L’arrivée de Toto le marcassin chez Madeleine, le voyage de Vincent en Inde et ses démêlées avec les singes, ou les rêves de Joseph provoqués par la machine à pression continue. Trois histoires que va partager Pierre et qui convoquent d’une manière ou d’une autre notre rapport à l’animal, à cet autre prochain.
Sélection compétition nationale FID Marseille 2017 : Mention spéciale du GNCR – Prix Institut Français de la critique en ligne
UNDERDOX Film Festival 2017 (Munich)
Doclisboa 2017
Avec : Madeleine, Ghislaine Paul-Cavallier / Voix : Françoise Lebrun • Vincent, Vincent Barre / Voix : Jean-François Stevenin • Joseph, Pierre Lavenu / Voix : Rufus • Monette, Raymonde Leroux / Voix : Evelyne Didi • Pierre, Pierre Creton / Voix : Gregory Gadebois • Avec La Participation Amicale De Catherine Mouchet, Sabine Haudepin, Yves Edouard, Yves Lefebvre, Marie-Julie Maille Beauvois, Xavier Beauvois, Ramesh Tenzin, Ramesh Chand, Sophie Lebel
Scénario, Pierre Creton, avec l’aide de Mathilde Girard, Vincent Barré et Pierre Trividic • Image Pierre Creton et Léo Gil-Mena • Son Michel Bertrou • Montage Ariane Doublet • Montage son et Mixage Nathalie Vidal • Etalonnage Pierre Sudre • Produit par Arnaud Dommerc • Une production andolfi • En co-production avec Studio Orlando • Avec la participation du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, de la Région Normandie en partenariat avec le CNC et en association avec le Pôle Image Haute-Normandie • Avec l’aide du CNAP – Centre National des Arts Plastiques (Image – Mouvement)
Pierre Creton
Filmographie
2017 Va Toto !
2017 Sur la voie critique
2014 Petit traité de la marche en plaine. (réalisé avec Vincent Barré)
2013 Sur la voie
2012 Le marché, petit commerce docummentaire
2011 Le grand cortège
2010 N’avons-nous pas toujours été bienveillants ?
2009 Le paysage pour témoin, rencontre avec Georges-Arthur Goldschmidt
Maniquerville
2008 L’heure du Berger
2007 Les Vrilles de la vignes
2006 L’arc d’iris, souvenir d’un jardin. (réalisé avec Vincent Barré)
Paysage imposé
2005 Le voyage à Vézelay
Détour suivi de Jovan from Foula (réalisé avec Vincent Barré)
2004 Secteur 545
2002 Une saison
La vie après la mort
1994 Le vicinal
Va, Toto !
(EXTRAIT)
Madeleine
Madeleine est une femme élégante de soixante-dix-sept ans, originaire d’une famille d’industriels de la métallurgie. La première phrase que Madeleine m’adressa il y a vingt ans, alors que je taillais sur la façade calcaire de la maison troglodyte que j’habitais le rosier Ghislaine de Féligonde : « La vue doit être belle du haut de l’échelle ! » Madeleine est tout de suite devenue mon héroïne et je m’empressai d’écrire un scénario afin qu’elle y joue Madeleine auprès de Jean Lambert, paysan que je venais à peine de rencontrer à Vattetot-sur-mer. Bien sûr elle refusa : « Pourquoi ne pas penser à Sabine puisqu’elle est comédienne et dans les parages ? » Je comprenais que le cinéma était pour elle une ineptie à coté de la vie qu’elle agençait poétiquement, dans un mélange de rigueur et de négligé. J’avais beau l’été entretenir le jardin de Sabine à Etretat, c’est à Madeleine que je pensais. La déception ne fut pas si grande : Comment aurais-je dirigé Madeleine ? Le temps passa. Madeleine et Sabine quittèrent Etretat et moi Bénouville pour tous venir habiter Vattetot-sur-mer. Quand dix ans plus tard Toto débarqua comme un miracle dans la neige un vingt-quatre décembre sur le seuil de sa maison, ce fût un événement pour nous tous. Madeleine enveloppa le marcassin moribond dans un grand châle de Cachemire et le prit dans son lit pour la nuit. Le lendemain matin, Toto ressuscité par la chaleur ingurgita avec un peu de peine son premier biberon sur les genoux de sa mère adoptive, vêtue pour la manœuvre d’une blouse Carita élimée pourpre. Qu’est ce qu’il advient des victimes ? Se demandait Madeleine. Sont-elles faites pour être sauvées ? Ou sont-elles la preuve de l’incapacité du monde à réparer les injustices de leurs naissances et de leurs destins ?
Quand je rendis visite à Madeleine quelques jours après, Toto semblait déjà tout à fait intégré dans la ménagerie, avec ses grands chiens et ses quarante poules marans en liberté dans l’immense cour. Madeleine me servit un café et donna le biberon à Toto en une sorte de démonstration joyeuse. Plus la maïzena lui rejaillissait au visage, plus elle riait. Si cela vous amuse Pierre, de filmer, la balle est dans votre camp !
Va Toto ! de Pierre Creton – Récit
Préface de Mathilde Girard – Postface de Cyril Neyrat
68 pages, 10 euros
Parution le 13 octobre chez Post-éditions – coll. « faux raccord »
www.post-editions.fr
« Celui qui aime »
Entretien avec Pierre Creton
réalisé à Vattetot-sur-mer, le 9 août 2017, par Cyril Neyrat.
Comme beaucoup de tes films, Va,Toto ! émane
directement de ton territoire et de ton quotidien. Un matin, Madeleine,
une amie, découvre sur le seuil de sa maison un marcassin dont la mère
venait d’être tuée par les chasseurs. Comment un projet de film s’est-il
développé à partir de cet événement ?
C’est un long mûrissement. Il faut revenir vingt ans plus tôt : ma
rencontre avec Madeleine, mon désir de la filmer et son refus. A
l’arrivée de Toto, soudain, elle me propose de filmer. Or filmer Toto,
c’était aussi filmer Madeleine, c’était une manière de satisfaire ce
désir ancien. Ce que j’aime bien, et ce n’est pas la première fois que
cela arrive, c’est de partir d’une demande. Comme si le film ne venait
pas de moi, mais d’elle. Je filme à son invitation, vingt ans après son
premier refus. Cette longue attente me plaît, elle rejoint la notion de
territoire : il faut de la patience, de l’observation, laisser les
choses advenir selon leur rythme et leur circulation. Y compris celle
des animaux, car c’est bien l’arrivée subite de Toto qui a tout
déclenché.
Tu commences alors à filmer seul.
Oui, seul. Je m’installe chez Madeleine, je laisse le matériel chez
elle le soir, et je filme le quotidien avec Toto, jour après jour. Cette
phase dure le temps de la présence de Toto chez Madeleine, soit huit
mois. Je filme avec la caméra que j’ai sous la main, en DV 4/3. Lorsque
cette aventure sera devenue un film, avec un scénario écrit, des moyens
de production, le tournage principal se fera en équipe réduite et avec
une autre caméra, en 16/9.
Dans le film, tout ce qui appartient au premier tournage est monté en split screens. Pourquoi ce procédé ?
La raison première est formelle : au montage, il fallait trouver un
moyen d’agencer le 4/3 du premier tournage et le 16/9 du second. Accoler
deux images 4/3 permettait de tout ramener au 16/9 sans avoir à
déformer l’image 4/3. L’autre raison, c’est que j’y ai vu immédiatement
la forme d’un livre ouvert, page de gauche et page de droite. Cela me
plaisait car très vite après l’arrivée du marcassin dans nos vies,
Madeleine, Monette et moi avons eu envie d’écrire le « journal de
Toto ». On l’a fait tous les trois. J’ai commencé d’écrire et de filmer
en même temps. A ce moment-là, je n’étais vraiment pas convaincu qu’il y
aurait un film. Et comme j’ai pris tout de suite un grand plaisir à
l’écriture quotidienne du journal de Toto, j’ai pensé que les images me
servaient à écrire. Qu’au lieu d’écrire le scénario d’un film à venir,
je filmais le brouillon, les notes d’un livre en cours d’écriture.
Avec le split screen, c’est alors le journal de Toto, cette écriture quotidienne, qui se retrouve dans le film.
C’est ça, et d’ailleurs le split screen n’est utilisé que pour Toto, ce
qui, dans le cours du film, distingue fortement la vie avec lui. Comme
si les images avec Toto en 4/3 appartenaient à un autre monde.
Paradoxalement, c’est un monde à la fois plus imaginaire et plus
quotidien, puisque c’est la partie du film tournée comme un journal. On
retrouve la même contradiction à la fin, lorsque je filme Toto adulte en
16/9 derrière le grillage du parc où il vit désormais. C’est comme s’il
nous avait rejoint, dans notre image, notre temps, alors qu’il est
séparé par un grillage.
Ces paradoxes expriment très justement la réalité de notre
rapport aux animaux : les hommes coexistent dans le monde avec les
animaux en les séparant, en se séparant d’eux. Comme si on ne pouvait
plus être ensemble dans le même monde, le partager. Or, la possibilité
d’un tel partage est le sujet même de Va, Toto !, ce à quoi le film s’essaie.
Oui, c’est la réalité. Les hommes font tout pour nous séparer des animaux. Et
ce qui est très beau en Inde, à Shimla, c’est que la séparation entre
le territoire des singes et celui des humains n’existe pas, ou est très
floue. Bien souvent on ne sait pas si on est chez les singes ou chez les
humains. L’autre monde, auquel nous introduit Toto, est peut-être un
monde rêvé. Au-delà des rêves de Joseph, l’ensemble du film a pris au
montage une tournure onirique.
Les split screens nous plongent au plus près de «la
foisonnante présence des animaux », selon la formule d’Elisabeth de
Fontenay citée dans le film. Comment les avez-vous montés avec Ariane
Doublet, avec qui tu travailles ?
Il fallait créer des écarts, des décalages entre les deux images, et
qu’ainsi les êtres, le mouvement, la vie passent d’une image à l’autre.
Et ça, les animaux le permettent très bien, parce qu’ils ne cessent de
sortir du cadre, de le traverser, hors de notre contrôle et de notre
prévision. En même temps, ils sont vraiment conscients d’être filmés.
Depuis le temps que je les filme, j’en suis vraiment convaincu. Avec la
caméra, il y a une intensification du regard, qui les captive, affecte
leur comportement.
Tu as ressenti ça avec Toto aussi ?
Il était très impressionné par le pied de la caméra. Quand je mettais
la caméra sur le pied, ça l’attirait, il venait sans cesse le chahuter.
Heureusement Toto n’étais pas seul, d’autres animaux permettaient de
l’emmener ailleurs que devant la caméra. Notamment le chien de
Madeleine, qui joue un rôle important dans le film. Il a fait un peu le
passeur entre moi, Toto et Madeleine, il a permis quelque chose entre
nous. Il a accueilli Toto autant que Madeleine, mais sur son versant
animal.
C’est très sensible au début du film : on assiste à la rencontre entre un chien et un marcassin.
C’est ça, c’est une adoption. C’est très clair par exemple lorsque Toto
dort dans le panier du chien, qui est allongé à côté. Le chien a laissé
son panier au marcassin.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment, tu décides de faire un film ? Comment sont arrivés les autres personnages ?
C’est une lente évolution qui m’a conduit à penser qu’il y aurait
vraiment un film. Il y a d’abord eu la tentative d’écrire le scénario
avec un écrivain. Elle a échoué, notamment car ce n’était que l’histoire
de Toto, or il m’a semblé très vite que raconter une seule histoire ne
suffisait pas, que c’était trop peu, et pas juste. Car ça ne se passe
pas comme ça dans la vie. Il n’y a jamais une seule histoire. A partir
de là, Joseph et Vincent sont venus tous seuls au cours de l’écriture,
car c’était les relations que je vivais au plus proche, à ce moment-là.
Comment en es-tu arrivé à ce que le film soit ainsi conduit par les voix intérieures des personnages ?
Ces voix fictionnelles, ou romanesques, c’est l’enjeu même du film. Je
crois qu’on fait tous ça, se raconter sa propre vie. Et que ce n’est pas
tout à fait avec sa propre voix, mais avec une voix fictionnelle,
romanesque. Je crois qu’on a tous des voix, pas juste une
voix. Pour aller au bout de cette impression-là, j’ai pensé à des
acteurs pour dire les textes des voix intérieures des personnages :
Françoise Lebrun, Jean-François Stévenin, Rufus, Grégory Gadebois et
Evelyne Didi.
Ce choix des voix étrangères répond aussi à la nécessité de donner une
distance à chacun par rapport au récit de sa vie. Comme je faisais le
choix de filmer de vraies personnes, avec leur vraie vie, cette distance
était nécessaire. S’ils avaient parlé avec leur propre voix, ça aurait
été cruel, impudique.
Les enjeux sont forcément différents quand tu quittes ton territoire familier pour filmer Vincent en Inde.
L’Inde permet de parler de l’absence et de l’éloignement. Ce qui me
permet notamment, dans cette absence, de rencontrer Joseph. C’est quand
l’autre s’absente, dans l’amour qui demeure, que d’autres rencontres
sont possibles. C’est vrai aussi dans l’autre sens : en Inde, Vincent
existe en-dehors de notre relation.
La dimension du portrait est très importante dans le film. Tu
filmes beaucoup tes personnages en-dehors de l’action et de la parole,
dans une sorte d’immobilité pensive. On est face au visage, à son
mystère.
Ces partis pris de mise en scène viennent de l’écriture : ci ces plans
ont quelque chose du portrait, c’est qu’ils sont faits pour accueillir
des voix. Par exemple, quand je bois le café avec Joseph dans sa
cuisine, le matin, on s’est disposé dans l’espace pour que le plan
puisse porter le récit de ses rêves.
Et puis le portrait donne un autre accès au mystère de la personne, à
son intimité : que voit-on sur un corps, un visage ? On y devine ce que
chacun a traversé dans sa vie : le travail, la classe sociale, les
désirs, les blessures…
Ces fragments de vie ont aussi quelque chose d’exemplaire.
Sans que rien ne soit professé, sans recours à aucune forme d’autorité
ou de discours, Va,Toto ! affirme une manière de vivre, il défend et
illustre un mode d’habitation de la terre entre humains et animaux.
Quand tu filmes ce que tu aimes, ce n’est pas difficile. En même temps
je ne cherche rien : ni à montrer, ni à vouloir dire. Je me contente de
faire remonter les choses que je trouve et qui m’intéressent – des
images, des mots, des gestes –, sans chercher à tout comprendre. Et je
laisse travailler mon inconscient. Il y a tellement de choses dans Va, Toto ! dont
je ne sais pas ce que ça veut dire. Le sauna, par exemple. Je peux
avoir une interprétation. Et encore, pas une seule, plusieurs.
Un esprit d’enfance anime Va,Toto ! L’arrivée de Toto, le
voyage en Inde parmi les singes offrent à Madeleine et Vincent comme une
nouvelle enfance, contre la première. Le film conduit à penser que
cette seconde enfance est peut-être la vraie : celle qu’on vit
aujourd’hui, dans sa vie adulte. Cet esprit d’enfance se retrouve dans
la manière dont tu as réalisé ce film, avec une petite équipe sans
grande expérience, un parti pris de jeu qui t’autorise toutes les
audaces. Les split-screens ont quelque chose d’un jeu d’enfant. Comme le
retour de Toto incrusté dans la fenêtre ou la tanière du dernier plan.
Je crois que c’est l’enfance, l’innocence, aujourd’hui, qui fait faire
des films. Par ailleurs, je partage avec les personnages ce rejet de mon
enfance, je n’en ai aucune nostalgie. Mon livre Une honte, écrit pendant que je travaillais à Va,Toto !,
évoque ce côté traumatisant de l’enfance à partir d’une photo où l’on
me voit, âgé de 3 ou 4 ans, poser avec mon grand-père, mon père et mon
oncle, autour du cadavre d’un chevreuil tué à la chasse. Va,Toto ! est comme le contrechamp de cette photographie, ou son exorcisme.
Tu ne filmes pas les animaux comme des êtres humains, en les
anthropomorphisant. Au contraire tu filmes plutôt les hommes comme les
animaux, sans pour autant chercher leur supposée animalité. Si ton film
nous plonge au cœur de relations peu communes entre les hommes et les
bêtes, c’est peut-être avant tout parce que ton regard se soucie peu de
les différencier.
Pour moi il n’y a pas de différence. Je filme les hommes et les animaux
sans me poser l’éternelle question de ce qui les sépare. Pourtant, au
départ, j’avais pensé avoir recours à des animaux dressés pour le
cinéma. Quand j’y repense, quelle mauvaise idée… Aujourd’hui je suis
quand même très fier de ne pas avoir eu recours à cette facilité. Il
suffit de voir la scène avec le singe dans la chambre : il n’y a rien à
faire de spécial, juste à être patient, et travailler un peu. Trois ou
quatre matins de suite, ouvrir la fenêtre, appeler les singes, les
attirer alors que la plupart des gens les chassent. Mais eux sont
toujours prêts à venir, ils sont très demandeurs.
Ta pratique se caractérise dès l’origine par un refus de
séparer le cinéma de la vie : tes films procèdent de ton quotidien, de
tes rencontres, et le temps de leur réalisation se distingue le moins
possible du cours de l’existence. Alors que Va,Toto ! est ton film le
plus écrit et le mieux produit, sa réalisation n’a pas dérogé à cette
habitude.
Effectivement, le tournage s’est étalé sur un temps long, selon un
rythme lent et régulier : pendant une année, un weekend par mois. Seule
la partie indienne a été tournée en un bloc de quinze jours. A
l’époque du tournage, j’étais employé dans une ferme située près de chez
Joseph, où je faisais la traite. Ce qui s’est retrouvé dans le
scénario, puis dans le film, simplement car c’était la réalité de ma
vie. Il n’était pas question de mettre en scène artificiellement. Et
puis, comme toujours, je tenais à cet équilibre, à cette manière de
mêler ma vie quotidienne et ma pratique artistique, mon travail avec les
agriculteurs et la réalisation du film. Je me suis donc arrangé avec
mon employeur pour être libre un weekend par mois. « Cinéaste du
dimanche », ça me va très bien. Ou cinéaste amateur, au sens où l’entend
Roland Barthes : celui qui aime.