Film soutenu

Un peuple

Emmanuel Gras

Distribution : KMBO

Date de sortie : 23/02/2022

France – 2021 – 1 h 44 – Documentaire

En octobre 2018, le gouvernement Macron décrète l’augmentation d’une taxe sur le prix du carburant. Cette mesure soulève une vague de protestations dans toute la France. Des citoyens se mobilisent dans tout le pays : c’est le début du mouvement des Gilets jaunes. À Chartres, un groupe d’hommes et de femmes se rassemble quotidiennement. Parmi eux, Agnès, Benoît, Nathalie et Allan s’engagent à corps perdu dans la lutte collective. Comme tout un peuple, ils découvrent qu’ils ont une voix à faire entendre.

Réalisation Emmanuel Gras • Collaboration artistique Antarès Bassis • Photographie Emmanuel Gras • Cadrage Pascal Auffray • Étalonnage Gadiel Bendelac • Montage Karen Benainous • Post-production Bénédicte Pollet • Supervision musicale Thibault Deboaisne • Mixage Simon Apostolou • Production Les Films Velvet • Producteur Frédéric Jouve • Productrice associée Marie Lecoq

Emmanuel Gras

Emmanuel Gras est un réalisateur et directeur de la photographie né à Cannes. Après une licence d’Histoire, le réalisateur entame une licence d’Études Cinématographiques en 1997, et est diplômé de l’ENS Louis-Lumière au sein de la section Image en 2000. Il œuvre d’abord principalement en tant que directeur de la photographie, avant de réaliser ses premiers courts-métrages.
En 2011, il réalise son premier long-métrage,
Bovines, qui est sélectionné à l’ACID et sera ensuite nommé aux César dans la catégorie Meilleur film documentaire en 2013. La même année, il devient coprésident de l’ACID. Il réalise ensuite Makala, qui reçoit le Grand Prix de la Semaine de la Critique et une mention spéciale du jury de l’Œil d’Or en 2017.
Il vient de tourner Un peuple, fresque et portrait intime d’une France fracturée et divisée, en proie au désespoir.

NOTE DE RÉALISATION

Le 17 novembre 2018, j’ai entendu parler des blocages de ronds-points et vu les images des
manifestations. Comme beaucoup d’autres, j’ai été interpellé par cette mobilisation et, le samedi
suivant, je me suis rendu à la manifestation parisienne pour voir qui étaient ces déjà fameux « Gilets
jaunes ».
J’ai alors vu des gens qui ne ressemblaient pas au peuple de gauche que j’avais l’habitude de voir
battre le pavé. La plupart venait de province et arrivait dans la capitale par petits groupes, se
retrouvant sur le chemin des Champs-Élysées.
Là, je les ai vus dresser des barricades et y mettre le feu en chantant la Marseillaise.
Hors cadre syndical, sans services d’ordre régulant la colère, je découvrais des gens, qui se
désignaient comme « le peuple » et affirmaient leur légitimité, en tant que tel, de prendre
possession de ce symbole de la puissance et de la richesse française qu’est cette grande avenue
menant à l’Arc de Triomphe.
Je n’avais jamais vu une telle expression de révolte populaire.
Mais cette manifestation n’était pas un cadre propice à la rencontre et à la discussion. J’ai alors
cherché un rond-point pas trop loin de Paris pour pouvoir m’y rendre en train régulièrement. Je me
suis retrouvé à la périphérie de Chartres et je suis allé à la rencontre des Gilets jaunes présents sur
un rond-point. Ils étaient une trentaine et m’ont accueilli chaleureusement. Plus que faire un film, je
voulais d’abord comprendre.
Eux avaient beaucoup à dire. Ils se racontaient entre eux les difficultés de tous les jours, celles de
toutes les fins de mois, l’humiliation ressentie, l’impression d’être oubliés.
Je n’allais pas simplement à la rencontre d’une réalité que je connaissais peu, mais à la découverte
de ce qu’ils avaient à dire publiquement : pour la première fois, ils prenaient la parole pour lancer
leur vécu à la face du monde.
J’ai d’abord rencontré beaucoup de retraités, dont certains avaient un passé syndicaliste et beaucoup
de déceptions. Ensuite, énormément de travailleurs précaires, des intérimaires, des CDD répétés, des
auto-entrepreneurs, mais aussi des ouvriers et techniciens, des jeunes en formation qui se
cherchaient un avenir, des chômeurs et des allocataires du RSA.
Aucun d’entre eux n’habitait Chartres, ville que tous désignaient comme bourgeoise. Ils faisaient
parfois des dizaines de kilomètres depuis leur commune pour venir sur ce non-lieu au milieu de nulle
part, dernier rond-point avant l’autoroute vers Paris.
J’ai été impressionné par leur détermination alors que les mots d’ordres et les revendications en
étaient encore à leurs balbutiements.
2Dans le refus absolu de se rapprocher d’un parti, la méfiance vis à vis des syndicats, le mélange de
revendications très sociales et d’opinions réactionnaires, je sentais qu’ils se réunissaient pour une
raison qui dépassait largement les orientations politiques : ils se reconnaissaient Gilets jaunes parce
qu’ils vivaient les mêmes situations, les mêmes difficultés, la même réalité.
Ce qui ressortait avant tout, c’était le sentiment d’injustice sociale, du mépris venu d’un pouvoir très
éloigné d’eux. Vision d’un monde divisé en deux parties, classes populaires et élite, où la classe
moyenne était curieusement absente et n’avait, pour ainsi dire, pas de rôle.
En fait, je réalisais que j’avais devant moi le résultat de dizaines d’années de destruction du corps
social prolétaire. Là où il y avait des traditions de pensées, des liens de solidarité, des habitudes
sociales, il n’y avait maintenant que des individus isolés dans leurs problèmes. Jusqu’au jour où ils
s’étaient rassemblés sur ce rond-point.
J’ai été enthousiasmé par la rapidité avec laquelle ils se sont auto-organisés, et comme ils ont réussi à
monter des actions parfois risquées, à maîtriser les réseaux sociaux pour communiquer entre eux, à
résister aux intimidations policières, à organiser des manifestations de centaines de personnes à
Chartres, comme ils se sont déplacés collectivement sur Paris et ont mis en place des réseaux
régionaux… Alors qu’on leur a souvent reproché leur manque de structuration, on s’est rarement
posé la question de la difficulté concrète d’organiser un mouvement né spontanément à l’échelle
nationale. Eux s’y sont attelés.
Ces femmes et ces hommes aux parcours difficiles, voire chaotiques, souvent abîmés physiquement,
retrouvaient une dignité et une force nouvelle en se rassemblant avec d’autres.
Je ne pouvais alors qu’être impressionné par leur volonté, leur force et leur solidarité, qui les
faisaient sortir de chez eux pour braver le froid et, chaque samedi, la police.
Sans juger ce qui est juste, nécessaire, utile, contre-productif, condamnable ou pas, ce que je
cherchais alors à faire exister, au-delà des paroles et des discours, était la confrontation entre une
vitalité explosive et une puissance imposante.
La question de la violence apparaît nécessairement dans le film. Elle fut présente dès le début du
mouvement.
Violence d’abord ressentie par les manifestants montés à Paris, pour qui l’Acte II fut un véritable
trauma. Coincés sur le rond-point de l’Étoile, ces primo manifestants ont eu le sentiment d’être pris
au piège et attaqués sans raison.
Violence exercée ensuite, celle des cassages et des affrontements avec la police. Elle est le sujet de
débats enflammés et de tensions très grandes entre ceux qui se veulent parfaitement pacifistes et
ceux qui pensent ne rien pouvoir obtenir sans ces effusions qui effraient et obligent l’État à réagir.
J’ai vu des pacifistes convaincus s’orienter vers des actions illégales et des Gilets jaunes s’éloigner du
mouvement par refus de la casse, ou ne plus aller en manifestation par peur d’être blessés.
3Toutes ces personnes n’étaient pas préparées à de tels affrontements.
Les Gilets jaunes se sont révoltés contre ce qu’ils voyaient comme une confiscation de leur pouvoir,
du pouvoir du peuple, par leurs représentants officiels.
En s’attachant à un groupe et en suivant son évolution dans le temps, c’est la question de la
démocratie qui se pose, de la possibilité de son émergence, et de sa pratique.
Mais qu’en est-il à l’intérieur même du mouvement, réussissent-ils à se montrer plus démocrates que
ceux qu’ils critiquent ? Est-il possible de créer ex nihilo un fonctionnement entre des gens qui se sont
regroupés sans idéologie commune ? Faut-il voter pour tout ? Pour qui voter d’ailleurs ? Un chef ? Un
porte-parole ? Un délégué ? Avec le risque que celui-ci leur confisque à son tour leur parole… Toutes
ces questions se sont posées plus ou moins directement.
Force est de constater qu’à Chartres, comme à de nombreux autres endroits, des leaders « naturels »
ont émergé et ont joué un rôle plus important que les autres au niveau local.
Leurs qualités et leurs défauts, leur ego malmené ou au contraire renforcé, leur capacité de
rassembler et leurs difficultés à communiquer ont largement influencé l’évolution du groupe. Le
groupe que j’ai filmé a vécu à une échelle microscopique ce qui se jouait partout ailleurs.
Mon choix en tant que documentariste fut d’accompagner ces femmes et ces hommes dans leur
engagement. Cela ne signifie pas une absence de distance critique, mais une réelle empathie avec
eux et la volonté de rendre compte de leur vision.
Faire un film sur les Gilets jaunes, cela voulait dire pour moi montrer l’énergie vitale qui les anime et
ne pas cacher non plus les errances dans lesquelles ils se retrouvent lorsqu’ils cherchent les causes à
leurs maux, et les réponses à leurs problèmes.
Au fur et à mesure du tournage, j’ai compris qu’il s’agissait pour moi de faire exister la vibration
intérieure d’un mouvement populaire, avec ce qu’elle peut avoir d’harmonieux et de chaotique.
Les Gilets jaunes sont ceux qui, sortis des zones résidentielles, cités dortoirs, pavillons périphériques,
sont allés vers les plus improbables des lieux pour se rassembler : des ronds-points qu’ils ont investi
comme un reste d’humanité, rappelant au monde qu’ils étaient encore vivants, vibrants,
réagissants… et que cette vitalité retrouvée s’exprimait d’abord par la colère.
Les Gilets jaunes eux-mêmes se considéraient comme des gens qui s’étaient réveillés. Ils espéraient
que d’autres, leurs voisins, leurs collègues, leurs compagnons de queue à l’hypermarché du coin se
réveillent à leur tour.
Ce film retrace la vie de femmes et d’hommes qui retrouvent une raison d’agir, pour certains de
vivre, et qui ont le sentiment, pour la première fois de leur existence, d’avoir un rôle à jouer dans ce
monde


ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Pourquoi avoir intitulé le film Un peuple et non Le peuple ?
J’ai d’abord été frappé du fait que les Gilets jaunes se définissaient comme LE peuple, ce qui
leur a été reproché.
Le terme « peuple » peut vouloir dire : l’ensemble de la population qui correspond à une nation, c’est-à-dire
l’ensemble des citoyens français. Il existe une autre acception du terme, qui désigne les classes populaires. On
peut aussi se dire qu’un peuple est une population qui se reconnaît comme appartenant à un même groupe.
De même que les classes sociales n’existent réellement que lorsqu’elles ont conscience d’elles-mêmes, on peut
penser que le peuple n’existe que s’il y croit. D’une certaine manière, il se crée lui-même.
En optant pour Un peuple, j’opère un décalage. Je ne dis pas que les Gilets jaunes incarnent à eux seuls le
peuple, mais j’indique qu’ils forment bien un peuple, qui se reconnaît comme tel. Les Gilets jaunes, quel que
soit leur bord politique, quel que soit leur passé, se reconnaissent comme faisant partie d’un tout « Gilets
jaunes », ayant des valeurs communes, et partageant la même représentation d’eux-mêmes. Pour beaucoup,
c’est devenu comme un tatouage, une identité marquée à vie. Il ne s’agit pas d’un ensemble de citoyens épars
se rassemblant juste sur une petite cause. C’est beaucoup plus vaste et profond que cela. Leur solidarité réside
dans le fait qu’ils connaissent les mêmes conditions sociales, traversent une expérience de vie, de lutte,
d’épreuves et d’espérances communes.

Comment le film est-il né ?
Après Makala, mon film précédent tourné au Congo, j’ai ressenti la nécessité de faire un film en France, qui
parle de l’état de la France. Comme tout le monde, j’avais conscience qu’elle était en proie à des crises, des
tensions. Mais je ne trouvais pas le sujet qui me portait vraiment, qui parle de quelque chose de profond.
J’ai entendu parler des Gilets jaunes et je me suis rendu à la manifestation du 24 novembre pour voir qui ils
étaient. Et j’ai vu des gens que je ne rencontrais pas habituellement en manifestation. Venus de la province,
issus de milieux populaires et débarquant à Paris comme s’ils venaient à l’assaut de la capitale. Rien que le
choix d’aller sur les Champs-Elysées, au lieu de la place de la République ou de la place de la Nation, cela
tranchait avec l’habitude. Les Gilets jaunes, ressentaient une forme de légitimité à venir là, au coeur de ce qui
symbolisait pour eux le pouvoir et la richesse.

Ce qui transgressait aussi les conventions, c’est que les manifestations n’étaient pas déclarées…
Oui. La forme même de la manif était très différente de ce que je connaissais, c’est-à-dire des cortèges
classiques et, parfois en fin de manif, des affrontements avec les forces de l’ordre selon un rituel qui finissait
par se systématiser.
Il y avait un aspect insurrectionnel ou révolutionnaire lors des trois premiers actes qui a beaucoup effrayé une
partie de la population et a pris de cours la police. La référence à la Révolution française était présente dès le
début du mouvement et s’est renforcée ensuite. Quand j’ai commencé à filmer, je ne savais pas encore si j’allais en faire un film. En revanche, j’ai vite compris que je ne rencontrerais par réellement les Gilets jaunes à Paris, il fallait aller sur les ronds-points. Ce qui a fait peur à une partie des gens est au contraire ce qui m’a attiré comme documentariste : on ne savait pas bien quelle était l’orientation politique des Gilets jaunes, certains disaient qu’ils étaient racistes, « fachos »… Moi je me disais que cette révolte-là ressemblait bien davantage à une révolte populaire que la plupart des mouvements sociaux auxquels j’avais pu participer.
Il était impossible alors de comprendre ce mouvement social en lui apposant une grille de lecture classique
parce que le mouvement était, en fait, très hétéroclite au niveau politique.
En tant que documentariste, j’avais envie de chercher à comprendre sans pouvoir me dire « Ok, je suis du bon
côté ». Lorsqu’une amie m’a dit qu’un rond-point était occupé à la sortie de l’autoroute menant à Chartres, j’ai
tout de suite pris un billet de train.

Ce sont donc celles et ceux de Chartres, les premiers avec lesquels vous avez discuté, que vous avez filmés ?
Oui, j’ai rencontré ce groupe qui était sur ce rond-point dit des Propylées ou encore appelé Basic-Fit parce qu’il
est en face de la salle de sport du même nom. Cela faisait trois semaines, voire un mois qu’ils occupaient ce
rond-point. Ils s’étaient déjà constitués en groupe, avec un début d’organisation et des porte-paroles. Voyant
que je venais tous les jours et que je n’étais affilié à aucun média, ils m’ont bien accueilli. Ils étaient heureux et
fiers de pouvoir montrer ce qu’ils faisaient et qui ils étaient. Un rapport de confiance s’est instauré. Et je les ai
suivis ainsi jusqu’à la fin du mouvement.

Pour les filmer, n’étiez-vous pas face à un paradoxe : respecter le groupe en tant que tel, qui ne voulait pas de leader et, en même temps, distinguer des individualités, phénomène quasi consubstantiel au cinéma, parce qu’il y a toujours dans un groupe quelques personnes qui deviennent des personnages à l’écran ?
Je me suis posé la question en effet. M’en tenir à un portrait de groupe en ignorant que ce groupe est fait
d’individualités aurait été faux. Je me suis rapidement rendu compte que certain·es faisaient davantage que
d’autres pour la vie du groupe : organiser, prendre la parole, etc. Naturellement, j’ai tourné ma caméra vers
celles et ceux-là. Et au fur et à mesure, ces personnes sont devenues récurrentes, comme Agnès, Benoît ou
Allan. D’autres se sont révélées en cours de tournage. Au début, Nathalie était très discrète puis elle a pris de plus en plus la parole. Je l’ai vue éclore dans le groupe. Et c’est elle qui, par sa gentillesse, est venue vers moi.
En tant que réalisateur, je ne suis pas le seul à choisir de filmer tel ou tel. Le choix se fait à deux, avec la
personne qui vient se présenter d’une manière ou d’une autre pour exister dans le film. Ce sont des choix
réciproques, entre eux et moi, qui ne sont pas rationnels.

Étant donné la sociologie du mouvement des Gilets jaunes, il n’y a pas de hasard à ce que parmi les quatre personnages principaux du film, il y ait deux femmes, Agnès et Nathalie. Elles sont particulièrement marquantes.
Il y a une nécessité profonde chez elles qui se ressent. Une sincérité, une manière de s’exprimer très
directement, sans faire de grands discours. Elles ne sont pas dans l’idéologie mais dans l’expérience vécue.
Elles étaient aussi très présentes dans le mouvement. Socialement, ce sont souvent des femmes qui se retrouvent seules à élever leurs enfants, qui travaillent, ont du mal à joindre les deux bouts, avec des parcours de vies affectives compliquées. Déjà, au XIXème siècle, dans les milieux populaires, nombreuses étaient celles qui devaient mener leur vie de cette manière, seules avec enfant(s), le père étant parti ou mort. On comptait beaucoup moins de femmes au foyer que dans les milieux bourgeois.

Les Gilets jaunes insistaient sur le fait qu’ils n’avaient pas de porte-paroles. Or, Benoît et Agnès sont pourtant bel et bien porte-paroles de leur groupe.
Certains groupes préféraient le terme « coordinateurs », d’autres, comme celui de Chartres, ont opté pour «
porte-paroles ». Face à un élu local ou aux journalistes, il s’agissait de désigner quelqu’un ayant la parole facile
ou osant davantage exprimer les revendications. Cela a été leur force à un moment mais a généré aussi des
frustrations et des crises, comme on le voit dans le film quand le mouvement s’étiole.

Avec cette nuance supplémentaire qu’Agnès, quand elle est interviewée sur les Champs-Élysées par une
journaliste, précise qu’elle n’est pas porte-parole. En fait, elle signifie-là qu’elle n’est pas porte-parole
nationale.

En effet. Mais cela souligne leur volonté de rester toujours le plus horizontal possible. Ils cherchaient à être le
plus égalitaire possible, à respecter la démocratie interne et la liberté de chacun de faire ce qu’il voulait et,
malgré tout, à organiser un mouvement sans l’aide d’aucune structure existante. C’était donc très compliqué.

Pouvez-vous décrire les différents parcours de vie des quatre personnages principaux, Nathalie, Agnès,
Benoît et Allan ?

Nathalie a été représentante syndicale dans l’usine où elle travaillait, et le syndicalisme l’a déçu. Elle le dit dans
le film : « Dans les manifestations, on se retrouvait toujours à dix pelés ». Elle s’en est lassée. Agnès vient d’une
famille plus aisée, d’entrepreneurs. Elle a vécu un déclassement avec un parcours de vie heurté. Politiquement
elle découvrait tout et, à la fois, elle faisait preuve d’une grande lucidité et de pragmatisme. À tous les
problèmes elle cherchait une réponse. À l’image du mouvement, qui, sans cadre idéologique, a élaboré des
revendications en fonction des questions posées. Par exemple, pour financer la TVA à 0% sur les produits de
premières nécessités, ils disaient qu’il fallait taxer les produits de luxe. Leur réflexion économique s’est mise
ainsi peu à peu en place.
Benoît a eu lui aussi un parcours accidenté, il a été sans-abris. C’est un solitaire, qui a une réflexion plus
théorique, et qui, par son charisme, sa capacité à prendre la parole, a fédéré et s’est retrouvé propulsé en
avant. Mais il a dû faire face soudain à trop de responsabilités. Il a fini par être très critiqué par une partie du
groupe qui, en même temps, ne voulait pas prendre sa place. Benoît connaît alors la solitude des chefs. En cela,
il est hyper cinématographique. C’est pour cette raison que j’ai tenu à faire ce plan sur lui, la nuit, quand il
promène seul son chien.
Allan vient d’un milieu très modeste, et appartient à une génération qui n’a pas fait d’études mais refuse de
vivre le salariat pauvre comme ses parents. Il a gagné sa vie en jouant au poker. Il s’est même retrouvé à Malte,
où il a été totalement immergé dans ce milieu. Avec une perte de sens totale. Le mouvement des Gilets jaunes
a redonné du sens à sa vie. Allan était avide de comprendre ce qui se passait tout en éprouvant les limites de
ses connaissances. Il lisait beaucoup et regardait des vidéos internet pour s’auto-former, mais se retrouvait face à un bric-à-brac politique. D’où, dans le film, ce qu’il dit sur la nécessité d’intellectuels.

Allan exprime aussi une préoccupation écologique.
Oui, très forte. C’est le seul qui l’exprime. Il n’appartient pas à cette jeunesse éduquée, consciente des
problèmes, qu’on trouve dans des organisations telle qu’Extinction rébellion ou qui suivent Greta Thunberg.
Mais il ressent bien le danger. Les plus vieux sont pris dans leurs problèmes d’argent, de survie ; lui est
vraiment obsédé par le fait qu’on court à la catastrophe.

Tous sont très émouvants. L’émotion est d’ailleurs une donnée très importante de votre film.
En tant que cinéaste, je ne cherche pas à rendre compte du réel mais à transmettre l’émotion de ce que j’ai
perçu. Mon but, c’est que le spectateur soit pris, lui aussi, dans l’émotion de ce qui se passe à l’écran. À
l’inverse de Nuit debout, où les participants remettaient à plat la société mais de façon plus théorique, le
mouvement des Gilets jaunes s’est lancé directement dans l’action. Et c’est à travers l’action qu’ils ont tenté
d’élaborer quelque chose, des revendications et une réflexion cohérente. J’ai voulu saisir cette énergie, cette
nécessité intérieure qui fait aller de l’avant, et qui n’était pas dénuée de candeur. C’est pourquoi j’ai eu besoin
des entretiens en tête-à-tête pour capter cette émotion-là. Agnès et Nathalie, notamment, étaient très conscientes de ce que je cherchais, et elles me l’ont offert. Il y a eu entre nous quelque chose de très fort de
l’ordre du don et du contre-don.
Vous avez procédé à des entretiens, en effet, où l’on vous entend même parfois poser une question. C’est la première fois que vous faites cela dans un film.
Après Makala, dont la forme était très pensée en amont, j’ai souhaité me laisser porter par ce qui se passait, ne
pas trop contrôler. Je pouvais aller ainsi vers des choses que je ne fais pas habituellement, comme des
entretiens. C’est une forme de liberté que je me suis donné.
Par ailleurs, je ne pouvais pas recueillir, au cours des réunions ou sur les ronds-points ou dans les
manifestations, cette parole plus intime que je recherchais. Il fallait que je sois avec eux dans un contexte hors
groupe. Cette parole-là ne pouvait advenir que grâce à la relation que j’avais établie avec chacun et chacune en
particulier. Et je ne suis pas resté sur la sacro-sainte position du documentariste qui observe. J’ai ressenti l’envie d’être davantage impliqué, d’où le son de ma voix qu’on entend en effet par moment lors de ces conversations.

Un certain dogmatisme réprouve le recours aux interviews dans le documentaire, comme s’il s’agissait d’une impureté. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas le sentiment de déchoir esthétiquement quand je fais ces entretiens. Tout est impur, le mouvement
est impur, le cinéma est un art impur. Je ne tiens à me soumettre à aucun dogme, d’autant plus quand il s’agit
de poser un regard sur les Gilets jaunes. Si je m’étais interdit ces interviews, je n’aurais pu atteindre l’émotion
qui était au coeur du projet.
Réaliser des entretiens ne signifie pas faire du reportage, qui contrairement au documentaire de création, est
normé, calibré. Les entretiens peuvent être intégrés dans une démarche artistique. La nécessité du film
dépasse les considérations formelles et j’aime la liberté d’utiliser des formes hétéroclites.

Comment caractériseriez-vous les revendications du groupe de Gilets jaunes que vous avez filmé ?
Elles sont représentatives de celles qui ont été portées par l’ensemble du mouvement. À savoir la question de
la représentation, avec le référendum d’initiative citoyenne, et celle de la justice sociale et du niveau de vie : le
pouvoir de vivre et non de survivre comme ils le disent. Ces questions revenaient sans cesse dans leurs
discussions. Les thèmes sociétaux n’apparaissaient quasiment jamais.
Il arrivait que la question de l’immigration soit abordée de manière marginale. Dans ce cas, il pouvait être dit
qu’il y avait déjà suffisamment de pauvres en France pour ne pas s’occuper des autres. De même que certains
Gilets jaunes trouvaient que les chômeurs étaient trop payés par rapport aux salariés. Cela alors que beaucoup
de Gilets jaunes étaient ou avaient été chômeurs. Le discours dominant sur les « assistés », les « profiteurs » a
largement infusé dans les catégories populaires qui se retrouvent à rejeter ceux qui sont encore plus faibles
qu’eux.
Mais le mouvement a fait évoluer les choses. Beaucoup de Gilets jaunes, très individualistes au départ, se sont
rendus compte que d’autres souffraient aussi, qu’il n’y avait pas « qu’eux ». La lutte commune a créé un
sentiment de solidarité très fort. Aussi, le mouvement s’est très vite tourné vers le haut de la société : les riches, les politiques, les puissants… En un mot, l’élite. Selon leur vision, il y avait d’un côté les riches et de l’autre eux-mêmes, c’est-à-dire les pauvres qui travaillent.
À mes yeux, la révolte des Gilets jaunes est celle du petit peuple français. Celui des petites et moyennes villes
et des zones rurales. Il y a eu des tentatives de liaison avec les banlieues de grandes villes, mais ça n’a pas
vraiment pris. Je pense que c’est parce que les Gilets jaunes se considèrent légitimes au sein de la société française alors que les habitants des périphéries s’en sentent exclus. Il est notable que les révoltes de banlieues sont toujours cantonnées à leurs quartiers alors que les Gilets jaunes ont directement monté leurs barricades sur le lieu symbolique des privilégiés et des puissants, les Champs-Elysées. Les Gilets jaunes se sentent inclus mais oubliés. Ils espèrent encore en l’État. Ils demandent plus de services
publics, la présence plus forte d’une nation protectrice, l’égalité. Avec la possibilité de participer réellement à la
vie publique. Ce qui n’est pas du tout nihiliste, même si leur révolte a été radicale.

Justement, parlons de la violence. La répression opérée par les forces de l’ordre est évidente dans le film.
Qu’en est-il du côté des Gilets jaunes de Chartres ?

J’ai assisté à beaucoup de discussions, parfois très tendues, entre Gilets jaunes sur la question de la violence.
Elle était débattue d’un point de vue moral et aussi beaucoup par rapport à son poids sur le mouvement d’un
point de vue stratégique. Ils étaient conscients que sans les images de destruction sur les Champs-Elysées, les
premières manifestations auraient eu beaucoup moins d’impact médiatiquement et, en même temps, qu’elles
donnaient une mauvaise image au mouvement. Mais surtout, ils déploraient que beaucoup de sympathisants
n’osaient plus monter à Paris à cause des risques physiques encourus.
La répression policière brutale a fait peur à beaucoup et attisé une colère plus grande chez certains qui ont pu
peut-être rejoindre les black blocs. Ils ont été pris entre la matraque et la course en avant vers l’affrontement,
comme seul moyen de résistance.
On a beaucoup reproché sa violence au mouvement, ainsi que son absence de revendications claires et enfin
son manque d’organisation. Dans les trois cas, la critique est facile quand on se place de l’extérieur. Mais,
quand on regarde la façon dont est né et a vécu le mouvement, on est frappé par le fait que les Gilets jaunes se
sont attelés à toutes ces questions. Ils ont débattu du fait d’organiser des manifestations déclarées ou
sauvages, ils ont élaboré des revendications qui pouvaient devenir pléthoriques et ils ont cherché les moyens
de se structurer. Tout cela à l’échelle nationale, sans coordination préexistante et dans un contexte de
répression très dur. Ce ne sont pas les errements qui sont remarquables, c’est le fait qu’ils aient réussi à tenir aussi longtemps qui est incroyable.

Les images des manifestations parisiennes montrent que vous avez tenu à vous y immerger totalement.
Pourquoi ?

Les manifestations des Gilets jaunes ont été filmées sous toutes les coutures. On trouve des tonnes de vidéos
sur Youtube et cela crée un sentiment de saturation d’images spectaculaires dans lesquelles on n’est pas
impliqué. Ma démarche a été de me rapprocher de l’humain, de montrer la manifestation à travers le regard des
personnes que j’accompagne. C’est ce qui se passe, par exemple, avec Agnès, au début, quand elle essaie de
faire suivre aux Gilets jaunes le parcours autorisé, ou avec Allan quand la manifestation tourne, comme il dit, «
en cacahuète ». Parfois, je les perdais. Parce qu’ils restaient en retrait, saisis par la peur. Moi, je voulais voir. C’était important
pour moi d’aller aux endroits d’affrontements. Les cortèges n’avaient rien de classique, cela pouvait exploser un
peu partout. Ça me semblait important de le faire ressentir. Je voulais être physiquement présent, ne pas
porter de casque pour ne pas ressembler à un journaliste de presse en reportage de guerre. Les Gilets jaunes
que je suivais n’avaient pas le droit à des protections spéciales. Je n’en voulais pas non plus.
Le contraste entre l’organisation des forces de l’ordre, les rangées de CRS, et l’énergie désordonnée des
manifestants forment une composition graphique. Je voulais rendre l’aspect épique de la bataille.

L’aspect épique ?
Pour moi, le film raconte l’histoire de gens invisibles, qui, presque du jour au lendemain, se retrouvent projetés
sur la place publique et se rendent compte qu’ils ont quelque chose à dire. Des gens qui pensaient n’avoir
aucune place dans le monde et qui ont, d’un coup, l’espoir fou de pouvoir le changer. Car il y a eu très
rapidement cette idée, proprement révolutionnaire, que le mouvement des Gilets jaunes pouvait tout changer,
au moins la société française.
Il faut dire que les Gilets jaunes ont eu un engagement mille fois supérieur à celui de bien des militants et l’ont
payé au prix fort. Aller tous les jours dans le froid sur les ronds-points, sous la neige, la nuit. Risquer une
amende, une arrestation ou de perdre un oeil dans les manifestations. Certains ont cessé de travailler pour se
consacrer au mouvement, ce qui a représenté une prise de risque financière énorme. De même, certaines
femmes ont mis leur couple en danger, car les conjoints n’étaient pas tous d’accord avec les Gilets jaunes.
Toutes ces prises de risque étaient contrebalancées par le sentiment que quelque chose les dépassait, la
conviction qu’ils pourraient transformer la société en profondeur. Avec un côté candide, naïf même, qui les
rendaient vulnérables.
Il y a une dimension tragique à cela, mais aussi un souffle épique. Un peuple, c’est l’épopée brinquebalante de ces femmes et de ces hommes qui ont vécu quelque chose de plus grand qu’eux. C’est pourquoi il était important à mes yeux que le film porte l’énergie de cette ambition folle, celle de tout changer.
S’il y a du cinéma dans Un peuple, il vient beaucoup de là, l’envie de faire exister l’aspect grandiose de ce qu’ils
vivent. Cela se traduit dans mes mouvements de caméra et dans la façon dont je montre les personnages
pendant les manifestations.

Une dernière question : pourquoi cette chanson de Nino Ferrer, La Maison près de la fontaine, au début du film ?
C’est un morceau que j’ai entendu lors d’un pique-nique organisé dans le parc d’un château par des Gilets
jaunes. En l’écoutant, je me suis rendu compte à quel point cette chanson décrit précisément le changement
de société dont sont issus les Gilets jaunes, le passage de la campagne aux banlieues périphériques. À ces
classes populaires, on a dit que c’était le progrès. Un progrès qui ne leur a pas profité. Ils sont le fruit de ce
changement d’époque qui a été présenté comme radieuse, le monde des hypermarchés, les banlieues
pavillonnaires et les HLM, et qui s’est transformé en une mondialisation qui les a mis à la marge. On voit bien
que la population prolétaire, précaire, excentrée des grandes villes, n’a aucune existence dans les visions qu’on
nous vend encore comme étant l’avenir : celui des technologies de pointe, du monde connecté et de la société
de service. On voudrait nier cette population, mais elle existe et en grand nombre ! D’une certaine façon, les Gilets jaunes marquent le retour de l’existence de l’humain derrière les statistiques et
la mise en pleine lumière des corps marqués par la crise : ceux des classes populaires.

Propos recueillis par Christophe Kantcheff, décembre 2021