À Gaza, il faut arriver le soir au printemps, s’enfermer dans sa chambre et écouter les sons qui entrent par les fenêtres ouvertes… Nous sommes en 2018. J’ai 25 ans et je suis un voyageur étranger. Je rencontre de jeunes palestiniens de mon âge.
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Cinémondes, Festival international du film indépendant de Berck-sur-Mer / Quinzaine du cinéma italien Chambéry
Réalisation Piero Usberti • Image, Son, Montage Piero Usberti • Mixage Matthieu Deniau • Etalonnage Chloé Terren • Produit par Arnaud Dommerc et Piero Usberti • Production Andolfi
Piero Usberti
Italo-Français né en 1992 en Italie, Piero Usberti étudie la philosophie à l’université de Turin puis se tourne vers la réalisation. Il est aussi comédien, notamment dans les films de son frère, Tommaso Usberti. Il passe trois mois à Gaza au printemps 2018 grâce à un programme d’échange au sein du centre VIK d’échange culturel italo-palestinien, fondé par Meri Calvelli.
Entretien avec Piero Usberti
Vous êtes italien, vous vivez entre Paris et Sienne. En 2018, vous avez consacré votre premier film, un documentaire intitulé Un altro giorno, à la ville de Turin. Vous êtes aussi acteur, notamment dans les films de votre frère Tommaso. De quelle façon avez-vous été conduit à vous rendre dans la bande de Gaza pour y réaliser Voyage à Gaza ?
En 2018, après avoir passé ma licence de philosophie à Turin et réalisé Un altro giorno, je suis retourné vivre chez mes parents à Sienne, pour des raisons avant tout économiques. Mes études étaient finies, je savais que je voulais continuer à faire des films et je commençais de réfléchir à un autre projet, plus nettement documentaire, à nouveau consacré à une ville, mais cette fois à une ville que je ne connaissais pas. Il s’est trouvé qu’à l’époque de ce retour à Sienne, mon père, qui enseigne à la faculté, venait de mettre en place un échange Erasmus avec deux universités de Gaza. Il venait même de passer trois jours là-bas pour rencontrer les professeurs. Mon père et moi sommes très proches et nous avons toujours beaucoup discuté ensemble. Ce qu’il m’a raconté de son séjour à Gaza a tout de suite éveillé mon envie. Egalement grâce à mon père, j’avais dès l’adolescence suivi et participé, à Sienne, à des discussions et à des rencontres politiques liées à la Palestine. Mais le désir de ce film est d’abord venu du récit fait par mon père, de ce qu’il m’avait dit des gens, de la vie quotidienne, de la lumière et du vent… Désir d’aller y voir par moi-même, désir lié à la découverte d’un endroit et de sa population. Désir où, d’emblée, le voyage et le film ont été indissociables. Il ne s’agit donc pas d’abord d’un désir politique et militant, même si cette dimension est à l’évidence présente, et même très présente, dans Voyage à Gaza. Deux autres facteurs sont venus s’ajouter. D’abord l’arrivée à Sienne d’un premier étudiant palestinien, Sharif, qui m’a raconté sa vie là-bas. Ensuite l’intervention de celle qui avait fait entrer mon père à Gaza, Meri Calvelli. Grâce à sa très grande expérience des démarches en la matière, Meri a pu également me faire entrer. Sans son aide, le film n’aurait peut-être pas existé. Meri est la femme blonde qu’on aperçoit au début du film. Elle a créé à Gaza le centre d’échanges culturels italo-palestinien. Pendant qu’elle se chargeait d’obtenir les trois autorisations nécessaires – d’Israël, du Hamas et du Fatah –, je commençais à réfléchir au film. Mon idée était alors très simple : je voulais prendre pour simple fil rouge une série de rencontres et d’entretiens avec des jeunes gens de mon âge, observer leur façon de vivre et essayer de faire entrer la réalité de Gaza par cette sorte d’entonnoir. J’avais été très marqué par la découverte du Joli Mai (1963) de Chris Marker et Pierre Lhomme, par la force et la vitalité des entretiens qui le composent : pendant un certain temps, c’est avec ce film en tête comme modèle que j’ai avancé.
Que s’est-il passé, une fois que vous êtes arrivé à Gaza ?
J’ai effectué deux séjours. La première fois j’avais obtenu un visa pour un mois. Je suis rentré en Italie dans l’attente d’obtenir un second visa pour une durée deux mois. D’un séjour à l’autre, l’idée du film et ma manière de procéder ont évolué. La première fois, j’étais seul, avec ma caméra et deux micros. C’était d’autant plus compliqué et bouleversant que j’avais décidé de filmer tout de suite, sans round d’observation, sans même m’accorder le temps d’une sorte de debriefing avec moi-même. J’ai en particulier rencontré Sara dès le soir de mon arrivée, et c’est dès le lendemain que j’ai commencé à la suivre et à la filmer. Le deuxième séjour s’est déroulé de façon un peu différente. J’étais toujours seul à filmer et à prendre le son, mais j’étais cette fois accompagné de Sara, de Jumana et de quelques autres pour la traduction des entretiens en arabe. Il y avait donc quand même une certaine dimension de travail collectif. Si le premier tournage avait été assez chaotique, le second était un peu plus organisé et cadré. J’y ai fait par exemple davantage d’entretiens. Il se trouve aussi qu’entre-temps s’étaient déclenchées les manifestations de la Grand Marche du Retour, que personne n’avait évidemment anticipée et qui, bien sûr, a eu de profondes conséquences sur la vie des personnes qu’on voit dans le film.
Avez-vous rencontré des refus ? Certaines personnes ont-elles, pour une raison ou pour une autre, refusé de répondre à vos questions et de parler devant votre caméra ?
Non, au contraire. J’ai plutôt découvert leur facilité énorme à parler et à se confier, une facilité que je qualifierais presque de télévisuelle. Mon travail a donc consisté à casser cela afin de pouvoir accéder à quelque chose de plus intime et de plus personnel. Dans l’ensemble j’ai été accueilli de manière très chaleureuse. Ces gens qui vivent enfermés semblent toujours heureux de rencontrer « un voyageur ».
A votre retour au terme de ces deux séjours, disposiez-vous d’une matière importante ?
J’avais accumulé 45 heures de rushes. Pour moi c’était énorme. Je travaillais seul, sans monteur ni producteur, sans autres interlocuteurs que quelques amis ou collègues. L’organisation de toute cette matière a été une expérience parfois douloureuse mais aussi très formatrice, une expérience assez extraordinaire dont je pense être sorti grandi. Comme je vous l’ai dit, l’enjeu pour moi était d’abord cinématographique, j’étais donc vraiment à la recherche d’une forme… Et cette forme me semblait d’autant plus nécessaire à trouver qu’une fois rentré en Italie, j’ai dû reconnaître qu’en termes d’entretiens, je ne disposais pas d’une matière assez riche pour un film à la façon du Joli Mai. Je l’ai d’abord ressenti comme une déception, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Reste qu’il m’a fallu du temps pour me décider à utiliser une voix off, pour trouver la juste imbrication du texte et des images, pour construire les séquences… Au départ je n’en voulais pas. Ce n’est que lorsque, dans un moment de dépit, j’ai commencé à consigner par écrit mes impressions de voyage encore vivaces que j’ai commencé à changer d’avis.
Vous avez fini par adopter une forme et une construction tout à fait singulières. Voyage à Gaza s’ouvre par des images de l’enterrement du photographe Yasser Mortaja, mort à 27 ans, accompagnées par des réflexions sur le dispositif de surveillance constant de la Palestine mis en place par les Israéliens. Mais ensuite, vous abandonnez ces considérations pour aller vers quelque chose de plus nettement personnel… Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
J’ai voulu que mon film s’ouvre par une sorte de prologue. J’y tenais à cause de la figure de Yasser Mortaja. Je ne l’ai pas rencontré, mais beaucoup m’ont parlé de lui d’une manière qui m’a profondément frappé. J’ai en revanche assisté à ses funérailles, et ça a été un choc. Lorsque j’ai commencé à noter mes impressions de voyage, la figure de Yasser m’est revenue pour ainsi dire naturellement. Je tenais également à ce prologue en termes de tonalité et de rythme : le tambour, cette voix off si chuchotée qu’elle pourrait être mentale… D’emblée, le film se situe ainsi à la rencontre de l’esthétique et du politique. C’était pour moi très important. Voyage à Gaza commence par une manière de dénonciation publique, mais d’emblée aussi il a ce caractère intime qui sera davantage développé par la suite. Yasser Mortaja a été un des premiers morts de la Marche du Retour. Ouvrir le film avec lui permettait à la fois de parler de la situation en général et de commencer, déjà, à lui donner un tour plus individuel. Enfin, je trouvais important qu’on entende tout de suite un nom propre, alors qu’il est si rare que les morts palestiniens soient nommés. Ce choix de la nomination faisait partie de mon projet politique.
Projet politique et projet esthétique sont, comme vous le dites, inséparables. À ce propos, le spectateur de Voyage à Gaza ne peut manquer d’être surpris et frappé par la beauté de ce qu’il voit et entend : la beauté des lieux, la beauté des visages, la force positive des propos mais aussi l’éclat des sourires…
À mon arrivée, j’ai moi-même été très vite frappé par cette beauté. On dit souvent que les gens de Gaza sont beaux. C’est vrai. Je pense à Sara ou Jumana, mais je pense aussi aux deux frères de la fin, dont je ne peux voir les visages sans en être à chaque fois bouleversé. Beauté dont les Israéliens eux-mêmes sont conscients : on sait qu’ils ont de grands projets touristiques à Gaza… À travers cette beauté, celle des visages, des sourires et des propos eux-mêmes, j’ai pu malgré tout retrouver un peu du Joli Mai, où cet aspect était déjà très présent. Plus d’une fois, j’ai aussi pensé à Pier Paolo Pasolini, à ce que celui-ci, dans les années 1960, disait de l’Italie des années 1950 et de ses visages, de ses corps, d’une certaine beauté sur le point de disparaître… À Gaza, j’ai eu l’impression de retrouver cela comme si, bizarrement, je renouais le fil d’une histoire qui était aussi un peu la mienne.
Votre film est politiquement très clair. Vous êtes avec les Gazaouis. Vous montrez qu’ils vivent dans une prison à ciel ouvert, vous dénoncez l’occupation et les agressions israéliennes… A certains moments toutefois, votre critique se porte également sur les aspects traditionnalistes parfois répressifs de la société palestinienne.
C’est vrai, mais je ne dirais pas qu’il s’agit de ma critique. Je ne me serais jamais autorisé à parler de cet aspect des choses si ceux que je filme ne l’avaient pas évoqué eux-mêmes. Cette critique et même cette révolte sont présentes à peu près chez tous, bien que de manière très différente selon les cas : critique et révolte très explicites chez Mohanad et Mohammed, plus physiques peut-être chez Sara et Jumana… Rejet non seulement des traditions, mais aussi de la manière dont, comme cela arrive souvent, le Hamas en a usé pour asseoir son autorité. C’est une critique qui vient avant tout de ceux que je filme. Même si j’ai beaucoup lu sur la Palestine et son Histoire, je tenais à ce que ce qu’on entend et voit dans le film découle du voyage seul et non d’un savoir acquis a priori. Lorsque je me suis rendu à Gaza pour mes deux tournages, cette critique de la société et des traditions était très présente. C’est pourquoi j’ai tenu à lui faire une place, à montrer comment des conditions de vie déjà très difficiles peuvent être rendues plus pénibles encore par certaines traditions ou interdictions. Je crois qu’il n’y a toutefois aucune ambiguïté : la première cause de ces difficultés reste l’occupation israélienne. Et si cette critique apparaît dans le film, c’est parce que ceux que j’ai interviewés ont donné leur accord pour cela et même estimé que c’était nécessaire. Tout ce dont je parle là appartient bien sûr à un contexte auquel le 7 octobre a mis fin. Cette critique de la société palestinienne est beaucoup moins présente dans le contexte actuel, où elle prendrait de toute façon un sens très différent.
Voyage à Gaza a été achevé peu de temps avant le 7 octobre, mais c’est après qu’il a commencé à être montré. De quelle manière la signification, voire la nature de votre film se trouvent-elles selon vous modifiées par cet événement ?
C’est évidemment une question à laquelle j’ai énormément réfléchi. Entre autres choses, je me suis demandé s’il fallait que je change quelque chose au film. J’ai fini le montage une semaine avant le 7 octobre, et quand celui-ci est arrivé, j’étais dans l’attente du retour d’Arnaud Dommerc, devenu mon producteur avec sa société Andolfi. J’étais à la fois très curieux et très anxieux de sa réaction. Il n’y a eu en fait aucun problème : Arnaud et moi sommes très vite tombés d’accord pour décider qu’il ne fallait rien changer au film, sinon y ajouter le carton final que vous connaissez. C’est tout.
Ce film, que j’avais tourné et monté au présent, est devenu par la force de l’Histoire un film au passé. Aujourd’hui, Voyage à Gaza montre à quoi y ressemblait la vie avant le 7 octobre. Je crois même pouvoir affirmer qu’avec cet événement, ce que le film montre et donne à entendre possède d’autant plus de force. Je ne m’en félicite évidemment pas, mais je le constate. Il est bon en tout cas qu’à un moment où Gaza est si présent dans l’actualité, un film puisse montrer ce qu’était la Grande Marche du Retour, comment on vivait là-bas avant…
Lorsqu’est arrivé le 7 octobre, j’ai aussitôt pensé à une phrase de Nelson Mandela et qui dit que c’est l’oppresseur qui choisit la forme de résistance adoptée par l’opprimé. Il me semble qu’à présent, mon film raconte quelque chose qui a à voir avec ça. Je ne voulais surtout pas que cette expérience qui, pour moi, a été politique mais aussi humaine, soit détruite par un événement politique. Je ne le voulais ni pour moi, ni pour ceux qui apparaissent dans le film. Pour cette raison aussi, il importait que Voyage à Gaza demeure tel quel.
Avez-vous gardé des contacts avec les personnes qui interviennent dans votre film ?
Sara est venue à Sienne dans le cadre de l’échange Erasmus évoqué tout à l’heure. Elle vit maintenant à Milan. Entre-temps elle a même vécu un temps chez moi. Actuellement elle a terminé ses études de « Public and cultural diplomacy » et cherche désespérément un travail qui soit en lien avec ses études, comme le travail qu’elle faisait à Gaza, qui lui plaisait. Elle souffre énormément de la situation actuelle : toute sa famille a vécu le génocide pendant des mois. Le jour où leur maison a été bombardée ils étaient tous dedans et par miracle personne n’est mort. Les secours qui sont arrivés s’attendaient à chercher des corps sans vie et ont vu à la place 10 personnes entre 5 et 70 ans qui sortaient de ce désastre, les visages zébrés entre le gris foncé du ciment pulvérisé et les larmes qui coulaient dessus… C’est une sœur de Sara qui me l’a raconté.
Je suis également resté proche de Mohanad. Il est en Belgique depuis deux ans. Le pâté de maisons où il habitait a été rasé quelques jours après le début de l’attaque. Lui et sa famille, qui est heureusement vivante, ont tout perdu. Ils sont devenus indigents d’un jour à l’autre. Tous les livres qu’il avait recueilli en tant d’années sont perdus… Maintenant il reconstitue courageusement une nouvelle bibliothèque dans son petit appartement à Ghent.
J’ai moins de nouvelles de Mohammed et de Jumana : le premier est en Turquie, et dans nos courts échanges il m’a paru ravagé par la douleur. Une de ses sœurs a été assassinée.
Jumana est sortie de Gaza il y a peu de temps. Elle a vécu des longs mois à Gaza pendant le génocide, en travaillant sans répit dans les assos qui géraient les distributions de nourriture et qui s’occupaient de soutenir le moral des enfants avec différentes activités. Depuis l’époque du film elle est devenue journaliste et a acquis une certaine notoriété sur les réseaux. En revanche je n’ai gardé aucun contact avec les deux frères qu’on voit à la fin…
Hani et Douua, les jeunes mariés, sont en Algérie. Il y a quelques années le père de Hani est mort et sa mère est maintenant seule dans l’enfer de cette invasion… Hani en Algérie est devenu prof de chant et garde sa douceur et sa politesse merveilleuses même en ce moment sans précédents.
J’avais hâte de leur montrer le film. Ils l’ont vu et aimé. C’était pour moi la chose la plus importante. J’étais très ému que, malgré le changement de situation, ils l’aient trouvé juste.
Je voudrais finir par évoquer le titre que vous avez choisi. Il est d’une simplicité qui peut presque apparaître comme une provocation : Gaza n’est pas, au sens usuel du mot, une destination de voyage.
Longtemps j’ai pensé à d’autres titres. Celui-ci a surgi à la fin du montage. Je trouve qu’il rend justice au film. Il peut attirer un spectateur qu’un intitulé trop militant ferait fuir. Inversement, il ne risque pas pour autant de décevoir un spectateur qui, lui, attendrait un film directement et uniquement politique. Plus profondément, Voyage à Gaza est vraiment un film-voyage. Il n’y a pas eu d’abord un voyage, puis un projet de film né de ce voyage. Il n’y a jamais eu désir de voyage sans désir de film. Les deux sont toujours allés ensemble. Le titre, je crois, exprime cela.
Vous dîtes qu’il est un peu provocateur. Je n’y avais pas pensé mais je crois qu’il l’est en effet, de façon positive. Aujourd’hui que la destruction de Gaza est en cours, Voyage à Gaza a pris un autre sens. Il désigne un rêve impossible ou un cri désespéré. Je tenais à ouvrir cette possibilité, je voulais qu’on puisse aussi entendre dans ce titre une invitation toute simple à aller découvrir ce pays merveilleux.
Propos recueillis par Emmanuel Burdeau, 18 juillet 2024