalement via Facebook, mais ce n’est pas mon cas. J’ai donc des échanges avec eux mais par le biais d’autres personnes. Je les ai invités à venir à Cannes pour la présentation du film, mais pour des questions légales (ils n’ont pas de passeport), cela n’a pas pu se faire. En retour, ils m’ont fait parvenir un message où ils m’annonçaient qu’ils étaient désormais sortis de la drogue et s’étaient établis dans l’état de Virginie, le tout assorti d’une photo où l’on voit que Mark a repris du poids. « Nous sommes clean maintenant. Le film nous a aussi un peu aidé, nous a fait sentir vivants et importants ». L’expérience du film a donc eu un impact énorme sur eux. De plus, même si c’est de l’ordre de l’anecdote, un cinéaste renommé a contacté Mark pour discuter de la possibilité de lui offrir un rôle dans son prochain film.

Vous   sentez-vous    des  affinités avec  le  travail photographique de Larry Clark, ses albums « Tulsa » et « Teenage Lust » notamment ?
Oui, effectivement. Larry Clark, mais aussi Nan Goldin, ou une artiste plus jeune telle Jessica Dimmock. Ce sont des gens qui défient les conventions et incitent le public à faire face à des choses qu’il aurait de son propre chef censurées. Ils contournent les tabous pour injecter de la réalité dans la vie. Oui, ce sont des noms auxquels je me rattache.

Vous considérez-vous  plus comme un photographe que comme un cinéaste ?
Absolument. Je voulais devenir photographe de guerre. Cette vraie nature qui est en moi a considérablement influencé mon choix des images et des séquences que je tourne. Je vois mes plans, mes séquences, comme un moment photographique essentiel pour raconter une histoire. C’est ainsi qu’on procède dans le photo-journalisme : déterminer la scène qui vous pousse à réfléchir plus en avant, et voir ce qui se passe derrière. Choisir une photo pour raconter une histoire, c’est là la beauté et les limites de la photographie. Et je vois la même beauté et les mêmes limites dans le cinéma. Donc j’appréhende vraiment le cinéma avec l’esprit d’un reporter photo.

Avez-vous le sentiment que l’Amérique dont vous rendez compte est celle  d’un pays en guerre ?
Oui, définitivement. Le monde connaît l’Amérique au travers de sa politique extérieure, mais ce que le monde perçoit moins, c’est que d’un point de vue intérieur, l’Amérique veut également accomplir sa démocratie par le biais du conflit. Depuis toujours, ce pays s’est bâti sur des conflits. Il y a une guerre au sein même de l’Amérique, et le pays l’utilise pour régler ses propres problèmes. La prolifération de méthamphétamine en Amérique et le laisser-faire qui l’accompagne font partie de cette guerre interne. Elle permet d’affaiblir plus encore une certaine classe pauvre, et de déchoir de leur droit de vote certains éléments perturbateurs de la société. C’est un pays qui a besoin d’instiller de l’instabilité et de la peur afin que la population encourage sa politique extérieure d’agressivité.

En parallèle  à cette  communauté de toxicomanes de West Monroe, vous montrez un autre exemple de cet « autre côté » de l’Amérique  : les vétérans, les groupes paramilitaires. Qu’est-ce qui vous a fait revenir au Texas pour les intégrer dans la seconde partie du film ?
En filmant à West Monroe, j’ai compris que la colère, la frustration, le désespoir de ces communautés ont des racines politiques. Ces gens se sentent abandonnés par les institutions et surtout ils détestent Obama qu’ils tiennent pour coupable d’actions   visant   à   limiter   leurs   libertés   fondamentales. Pour eux, même le « Health Care », la réforme de la sécurité sociale, est perçue comme une imposition. Ces gens sont des insubordonnés, ils sont contre le système, il y a chez eux un penchant anarchiste. Par ailleurs, je connaissais l’existence d’organisations paramilitaires, je les fréquente depuis longtemps, je voulais entreprendre un travail avec eux, et le parallèle entre ces deux types de communautés m’est apparu évident. Ils partagent cette volonté de protéger à tout prix la famille, et d’aller à l’encontre des institutions pour préserver leurs libertés, the Freedom of Choice, the Freedom of Being. Donc je suis reparti au Texas pour trouver des points de convergence entre ces deux groupes, et je pense que j’y suis parvenu. Pour moi, il était nécessaire de diviser le film en deux parties afin qu’elles puissent politiquement dialoguer entre elles, que des échos et résonances adviennent.
Il existe néanmoins, au-delà des parallèles, des différences. Dans la seconde partie, ces gens ont de l’argent et des armes, donc un certain pouvoir. Ils ont les moyens de se protéger. Et pour cela, ils ont décidé de se barricader. Ils ne nous laissent pas pénétrer aussi facilement dans leur univers que les gens de West Monroe. Et soudainement, ils décident vouloir nous parler. Sauf qu’ils ne veulent pas qu’on raconte leur histoire, ils vont leur faire eux-mêmes, à leur manière, en édictant leurs propres règles. C’est l’autre face de la médaille. Mais j’imagine qu’en Louisiane, s’ils avaient eu les moyens, et moins de problèmes liés à la législation, ils auraient fait de même, ils auraient mené la danse. Et alors leur insubordination nous serait davantage apparue comme une menace et moins comme une conduite autodestructrice.

Au-delà de ça, vous n’avez pas la même intimité avec ces groupes  paramilitaires,  vous n’avez  pas accès à leur confiance  (même si, à un  moment, on  retrouve Colby Trichell en leur sein) comme c’est le cas avec la communauté de West Monroe. Donc, de fait, le filmage et la distance avec votre sujet sont différents.
Les paramilitaires refusent tout type d’intrusion. De la part du gouvernement, mais également de la nôtre. Si vous voulez les approcher, faire leur connaissance, vous devez le faire de façon collective, vous n’avez pas le choix. Vous n’irez pas dans la maison de chacun d’entre eux. Donc, forcément, l’approche est différente. Je filme des gens sans nom, sans identité, même Colby (que les spectateurs de « Stop the Pounding Heart » sont à même de reconnaître, et qui s’est enrôlé au moment du tournage dans une de ces milices, avant de finalement se rétracter) est fondu dans la masse. Nous filmons un groupe, qui entend fermement protéger chacun de ses membres.

Pensez-vous que ces deux communautés, West Monroe et les paramilitaires, partageaient les mêmes motivations en vous accueillant, et comptaient sur votre témoignage ?
Les motivations étaient les mêmes. Ils savaient qu’à travers moi ils pouvaient montrer au monde qui ils étaient. Les uns voulaient faire passer un message, les autres voulaient dicter leur propre histoire. La seconde différence, si on regarde de près les rushes tournés en Louisiane, c’est que la communauté de West Monroe désirait être dépeinte en victime. Et ce désir de victimisation, j’ai dû en débattre avec eux et les convaincre qu’il ne fallait pas le mettre en avant. A contrario, les paramilitaires voulaient être glorifiés, revêtir l’apparat du héros, ce que j’ai évité également. Il me fallait, une fois encore, rester neutre.

En  avez-vous  fini avec le Texas  et  la Louisiane  ou souhaitez-vous   creuser davantage   cette partie de l’Amérique ?
Je  pourrais  continuer,  les  portes  me  sont  ouvertes.  Mais j’ai  vraiment  besoin  d’une  pause.  Je  suis  physiquement  et émotionnellement épuisé. De plus, je suis le père de deux jeunes enfants et ils étaient continuellement à mes côtés, ils ont vécu au Texas et en Louisiane avec moi. Ils prenaient ça comme une sorte de camp de vacances, mais moi je me faisais beaucoup de soucis pour leur bien-être. Il me faut prendre du recul. Ce qui veut dire soit mettre entre parenthèses mon activité de cinéaste, soit entreprendre un projet différent. Raconter l’Amérique autrement, peut-être en me retournant sur son passé plutôt que d’affronter son présent.

Entretien réalisé par Bertrand Loutte le 20 juin 2015