Si c'était de l'amour de Patric Chiha
Film soutenu

Si c’était de l’amour

Patric Chiha

Distribution : Norte Distribution

Date de sortie : 04/03/2020

France - 2019 2k - 2K -1h22- 1.85:1 - Dolby 5.1

Ils sont quinze jeunes danseurs, d’origines et d’horizons divers. Ils sont en tournée pour danser Crowd, une pièce de Gisèle Vienne inspirée des raves des années 90, sur l’émotion et la perception du temps. En les suivant de théâtre en théâtre, Si c’était de l’amour, documente leur travail et leurs étranges et intimes relations. Car les frontières se troublent. La scène a l’air de contaminer la vie – à moins que ce ne soit l’inverse. De documentaire sur la danse, le film se fait alors voyage troublant à travers nos nuits, nos fêtes, nos amours.

Avec : Philip Berlin, Marine Chesnais, Kerstin Daley-Baradel, Sylvain Decloitre, Sophie Demeyer, Vincent Dupuy, Massimo Fusco, Nuria Guiu Sagarra, Rehin Hollant, Antoine Horde, Georges Labbat, Oskar Landström, Theo Livesey, Louise Perming, Katia Petrowick, Richard Pierre, Anja Röttgerkamp, Jonathan Schatz, Gisèle Vienne, Henrietta Wallberg, Tyra Wigg

Réalisation Patric Chiha • Image Jordane Chouzenoux • Montage Anna Riche • Son Pierre Bompy • Montage son & Mixage Mikaël Barre • Etalonnage : Gadiel Bendelac • Administration  Yann Pichot • Production exécutive Katia Khazak • Production Charlotte Vincent – Aurora Films • d’après CROWD de Gisèle Vienne • Une production Aurora Films •
Avec le soutien de
Ministère de la Culture / Direction générale de la création artistique, de la Région Île-de-France, en partenariat avec le Centre National du Cinéma et de l’image animée, Image/mouvement du Centre national des arts plastiques

Patric Chiha est un cinéaste autrichien d’origines hongroise et libanaise, né en 1975 à Vienne. Après des études de stylisme de mode à l’ESAA Duperré (Paris) et de montage à l’INSAS (Bruxelles), il réalise plusieurs courts et moyens-métrages, et documentaires (dont Les Messieurs et Home) montrés dans de nombreux festivals. Son premier long-métrage, Domaine (2009), avec Béatrice Dalle, est sélectionné à la Mostra de Venise. Suivent Boys like us (2014) et les documentaires Brothers of the night (2016) et Si c’était de l’amour (2019), tous deux sélectionnés à la Berlinale. La bête dans la jungle (2023) est son cinquième long-métrage.

FILMOGRAPHIE

2023 La Bête dans la jungle

2019 Si c’était de l’amour [doc]

2016 Brothers of the night, [doc]

2014 Boys like us

2009 Domaine

2007 Où se trouve le chef de la prison ? [cm]

2006 Home

2005 Les Messieurs [doc]

2004 Casa Ugalde, [cm]

logo acid

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Comment est né ce film ? Et pourquoi avoir choisi parmi les nombreuses pièces de Gisèle Vienne de travailler sur Crowd ?
Quand on réalise un documentaire, la première question qu’on nous pose en général est celle du sujet. C’est un film sur quoi ? En général, je réponds sur rien ou sur tout. C’est évidemment un peu exagéré, mais je crois que les films que j’aime dépassent toujours leur sujet de départ. Non pas parce qu’ils seraient malins et arriveraient à enfouir le sujet sous une forme sophistiquée ou extravagante, mais parce qu’ils font d’abord confiance aux visages, aux gestes, aux lieux, à la lumière, au son… Le vrai sujet apparait ensuite. J’ai l’impression que c’est encore plus vrai quand on filme la danse : on ne peut partir du sens, de ce que ça veut dire, on part du mouvement – comme les frères Lumière filmaient un train entrer dans une gare – et on attend, patiemment, que le sens arrive.
Au centre du film, il y a Crowd, la pièce de Gisèle Vienne qui questionne de manière magnifique la fête, l’amour et comment nos émotions transforment notre perception du temps. Gisèle Vienne et moi, nous nous sommes rencontrés en classe de première, à 16 ans. Nous sommes beaucoup allés danser ensemble, dans les clubs, les raves… Même si ce que nous faisons est très différent, il y a des liens plus ou moins secrets entre ses pièces et mes films. Je ne sais pas… les forêts autrichiennes, une violence plus ou moins sourde, les boites de nuit, Robert Walser, le sentiment comme centre de la création, mais aussi comme mystère insoluble…

De manière plus concrète, Gisèle, sa façon de travailler, en particulier avec les danseurs, m’ont appris beaucoup de choses sur mon propre rapport à mon métier : sa façon de partir du corps pour faire surgir du sens, comment le fait de s’abandonner permet à des choses inattendues, à la vie, de survenir. Au cinéma, nous parlons de direction d’acteur, mais n’est-ce pas le contraire ? Ne faisons-nous pas des films justement parce que quelque chose nous échappe ? Ou bien n’est pas formulable en mots ? Et d’ailleurs, n’est-ce pas la même chose en tant que spectateur ? Ne cherchons-nous pas davantage à nous perdre plutôt qu’à nous voir confirmé dans quelque chose ?
À la première de Crowd (Festival d’Automne, 2017), j’étais assis au premier rang. Je découvrais les danseurs, leur présence fascinante, euphorique et tragique à la fois, la fiction qui s’immisçait lentement dans la danse, les histoires et personnages qui apparaissaient… et les corps au ralenti… tellement lents qu’on aurait pu se lever et les toucher… et partir avec eux. J’étais assis si proche que je ne pouvais pas tout voir. Mon regard a circulé, s’est fixé sur des moments et en a raté d’autres, j’ai adapté la pièce ou plutôt je l’ai découpée, montée à ma façon, en effectuant des gros plans. Et c’est finalement le chemin de la pièce, on part du groupe pour arriver aux histoires individuelles. Une scène m’a particulièrement saisi : Oskar, au crâne rasé, s’approche du jeune Vincent. Il le touche, hésite, revient, veut l’embrasser. Vincent ne bouge pas. Oskar tente d’entrer en lui. Mais c’est impossible, l’autre est inaccessible, impénétrable. Il y a cette phrase de Paul Valéry que je trouve très belle et qui m’aide à comprendre ce que je fais quand je filme : « Ce qu’il y de plus profond dans l’homme, c’est la peau. » Dans ce geste d’Oskar vers Vincent, je vois quelque chose de l’essence du sentiment amoureux, du désir, mais aussi du cinéma, quelque chose que je n’arrive pas à mettre en mots, mais que j’ai voulu chercher en image, avec les outils du cinéma. Le geste amoureux comme le geste de cinéma, c’est aller vers l’impénétrable. C’est accepter le trouble, le risque de se perdre, l’amour non partagé…

Aviez-vous l’idée d’un dispositif particulier quand vous avez commencé à tourner ? Filmer des danseurs n’est pas forcément simple, s’inscrire dans l’intimité de la troupe non plus… Comment cela s’est-il fait ?
Très tôt, après avoir décidé avec Gisèle et ma productrice, Charlotte Vincent, que nous allions tourner ce film, j’ai compris que j’allais l’aborder non pas comme un documentaire sur quelque chose, mais comme une adaptation, comme on adapterait (librement) un roman. Pendant plusieurs mois, nous avons suivi, en équipe réduite, la tournée de Crowd. Même si j’avais écrit des dossiers de financement, je n’avais aucune idée de ce que nous allions faire concrètement. Il ne s’agissait évidemment ni de perturber des gens au travail, ni d’essayer d’expliquer quelque chose qui n’est pas explicable, en passant par des interviews classiques. Et je me méfie des dispositifs préétablis qui sont comme des grilles formelles qu’on appliquerait à tout et n’importe quoi. Au début, j’ai paniqué – silencieusement. Ma productrice a su me rassurer en me rappelant ce que je
pense moi-même : c’est précisément quand on cherche que l’on ne trouve pas et c’est en s’abandonnant que quelque chose peut advenir. Ces films-là demandent beaucoup de patience. Nous filmions d’abord les échauffements, les répétitions, les loges… Nous ne faisions pas de captation de la pièce, mais la redécoupions entièrement en filmant sur scène, au plus proche des visages. Gisèle nous faisait totalement confiance, elle savait que j’allais déconstruire, retravailler beaucoup d’éléments et ça l’excitait. Il me semble qu’elle ne voulait surtout pas être confirmée dans quelque chose, mais surprise. Même si les danseurs étaient un peu méfiants au début, petit à petit, ils ont aimé travailler ainsi, avec une caméra collée à eux, en gros plans, cela faisait évoluer leur jeu vers plus d’intériorité. Puis ils ont commencé à « jouer » avec nous, à s’ouvrir… Leurs journées de travail en tournée étant très chargées, il ne restait qu’un peu de temps pour tourner en matinée ou tard la nuit.
D’un commun accord nous décidions d’un endroit (une chambre d’hôtel, le hall du théâtre…) pour passer une heure ou deux ensemble. On attendait que quelque chose arrive, on flottait. C’était très doux. La cheffe opératrice, Jordane Chouzenoux, éclairait la pièce en utilisant des couleurs qui rappelaient celles des années 90, et petit à petit, une situation se créait, un dialogue s’amorçait, quelque chose arrivait. Parfois, c’était plus documentaire, les danseurs questionnaient leur travail, leurs sentiments, d’autres fois, plus fictionnel, dans la continuation des personnages qu’ils « interprétaient » sur scène. Mais la frontière entre les deux s’est très vite brouillée.

Bien loin d’être une captation, le film propose une réflexion autour de ce qu’est un danseur, un acteur, une troupe. Cela a été pensé dès l’origine ou cela s’est-il imposé au montage ?
Les thèmes sont apparus tard, pendant le tournage et surtout au montage : la troupe, le travail, le visage, la fête, la perception subjective du temps… Mais à un moment, j’ai senti qu’un des thèmes les plus importants du film serait le jeu d’acteur, sa fabrication et son mystère.
Crowd est une pièce de danse sans parole, mais les danseurs se sont chacun écrits – en collaboration avec Gisèle et l’écrivain Dennis Cooper – une histoire, un scénario, avec un passé, un parcours pour construire leurs personnages… En danse, c’est une démarche rare et surprenante : elle questionne de manière passionnante le processus de création. Avec quoi fabriquons-nous un personnage de fiction ? Quels sont nos outils ? Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est joué ? D’ailleurs, y a-t-il une limite nette entre les deux ? Mais, en questionnant le jeu d’acteur, il ne s’agissait évidemment pas de révéler ou d’expliquer quelque chose que ni
les danseurs, ni nous-mêmes ne pouvions analyser totalement, mais d’essayer de mettre en scène cet état trouble, proche de la transe, entre réalité, songe et fantasme. Etrangement, ces questions de jeu résonnent avec ce que nous pouvons vivre en boite de nuit, en dansant ou en observant les gens. Le club est un espace de fiction, en dehors du réel, du temps. L’espace du présent absolu – c’est ce qui le rend si euphorisant et mélancolique en même temps – où chaque geste, chaque regard, chaque morceau de musique est une promesse d’histoire, de fiction possible, qui s’évanouit avec la nuit.
Plus on est libre au tournage, plus le montage devient fastidieux. Nous nous sommes régulièrement perdus, avec la monteuse, Anna Riche, entre le documentaire sur le travail de Gisèle, les ralentis hypnotiques de la danse, les récits entre fiction et documentaire, la rave, l’histoire de la Techno… Un matin, j’ai eu une intuition: dans le générique, nous avons placé en nouveau titre de travail la question que Cyd Charisse pose à Fred Astaire dans Tous en scène de Vincente Minnelli : « Can you and I really dance together ? ». Soudain, tout s’est éclairci. Voilà la question centrale qui nous permettait de relier toutes ces strates, de les faire vivre et résonner. Pouvons-nous danser ensemble ?
Le dernier monologue d’Oskar est magnifique. Il me l’a offert… comme ça. Sans me prévenir. Il dit à propos de Vincent – et on ne sait plus s’il parle de la pièce ou de ses propres désirs et sentiments – qu’il voudrait « voir la poussière de ses vêtements voler quand ils bougent. » Quelle belle phrase ! Le sentiment amoureux modifie totalement notre rapport au temps et à l’espace, qui devient purement subjectif. Ou, plus concrètement, le sentiment amoureux change le monde, celui-ci n’a plus la même texture, ni le même rythme… voir la poussière voler. Et le cinéma peut montrer cela.

Vous utilisez à la fin du film des images d’archive qui racontent une période particulière de la nuit parisienne, des images du Palace. Pourquoi avoir choisi de les inclure ?
Plus le film avance, plus les frontières sont instables. Est-ce qu’on parle d’un personnage, d’une personne, d’une émotion réelle, d’une émotion jouée ? Ces glissements ne sont pas fabriqués, mais me semblent être au cœur de ce que nous faisons, que ce soit des films, des pièces, des fêtes… Et ces glissements sont aussi au cœur du sentiment amoureux, du désir. Alors, à la fin tout se mélange : le doux visage de Gisèle (qu’on
avait plus vu depuis si longtemps dans le film), les danseurs qui disparaissent dans la fumée et les magnifiques images d’Arnold Pasquier tournées au Palace en 1988, lors d’une des premières soirées Techno à Paris. Le présent et le passé, la vie et l’art, la réalité et le rêve, l’amour et la mort… Les frontières n’existent plus, tout est dans tout.