Film soutenu

Vol spécial

Fernand Melgar

Distribution : Dissidenz Distribution

Date de sortie : 28/03/2012

Suisse - 2011 - 1H41 - 1.85 - DOLBY SRD

Au centre de détention administrative de Frambois, des hommes sont emprisonnés dans l’attente d’un renvoi du territoire helvétique. Leur demande d’asile a échoué, ils sont sommés de repartir après, pour certains, avoir passé plusieurs années en Suisse, travaillé, payé des impôts, fondé une famille. Si leur incarcération peut durer jusqu’à 18 mois, l’annonce du renvoi intervient quant à elle sans crier gare, et sa mise à exécution est imminente. Dans ce huis clos carcéral, la tension monte au fil des jours. D’un côté des gardiens se voulant pétris de valeurs humanistes, de l’autre des hommes en bout de course, vaincus par la peur et le stress. Se nouent alors des rapports d’amitié et de haine, d’impuissance et de révolte jusqu’à l’annonce de l’expulsion vécue comme un coup de poignard. Cette relation s’achève la plupart du temps dans la détresse et l’humiliation. Ceux qui refusent de partir seront menottés, ligotés et installés de force dans un avion. Dans cette situation extrême le désespoir a un nom : VOL SPECIAL.
Fernand Melgar s’est immergé pendant 9 mois dans le Centre de détention administrative de Frambois à Genève, l’un des 28 centres d’expulsion pour sans papiers en Suisse (la France en compte 27, l’Union Européenne plus de 200), et entend ainsi dénoncer les conditions de détention et surtout de renvoi des demandeurs d’asile dans leur pays, et ce avec d’autant plus de force qu’il filme de façon objective, dans un centre réputé « modèle », en nous mettant face à nos responsabilités individuelle et collective, en tant que spectateur mais également en tant que citoyen (rappelons que la Suisse relève d’une démocratie directe et que les lois relatives à la détention et l’expulsion de sans-papiers reflètent la volonté du peuple). A travers l’exemple suisse, c’est en fait l’existence d’un problème géopolitique et social d’envergure internationale que met en lumière le film, compte tenu du manque de volonté politique croissant des Etats au profit d’objectifs de volume désincarnés et de leur terrifiant nécessaire administratif. Dans VOL SPECIAL, ces objectifs de volume ont des noms : Pitchoun, Ragip, Jeton, Wandifa, Serge… La caméra de Fernand Melgar se fait leur porte-parole.

Festival de Locarno 2011

Réalisation et production Fernand Melgar Assistante réalisatrice Elise Shubs Image Denis Jutzeler SonChristophe Giovannoni Montage Karine Sudan Collaboration au montageClaude Muret Graphisme Janka Rahm Étalonnage Patrick Lindenmaier Montage et mixage son Gabriel Hafner, François Musy Musique Wandifa Njie Production exécutive CLIMAGE / Stéphane Goël, Elise Shubs

Fernand Melgar

Fernand Melgar est né en 1961 dans une famille de syndicalistes espagnols exilés à Tanger au Maroc. Il accompagne clandestinement ses parents qui émigrent en Suisse en 1963 comme saisonniers. Il interrompt ses études de commerce au début des années 80 pour fonder avec des amis le haut lieu de la culture underground de Suisse romande, Le Cabaret Orwell puis la scène rock internationalement réputée, La Dolce Vita. Après y avoir programmé de la vidéo de création, il devient, en autodidacte, réalisateur et producteur indépendant. À partir de 1983, il bricole des films expérimentaux et des reportages iconoclastes pour la télévision. En 1985, il rejoint l’association Climage1 qu’il n’a plus quittée depuis et y réalise une dizaine de documentaires, aujourd’hui films de référence sur les questions d’immigration et d’identité. Il a été le monteur de plusieurs films de Jacqueline Veuve, dont Le Journal de Rivesaltes, Prix du Cinéma Suisse en 1998. Son documentaire Exit – le droit de mourir a reçu plusieurs distinctions internationales dont le prestigieux Golden Link UER Award de la meilleure coproduction européenne et le Prix du Cinéma Suisse 2006. Lauréat du concours de scénario lancé en 2007 par la Télévision Suisse Romande. En 2008, son documentaire La forteresse obtient le Léopard d’or au Festival International du Film de Locarno (cinéastes du présent). Dans la continuité de celui-ci, il réalise en 2011, Vol spécial tourné dans un centre de détention administrative près de Genève, présenté en compétition internationale à Locarno.

FILMOGRAPHIE
LA FORTERESSE 2008, doc 90’ sur l’accueil des requérants d’asile en Suisse. Léopard d’Or – Cinéastes du Présents Festival de Locarno, Grand Prix – Cinéma Vérité Téhéran, Prix du public – Festival dei Popoli Florence, Grand Prix – RIDM Montréal, Nomination meilleur documentaire – Prix du Cinéma suisse, Mention spéciale du Jury – BAFICI, Prix d’excellence – Yamagata, etc.
EXIT – LE DROIT DE MOURIR 2005, doc 85′ sur l’assistance au suicide en Suisse. Prix du Cinéma Suisse 2006, Golden Link UER du meilleur documentaire européen, mention spéciale du Jury au Festival International du Film Francophone de Namur, mention d’honneur au Full Frame Festival, etc.
PREMIER JOUR 2000-2003, 10x 10’, doc sur une journée-clé d’un individu. Avant-première à Visions du Réel, Nyon. Primé à Cinéma Tout Ecran, Genève et au Kurzfilmtage, Winterthur. Nomination au Prix du Cinéma Suisse.
REMUE-MENAGE 2002, doc 60’ sur un père de famille qui a choisi de s’habiller en femme. Primé à Traces de vies 2003, Clermont Ferrand. Compétition internationale à Visions du Réel 2003, Nyon – Leipzig Film Festival 2003 – Chicago Film Festival 2003 – RIDM Montréal 2003
CLASSE D’ACCUEIL 1998, doc 56’ sur l’intégration de jeunes étrangers en Suisse. Primé à Genève aux Rencontres Médias Nord-Sud
ALBUM DE FAMILLE 1993, doc 56’ sur l’histoire de la famille de Fernand Melgar. Primé à Genève aux Rencontres Médias Nord-Sud

Vol spécial de Fernand Melgar
par Bertrand Tavernier

Commençons par le scandale puisque scandale il y a eu. Lors d’une conférence de presse qui suivait le palmarès, au festival de Locarno, le producteur Paulo Branco traita VOL SPÉCIAL d’œuvre fasciste. La raison de ce qualificatif ? Elle est très simple pour Branco. A aucun moment, selon lui, Fernand Melgar ne juge, ne questionne les gardiens du centre de Rétention, qui s’occupent de tous ces étrangers en voie d’expulsion, sur le bien-fondé de leur travail. Il ne les pointe pas du doigt, ne leur accole aucune épithète et ne les dénonce pas. Comme le note Edouard Waintrop : « Et vlan ! C’est ainsi que ce film excellent, disons le tout de go, et absolument pas fasciste, a été labellisé par un homme que l’on a connu plus fin analyste ». On peut déjà s’étonner de la violence disproportionnée du terme et de l’insulte. Fasciste a un sens précis, renvoie à une idéologie précise dont les terribles effets ont été évoqués, étudiés par les historiens, les créateurs. En travaillant, en réfléchissant un peu, même si l’on trouve, ce qui n’est pas mon cas, que les arguments (mots bien forts) de Branco sont justes, on pourrait dire que le film est timide, timoré, discutable. Mais fasciste ? J’avoue détester cette utilisation forcenée, cette inflation de termes politiquement connotés et détournés de leur signification originelle. Quelqu’un avait ainsi qualifié AMÉLIE POULAIN de lepéniste. Dérive dangereuse qui brouille les cartes et diminue la portée des mots. Comme l’écrit Rithy Panh dans son si beau livre, L’Elimination : « Si les mots perdent leur sens, que reste-t-il de nous ? ».
Toujours Edouard Waintrop : « Passons donc sur le terme de fasciste qui clôt tout débat et devient donc en lui- même un argument d’autorité (le fascisme n’est alors plus du côté de l’objet ainsi rejeté mais de celui qui refuse ce débat), et passons à l’essentiel ».
Oublions donc la polémique et regardons le film. Qui est remarquable. Il est vrai que comparé aux descriptions qu’a donné la Cimade des centres de rétention en France et du traitement qu’on inflige à tous ceux qui y sont détenus, l’institution que décrit Melgar, sans un mot de commentaire, a l’air d’un cinq étoiles. Personnel attentif, compatissant, humain, nourriture abondante, cuisinée par les futurs expulsés, propreté et hygiène des lieux, possibilité de faire un peu de sport dans des enclos grillagés. C’est vrai qu’on a des leçons à prendre. Mais au-delà de la première impression, un malaise insidieux s’installe. Tout d’abord, contrairement aux grévistes de la faim que j’ai filmés dans HISTOIRES DE VIES BRISÉES, bon nombre de ces étrangers n’ont commis aucun délit, aucun crime-même purgé par une peine de prison. Dans mon film, après leur avoir fait subir une peine, on les expulsait en plus.
Ici, on les expulse « simplement » (si j’ose dire) pour des raisons administratives plus ou moins obscures ou oiseuses, parce qu’ils sont sans papier. Et ces prisonniers dont beaucoup travaillent ou vont obtenir un emploi et qui refusent l’expulsion, attendent le vol spécial qui doit les déporter. On les découvre peu à peu, on découvre leurs histoires, leurs vies, leurs personnalités. On rentre en empathie avec eux.
Et peu à peu le décor s’impose, prend toute sa forces. Ces couloirs grillagés où déambulent les détenus comme des rats de laboratoires. Ces portes qu’on ferme à clef. Cet univers qui devient de plus en plus oppressant et que Melgar filme sans ne jamais le dramatiser, souvent en plan large, sans ajouter le moindre commentaire musical (on entend juste les chansons que jouent les prisonniers ou qu’ils écoutent). On a toujours l’impression d’être au milieu des personnages, avec eux, à leur écoute. On apprend leurs histoires complexes, douloureuses La caméra ne les juge pas, ne leur donne pas de leçons, les laisse vivre.
La manière dont ils refusent cette expulsion, dont ils se heurtent avec une administration polie, certes mais totalement, froidement indifférente, abstraite, vous serre le cœur. La confrontation avec une juge qui ne veut (ne peut ?) rien entendre, rien comprendre, est un moment glaçant, terrible dans son indifférence désincarnée. Et encore plus ce dialogue avec un fonctionnaire qui se contente de détailler la procédure, de se réfugier derrière elle, qui répond article de loi quand on parle d’humanité. Il pourrait au moins refuser de faire ce travail. Non, il l’accomplit, tranquillement, doucement, sans sadisme apparent. On se dit que c’est ainsi que de braves douaniers ou policiers ont dû refuser à des juifs de pouvoir se réfugier en Suisse. Avec la même politesse.
Et le découpage de ces deux séquences est exemplaire. Les cadres, précis, n’étouffent pas les personnages, ne surlignent pas les intentions, ne contiennent aucun élément de jugement. On évite les très gros plan, toutes les figures de style qui révéleraient les partis pris de l’auteur. La distance semble ici toujours juste. Que nous importent alors les états d’âmes des gardiens ? Leur gentillesse ? Leurs émotions, réelles ou hypocrites ? Leur compassion nous paraît tout à coup facile, fabriquée. Comme le dit un futur expulsé : « c’est facile pour eux de nous plaindre ». La grande force du film est de nous faire passer peu à peu dans l’autre camp, dans celui des opprimés. Et Melgar a eu raison de s’effacer, de se refuser à attaquer ces fonctionnaires, à pointer du doigt ce qu’ils font. Ses héros le font pour lui et de manière plus forte et plus touchante.
Melgar nous dit que c’est le Système qui est inhumain, absurde, horrible, pas ceux qui, au bas de l’échelle, sont obligés de l’appliquer. Un système avec lequel ils ne sont peut-être pas d’accord mais qu’ils font marcher. L’horreur d’une loi répressive, injuste, ne dépend pas du caractère, de la personnalité plus ou moins sympathique de ceux qui sont chargés de l’exécuter sur le terrain.
Il n’y a pas besoin de distribuer des bons et des mauvais points pour qu’on comprenne ce que ce traitement a de scandaleux. De plaquer une lecture idéologique. Fernand Melgar fait confiance à la caméra. Au cinéma. A l’intelligence du spectateur.


Entretien avec Fernand Melgar

Après La Forteresse, pourquoi vous intéressez-vous une fois de plus à la question de l’asile ? 
Lors des débats qui ont suivi les projections de La Forteresse, j’ai été frappé à quel point le public ignore les conséquences dramatiques des incessants durcissements des lois sur l’asile et les étrangers sur la vie d’êtres humains innocents. Je crois que le citoyen suisse ne sait plus vraiment pourquoi il vote. Le populisme des campagnes de l’UDC (Union Démocratique du Centre), parti politique de droite nationaliste et xénophobe, l’aveugle et attise la peur et la défiance à l’encontre des étrangers. Lors des projections du film dans les écoles, le terme « requérant    d’asile » était, pour une majorité d’adolescents, synonyme de délinquant et l’asile n’était qu’une forme d’abus de bien social. Dès lors, les enfermer pour les expulser leur paraît normal. Il m’est apparu urgent de faire un film pour montrer la réalité méconnue de la détention administrative et des expulsions forcées. Vol Spécial est un peu le produit de tout le débat qui s’est tenu entre 2009 et 2010 en Suisse sur le renvoi des « criminels étrangers », donc aussi, de manière large, sur le renvoi des étrangers indésirables. J’avais besoin de montrer en images ce qui était devenu une abstraction pour le citoyen suisse. Les affiches électorales recourent à la métaphore animalière, avec une imagerie très populiste : les moutons noirs, les corbeaux, les rats… J’avais besoin de remontrer des visages, des vécus. Montrer ce qu’une loi a comme conséquences humaines. Entre ce qu’on demande aux citoyens de voter et l’application concrète, il y a un fossé. On ne se rend pas compte de ce qu’implique cette multiplication de lois à l’encontre des étrangers et des requérants d’asile.

La stigmatisation des requérants d’asile et le renforcement des dispositions légales se poursuit néanmoins. Est-ce qu’il vous arrive de penser que votre travail, amorcé avec La Forteresse, a été inutile ? 
Je ne me berce pas d’illusions. Un film ne va pas changer notre société ou un état d’esprit. Mais j’espère tout de même susciter une prise de conscience en amenant un peu de réalité. Je ne demande pas aux gens de voter de telle ou telle manière. On m’a reproché de ne pas assez donner mon point de vue, déjà dans La Forteresse. Mais il y a un point de vue d’auteur, puisque je choisis une certaine manière de filmer ! C’est vrai qu’il n’y a pas de commentaire. Cela en dérange certains, mais de manière assez positive : j’invite à une certaine introspection. Je pratique un cinéma engagé, mais pas militant, qui imposerait aux gens ce qu’ils doivent penser. Je ne délivre pas un discours qui rassure ou conforte, je parsème mon film d’énigmes auxquelles le spectateur doit donner un sens.
Plus précisément, j’essaie d’effacer un discours général pour aller vers un particulier qui raconte la grande histoire. Je montre de petits destins, articulés entre eux, pour raconter ce drame qui se vit au quotidien, ces gens qu’on enferme, qu’on exclut, ces pères qu’on sépare de leur famille. On applique à ces gens une loi inique, qui ne devrait pas exister dans un Etat de droit. J’espère qu’en voyant cela dans mon film, les gens vont se réveiller, ou y réfléchir à deux fois quand on cherchera à leur proposer de nouvelles mesures. Les destins que je cherche à incarner dans mon film sont ceux de gens qui sont représentés d’ordinaire de manière caricaturale. J’essaie d’établir des liens avec ce que les spectateurs connaissent. Je leur dis : « Attendez ! Celui qu’on enferme, c’est votre voisin. Celui qu’on va dénoncer, c’est le copain de votre fils à l’école, vous le voyez tous les matins avec sa maman. » Il y a des conventions sur les droits de l’enfant qu’on est en train de fouler aux pieds. On touche à des droits fondamentaux ! On est en train de replonger dans les pages les plus sombres de notre histoire.

Comment avez-vous découvert la prison de Frambois ?
Je me suis lié d’amitié lors du tournage de La Forteresse avec Fahad, un jeune traducteur irakien menacé de mort venu se réfugier en Suisse. Il a été arrêté juste après la décision négative de sa demande d’asile afin d’être expulsé. En lui rendant visite à la prison de Frambois, j’y ai découvert la plus profonde détresse humaine qu’il m’a été donné de voir dans ce pays. Fahad m’a parlé de ses compagnons d’infortune : des hommes innocents anéantis par leur incarcération, des pères arrachés à leurs enfants, des clandestins usés par des années de dur labeur ou des jeunes hommes au bord du suicide, brisés dans leur quête d’une vie meilleure. Tous étaient traités comme des criminels alors que leur seule faute était de ne pas avoir d’autorisation de séjour en Suisse. Certains restaient enfermés de long mois alors qu’il n’y avait aucun accord de réadmission avec leur pays d’origine pour les renvoyer. Ils étaient à la merci de l’arbitraire d’un service cantonal d’immigration. Quelques mois plus tard, l’expulsion brutale de Fahad par vol spécial m’a choqué. Six policiers zurichois ont débarqués dans sa cellule au milieu de la nuit pour l’entraver et l’emmener. Maltraité et humilié, il en a gardé des séquelles physiques et psychologiques longtemps après.

Distinction importante : les « pensionnaires » de Frambois n’y sont pas détenus en vertu d’une décision pénale ! 
En effet, la décision dépend d’un fonctionnaire et pas d’un juge. La loi fédérale sur les mesures de contrainte date de 1995 : elle stipule que, dès l’âge de 15 ans, toute personne sans statut légal peut être détenue administrativement, pour s’assurer de son renvoi. A la base, il y avait l’idée de retenir une personne entre une semaine et un mois avant son départ de Suisse. Ce délai est passé à 24 mois et l’on se rend compte qu’il est très difficile de renvoyer des requérants d’asile déboutés. Après une infraction pénale, un détenu sait que chaque jour purgé le rapproche du retour à la liberté. A l’inverse, une personne détenue administrativement ne sait pas combien de temps elle va rester enfermée. Elle se trouve dans un flou total ! Dans bien des cas, elle attend en vain que des accords de réadmission soient signés. Parfois, elle peut être libérée après une année ou seize mois, puis revenir à la case départ. En ce qui concerne ceux qui ont un casier judiciaire, la Suisse pratique la double peine et ne respecte par l’égalité de traitement : pour un même délit, il y a ceux qui pourront se réinsérer dans la société et ceux qui seront renvoyés. Mais je le répète, la grande majorité de ceux que j’ai vus à Frambois n’ont pas de passé pénal.

Comment avez-vous fait pour convaincre les détenus d’apparaître à visage découvert ?
Avant le début du tournage, j’ai passé beaucoup de temps à Frambois avec les détenus que je rencontrais au fil de mes visites. Peu à peu, une confiance s’est installée et ils se sont livrés à moi. Révoltés et se sentant oubliés du monde extérieur, presque tous ont été d’accord de participer au film. Ils savaient très bien que ça n’allait pas changer leur situation personnelle, mais c’était un moyen pour eux de se faire entendre et de témoigner d’une situation qui leur semblait injuste.

Comment avez-vous obtenu l’autorisation de tourner dans un tel lieu ?
Frambois est un centre de détention administrative concordataire des cantons de Vaud, Genève et Neuchâtel. J’ai contacté les conseillers d’Etats en charge de ce dossier. Après de longues discussions, j’ai gagné leur confiance. Tous reconnaissent que La Forteresse a ouvert un débat public salutaire et pensent nécessaire de poursuivre ce travail sur la question de l’asile et des migrations au-delà de tout discours populiste. J’ai obtenu de leur part et de celle de la direction de Frambois les autorisations nécessaires pour pouvoir filmer sans aucune restriction la vie à Frambois ainsi que le travail des corps de justice et de police des cantons concernés. Il faut savoir que Frambois est un centre considéré comme pilote en matière de traitement des détenus : de 8h du matin à 21h, les personnes restent libres de circuler à l’intérieur du bâtiment. Dans d’autres centres, comme à Zurich, les gens restent enfermés 23h sur 24. Je sais néanmoins que l’Office fédéral des migrations (ODM) a fait pression pour qu’on me retire l’autorisation de tourner à Frambois.

Pourquoi n’y a-t-il pas d’image de ligotage ou d’embarquement forcé dans votre film ?
La détention dépend des cantons mais l’organisation du vol spécial est justement du ressort de l’ODM. Je leur ai donc demandé l’autorisation de pouvoir tourner dans le hall d’entravement de l’aéroport où sont ligotés les détenus avant d’être embarqués dans l’avion. Dans un premier temps, je n’ai reçu aucune réponse de l’ODM. Après avoir insisté à de nombreuses reprises, son service de presse m’a dit qu’il existait une ordonnance fédérale qui interdisait de filmer une personne dans une situation humiliante ou dégradante. Devant l’absurdité d’une telle réponse, d’autant plus que les expulsés m’avaient donné leur autorisation pour les filmer, j’ai demandé que l’on m’envoie la copie de cette ordonnance. Je l’attends toujours.

Pourtant l’ODM vous avait donné l’autorisation pour tourner La Forteresse
C’est vrai. Mais à mon grand étonnement, l’ancienne responsable de communication de l’ODM, aujourd’hui bras droit de Mme la Conseillère fédérale Widmer-Schlumpf, m’a fait savoir que son plus grand regret était de m’avoir donné l’autorisation de tournage de La Forteresse

Les autorités qui ont autorisé le tournage ont-elles tout de même posé des limites ?
J’ai montré le film au personnel de Frambois qui s’est déclaré satisfait… Je ne peux avoir que du respect par rapport à la manière dont la police vaudoise a accepté de participer au projet. En revanche, il y a un groupe au sein de la police genevoise qui a exprimé de fortes réticences. En négociant de manière très serrée, j’ai eu le droit de filmer tout au plus certains gestes, en cadrant les mains uniquement. Il y avait quand même un contexte de tournage très tendu par moments. Par sécurité, j’ai fait régulièrement des copies du matériel enregistré, de peur que mes rushes disparaissent.

Pour gagner la confiance du personnel de Frambois, à quelle préparation vous êtes-vous astreint en amont du tournage ? 
J’ai montré La Forteresse à ceux qui ne l’avaient pas vu. Et j’ai dit lors d’entretiens avec chacun que je voulais reprendre les mêmes principes : pas de commentaire en voix off; les personnes qui apparaissent nous ouvrent la porte de leur quotidien. Sur une vingtaine d’employés, un quart n’a pas voulu participer à visage découvert. Le directeur a tout de suite compris le sens du film et il a prôné la transparence. Il souffrait un peu d’une mauvaise image de son centre…

A quels choix de réalisation vouliez-vous rester fidèle ?
Je fais du cinéma avec les gens, je les accompagne. Cela ne me dérange pas quand, dans un plan, il y a un regard vers la caméra. Cela permet de ne pas oublier qu’on est dans le réel, pas dans une fiction avec des rôles écrits et joués. Je ne tourne pas en caméra cachée et je ne fais pas de mise en scène. Je mets en place une captation de la réalité, quand tout le monde est d’accord de jouer le jeu. Si, après le tournage, quelqu’un n’est pas content de ce qui se passe, il peut se retirer. Je ne fais pas d’interviews pour éviter la mise à distance. Je veux être au cœur du réel. Cela ne peut se faire qu’avec une grande confiance mutuelle et une grande écoute. Je ne plaque ma non plus de voix off ou de discours sur les images. Le montage, c’est ma voix intérieure.

Savez-vous ce que ces détenus sont devenus après leur expulsion ?
Après chaque départ par vol spécial, nous les appelions pour savoir comment s’était passé le voyage. À chaque fois, les témoignages étaient accablants. Non seulement ils se sentaient jetés par la Suisse comme des sacs poubelles mais ils en gardaient aussi des séquelles physiques et psychologiques liées à l’entravement. Certains se sont fait arrêter ou dépouiller à leur arrivée par les policiers de leur pays, parfois au nez des représentants des autorités suisses. Nous avons donc décidé de continuer à les suivre dans leur pays d’origine et filmer leur vie après l’expulsion. Ces portraits feront l’objet d’un webdocumentaire coproduit par la RTS et ARTE qui sera disponible courant 2012.