Une extraterrestre arrive sur Terre pour séduire des hommes avant de les faire disparaître.
D’après le roman éponyme de Michel Faber.
En sélection officielle au Festival international du film de Toronto 2013
En compétition officielle à la 70e Mostra de Venise
Avec : Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Lynsey Taylor Mackay, Dougie McConnell, Kevin McAlinden, D Meade, Andrew Gorman, Joe Szula
Réalisateur : Jonathan Glazer • Producteurs : James Wilson, Nick Wechsler • Scénaristes : Walter Campbell, Jonathan Glazer – d’après le roman de Michel Faber • Producteurs exécutifs : Tessa Ross, Reno Antoniades, Walter Campbell, Claudia Bluemhuber,Ian Hutchinson, Florian Dargel • Directeur de la photo : Daniel Landin BSC • Monteur : Paul Watts • Décorateur : Chris Oddy • Musique composée par : Mica Levi • Design des effets visuels : One of us
Jonathan Glazer
Après avoir obtenu sa licence de mise en scène et création de décors de théâtre à l’Université de Trent Polytechnic (Angleterre), il fait ses débuts comme metteur en scène de théâtre, monteur de bandes-annonces et réalisateur de clips vidéo d’identité visuelle pour la BBC. Il signe ensuite quelques clips légendaires tels que « Virtual Insanity » (Jamiroquai), « Karmacoma » (Massive Attack) ou encore « Karma Police » (Radiohead). Il réalise son premier film Sexy Beast, en 2000 et son deuxième, Birth, avec Nicole Kidman en 2004.
ENTRETIEN AVEC JONATHAN GLAZER
Après le fantastique suggéré de Birth, pourquoi avoir choisi la science-fiction comme vecteur de votre nouveau film ?
Le genre permet d’aborder de grands sujets de réflexion. A travers lui,
en l’occurrence par le biais du regard qu’un extraterrestre porte sur
nous, le spectateur est en immersion : il observe le monde et ses
contemporains d’un œil nouveau. C’est un parti-pris qui induit la
création d’un nouveau langage visuel, d’une grammaire cinématographique.
En tant que cinéaste, il y avait là un défi formel passionnant et
enivrant qui justifiait un si long processus de production.
Lorsque je commence un film, en particulier celui-ci, tout part d’un
ressenti. Je n’analyse pas les choses, je ne « vois » pas immédiatement
la représentation du personnage. La démarche artistique n’était donc pas
évidente; les premières versions du scénario étaient intéressantes mais
je n’arrivais pas à me projeter. Par contre, je n’ai jamais cessé de
vouloir faire ce film ! Au fil de l’écriture, nous avons compris qu’il
fallait débuter par les scènes où l’on voit comment les humains
réagissent en rencontrant Scarlett. Ce n’est qu’ensuite que l’on pouvait
la décrire, la matérialiser, parce que, dans l’histoire, elle s’exprime
peu et ne dégage pas d’empathie. La scène de la plage en est un exemple
flagrant !
Peut-on parler d’expérimentation visuelle, à l’instar du
cinéma de Nicolas Roeg qui, sur un sujet similaire, avait réalisé
L’homme qui venait d’ailleurs en 1976 ?
Beaucoup de gens ont fait ce rapprochement… pas moi (rires). J’ai vu
la plupart de ses films lorsque j’étais adolescent ; je me souviens de
certains plans, effectivement proches de l’expérimental, d’une narration
déconcertante, mais cela n’a jamais été une source d’inspiration pour
UNDER THE SKIN. J’ai surtout pensé à La grande illusion. J’étais
tellement en empathie avec les protagonistes ; je vivais littéralement
leur emprisonnement que lorsqu’ils se retrouvent à l’air libre, c’était
comme retrouver moi-même l’inspiration, l’oxygène. Cela a été l’une des
mes sources d’inspiration pour le parcours de Scarlett : être au plus
près d’elle puis s’échapper à ses côtés.
En revanche, inventer un langage visuel qui traduise le « vécu » de
cette extraterrestre sur Terre est une démarche expérimentale. Sauf
qu’elle n’est pas gratuite ou le fruit d’un caprice.
Plus généralement, je ne joue pas consciemment de références UNDER THE
SKIN est avant tout l’adaptation – très libre – du roman de Michel
Faber. Le scénario du film et le roman sont liés par la même approche
spirituelle : appréhender notre monde comme si on le découvrait pour la
première fois. L’histoire est racontée du point de vue de Scarlett : à
l’écran, ce qui est étranger, extra terrestre, c’est notre monde !
L’Écosse se prêtait parfaitement à un sentiment d’étrangeté. Et le peu
de dialogues se justifiait pleinement : l’intention des scènes et le
comportement du personnage sont suffisamment limpides pour éviter les
longues tirades.
Dans mon processus de création, il n’y a pas UN point de départ mais un
faisceau d’envies, de ressentis plus précisément par rapport à
l’histoire que je souhaite raconter. Rien n’est prémédité : le visuel
s’impose au fur et à mesure, en fonction du sens que je veux donner à
telle scène. Je ne me suis interdit aucune piste ; j’en ai supprimé
beaucoup, y compris celles que j’avais suivies durant des mois.
Ce qui frappe chez les hommes qu’Elle cherche à séduire,
c’est leur solitude. Peut-on y voir le fruit de vos réflexions sur
l’être humain ?
Je crois que nous sommes des êtres fondamentalement solitaires, même
lorsque l’on vit en couple ou en groupe. Lors de la préparation du film,
nous avons beaucoup sillonné les villes et photographié leurs
habitants, marchant dans les rues, en train d’attendre le bus, de
téléphoner, de fumer une cigarette etc… Cette solitude se lit sur la
plupart des visages, dans le geste le plus banal du quotidien. Les
hommes, en particulier. Ceux qu’aborde Scarlett semblent un peu perdus
jusqu’au moment où le désir les ramène, en quelque sorte, à la vie.
En revanche, je ne prétends pas tout savoir de l’humain ! J’aime en
parler, parce que cela me questionne et me fascine d’un point de vue
existentiel, mais je ne conclue à rien. A mon sens, UNDER THE SKIN est
un film témoin, au sens fort du terme : témoin de la beauté, de la
violence, de l’amour, de la compassion, de la bonté et de la laideur de
l’homme. C’est notamment pour ça que nous avons filmé bon nombre de
plans en caméra cachée. Par exemple, lorsque Scarlett s’arrête pour
demander son chemin à des inconnus ou lorsqu’elle s’effondre en pleine
rue. Ce que nous avons alors capté a servi le propos, car le rôle du «
prédateur » est d’abord d’observer. Combiner le « réel » à la
construction cinématographique – qui n’est pas spontanée – était le plus
grand défi à relever. Mais, à partir du moment où la méthode colle à ce
que l’on veut raconter, l’harmonie finit par s’imposer, naturellement.
Vous êtes-vous d’emblée accordé avec Scarlett Johansson pour
faire d’elle la plus sexy des « Bête » tout en évitant tout glamour ?
Absolument. C’est une « sexiest beast », comme vous dites (rires). Elle
est à la fois la Belle, celle qui ensorcelle les mortels, et la Bête,
celle qui condamne leur existence. Le projet a mis plusieurs années à se
concrétiser et je l’ai toujours tenue au courant de son avancée. Je me
suis longtemps interrogée sur la pertinence de choisir une actrice très
connue pour le rôle. Il fallait absolument que le spectateur se
retrouve en terrain étranger. C’était une question de crédibilité. Y
compris en terme d’interprétation : quelqu’un joue un extraterrestre qui
joue lui-même le rôle d’une femme. On a même songé à ce que Scarlett
porte un masque qui évoque une peau humaine !
En définitive, Scarlett a accompli un tour de force et s’y est
intensément préparée en terme d’artifices : l’accent, les tenues, le
maquillage, la démarche, les expressions, tout ! Elle passe du statisme
au mimétisme humain avec une incroyable fluidité.
J’ai très peu discuté du rôle avec Scarlett. Volontairement. Elle l’a
déchiffré au fil des jours, à l’instar de ce que son personnage découvre
progressivement de l’humanité. Elle a totalement joué le jeu. Dans son
approche du métier, Scarlett aborde ses personnages avec objectivité.
Elle a l’art de communiquer au public des idées qui, dans un scénario,
peuvent être abstraites. C’est exactement la manière dont
l’extraterrestre « digère » – littéralement, parfois ! – les
informations qui émanent inconsciemment des gens.
Scarlett a su traduire à l’écran la complexité, « l’authenticité » d’un
comportement non-humain. Elle a accepté de se livrer dans les scènes
les plus compliquées, comme celle où l’extraterrestre contemple sa
nudité dans le miroir. Ce fut un moment intense pour deux raisons :
Scarlett est en parfaite osmose avec son personnage qui s’observe
cliniquement et c’est pour elle, en tant qu’actrice érigée en
sex-symbol, le moyen de désérotiser son image. Scarlett a toujours été
en total contrôle de ce qu’elle jouait, de ce qu’elle était dans ce
film. C’est très frappant à voir et fascinant à filmer.
Dans vos deux précédents films, Sexy Beast et Birth, comme
dans vos clips – notamment « Karma Police » de Radiohead – vous semblez
tout miser sur l’immersion du spectateur grâce à un univers sonore
ultra-sophistiqué...
C’est l’un de mes grands plaisirs de réalisateur ! UNDER THE SKIN est
sans doute l’œuvre qui m’a permis d’explorer aussi profondément le
pouvoir du son. Ce film est comme un corps autonome avec des yeux et des
oreilles sur-développées (rires). Il fallait juste imprimer à ce corps
une unité : elle s’est construite au gré du casting, du choix de la
lumière, du décor, etc… L’environnement sonore devait être étrange,
décalé, à l’image de la place qu’occupe l’extraterrestre dans ce monde
qui lui est inconnu. J’ai aussi opté pour une musique séduisante,
érotique, hypnotique comme celles des clubs de strip-tease où l’on
cherche à « piéger » le client aussi longtemps que possible.
UNDER THE SKIN baigne dans une ambiance où les sens sont
continuellement sollicités. L’objectif est simple : comprendre ce
qu’Elle ressent à toutes les étapes de son histoire.
A l’instar de Birth, drame « fantastique » où un enfant se
présente à Nicole Kidman comme la réincarnation de son défunt mari,
UNDER THE SKIN détourne et revisite les codes du cinéma de genre.
Je n’ai pas l’impression de réinventer le genre fantastique ou le film
d’alien (rires). J’ai envisagé Birth non pas comme un film d’horreur
mais comme une histoire de fantômes japonais. Le portrait de cette
femme, sur le fil rouge entre foi et folie, était le moteur du film.
Mais je ne me vois pas comme un manipulateur qui se jouerait des règles
de tel ou tel genre.
Le lien qui unit Birth à UNDER THE SKIN est d’un autre ordre : il
traduit ma fascination pour ce qui se joue au-delà des apparences,
au-delà de ce que chacun d’entre nous – être social – veut bien montrer.
Prenez ce moment dans Birth où Nicole Kidman se trouve à l’opéra : tout
l’enjeu de la scène se déroule dans son regard où – si j’ai bien fait
mon travail ! – transparaît la violence de ses émotions. Sauf qu’en
dépit des apparences, ce qu’elle éprouve n’a rien à voir avec le
spectacle….
Quel est le sens de ces effets visuels organiques, quasi
viscéraux, comme ce lac noir qui emprisonne les soupirants séduits par
Scarlett Johansson ?
Ces effets participent du même processus créatif à l’origine du son et
de la musique : traduire la mouvance, l’instabilité, la perte de
repères. Je ne voulais pas que l’on puisse distinguer à l’image ce qui
relève du réel ou de la création numérique. Quant à ce lac sombre – où
l’on se retrouve par trois fois dans le film – il sollicite les sens et
non pas l’intellect. Le lieu est fascinant, puis angoissant, enfin
terrifiant par ce qu’il révèle sur les intentions de l’extraterrestre.
Au départ, je me suis « simplement » demandé à quoi ressemblerait un
tel endroit. Là encore, le défi était de se mettre dans la peau de
l’extraterrestre, de faire fi de toute rationalité. Ce qui explique
l’absence de décors imposants, de technologie ostentatoire qui sont
ancrés dans l’imaginaire collectif de l’homme. A mon sens, la «
crédibilité » est dans le dépouillement, le vide, parce qu’il est
propice à toutes les projections de l’esprit. Nous avons beaucoup
discuté en amont du tournage pour aboutir à ce concept limpide : absence
de forme connue, de lumière et de structures. Noir complet.
Avez-vous puisé dans vos rêves et cauchemars pour nourrir la forme singulière de UNDER THE SKIN ?
Cela m’est arrivé. J’en note certains et j’en oublie trop. Mon ambition
était de titiller l’inconscient du public, comme j’ai laissé parler le
mien. Je ne suis pas un extraterrestre : à l’écran, la plupart des
images viennent de mon imaginaire profond… qui est humain (rires). Le
public peut y être sensible ou non, mais je désirais lui lancer cette
invitation au voyage.
UNDER THE SKIN est une œuvre sensitive, sensorielle. Les films, souvent
au long cours dans lesquels je m’embarque, doivent m’ébranler,
m’émouvoir. Je cherche ensuite comment communiquer au public ce frisson
qui échappe à l’analyse intellectuelle. Ce qui n’a pas empêché mon
cerveau d’être pleinement sollicité, car véhiculer l’émotion au cinéma
passe par une grande maîtrise technique.
Je n’ai pas étudié l’art de filmer, comme on est censé le faire. Le
clip et la publicité m’ont servi d’école: on y apprend l’exigence car on
ne dispose que de quelques minutes pour imposer sa vision. Je ne fais
aucune hiérarchie entre ces différentes disciplines car l’objectif reste
le même : trouver la forme qui mette en valeur l’histoire.
Avec le recul, je n’ai rien anticipé lors du tournage de UNDER THE SKIN
: une fois fixée la ligne directrice du film, les pièces du puzzle se
sont mise en place au fur et à mesure. Ce n’est qu’à la fin que tout
s’est assemblé et a fait sens. Je compare souvent un film – celui-là en
particulier – à une sculpture. Je suis rivée à elle, je prends de la
distance, je remodèle certaines parties, je prends à nouveau du recul,
j’y reviens… jusqu’à ce que je l’estime accomplie !
Propos recueilli par Philippe Paumier