Monsieur Deligny, vagabond efficace de Richard Copans
Film recommandé

Monsieur Deligny, vagabond efficace

Richard Copans

Distribution : Shellac

Date de sortie : 18/03/2020

95 MIN - 16/9 - COULEUR ET N&B - 5.1 - FRANCE - 2019

La vie de Fernand Deligny, éducateur célèbre,et son désir de cinéma croisent l’accueil d’enfants autistes. Si on le connaît pour deux films Le Moindre Geste et Ce Gamin, là, il n’a cessé durant 40 ans d’articuler ses expériences de vie avec des essais cinématographiques au cours desquels Francois Truffaut sera l’un de ses compagnons de route.

Etats Généraux du Documentaire – Lussas
Rencontres indépendance et création – Auch
Cinéma du réel – Paris

Réalisation Richard Copans • Avec les voix de Jean-Pierre Darroussin, Mathieu Amalric et Sarah Adler • Montage Catherine Gouze • Images Martin Roux • Son Sylvain Copans et Philippe Grive • Graphismes Melissandre Pyot • Etalonnage Boris Rabusseau • Producteurs Michel Klein, Richard Copans et Alexandre Iordachescu • Coproducteurs Jean-Louis Padis Philippe Grivel et Giorgio D’imperi • Une coproduction Les films d’ici, Les films Hatari, Elefant Films, Manuel Cam Studio, Orlando Free Studios • Avec la participation de Cinéventure 4 Shellac Doc & Films • Avec le soutien de Centre National de la Cinématographie et de L’image Animée, Office Fédéral De La Culture ( Dfi ) Cinéforom • Et le soutien de La Loterie Romande • Ce film a été développé avec l’aide du Fonds d’aide à l’innovation (CNC) et de Brouillon d’un Rêve (Scam)

Réalisateur

Après des études à l’IDHEC (section Prise de Vues) de 1966 à 1968, il crée CINÉLUTTE (1973-1978) : 8 films tournés produits et diffusés. Il est le réalisateur de cinq documentaires de cinéma, mais aussi de 25 documentaires de télévision, de 30 documentaires de la collection Architectures, et directeur de la photographie de long-métrages. Il est également fondateur et PDG des Films d’Ici depuis 1984, et ainsi producteur de long-métrages de cinéma, de la collection Architectures avec ARTE (67 films) et de 150 films documentaires.

Filmographie

1981– L’heure du laitier (court métrage)
2002 – Les disques de Rivka (court métrage)
2003 – Racines
2015 – Un Amour
2019 – Fernand Deligny, vagabond efficace

ENTRETIEN

Ce n’est pas un film sur…C’est un film avec.
Sur les traces de Fernand Deligny, dans les lieux où il a inventé ses tentatives,avec ses mots, ses objets, parfois ses images. J’ai choisi de raconter sa vie et d’y glaner ce qui résonne avec moi. J’y vois d’abord un homme qui choisit, qui obstinément, dans toutes les circonstances et dans des périodes bien différentes de 1938 à 1996 trace son chemin. Il ne se soumet ni à l’argent, ni au pouvoir, ni aux lois. Il trace obstinément le fil de ce qui est important pour lui. Tout ce qu’il met en mouvement est simple : la vie quotidienne avec un autiste peut se raconter en peu de mots. Mais sur sa pratique, sur son chemin de vie, il réfléchit et nous fait réfléchir. Et il écrit, il écrit beaucoup. Ce n’est pas un drapeau. Il ne veut pas de médailles. Il reste discret. Mais il pense. Avec le langage en tête, il pense image. Et dans ce qui est irréductible, dans ce qui ne peut être réduit aux mots, il voit un salut. Il voit un trait d’espèce où nous pourrions être frères avec les « sans mots ». Comme une remise à niveau. Avec une exigence profonde, celle de n’en tirer aucun pouvoir. Et dans l’usage du cinéma, il cherche ce qui échapperait aux mots. Mon intention est simple… vous emmener sur le fil de sa pensée.

Richard Copans


ENTRETIEN AVEC RICHARD COPANS

Comment est né ce projet Monsieur Deligny, vagabond efficace, votre dernier film documentaire ?
J’étais descendu en 1974 dans les Cévennes pour participer à un tournage militant sur la vie d’un réseau d’adultes qui vivaient avec des enfants autistes mutiques. Je ne savais pas du tout ce qu’était un autiste. Je suis arrivé dans le réseau de Fernand Deligny, dans un monde totalement incroyable où personne ne parlait et où des gestes commençaient à faire partie d’une vie commune entre ce qu’ils appelaient les présences proches, les adultes parlants, et les enfants autistes.
En fait je n’ai rien filmé mais j’ai appris à Renaud Victor, le réalisateur de Ce Gamin là à filmer, à être autonome. Et je suis resté très ami avec lui. Très ami ! Et en 1988/89, j’ai co-produit avec Bruno Muel un autre film de Renaud Victor Fernand Deligny, à propos d’un film à faire, qui était une réflexion sur le rapport entre image et langage, une question qui est au cœur de la démarche de Deligny. Je peux donc dire que Fernand Deligny m’a accompagné dans ma démarche de cinéaste depuis près de 45 ans.
Il y a cinq ans, je suis allé à une exposition à Paris au Palais de Tokyo, où des cartes des lignes d’erre étaient montrées, et j’ai retrouvé Jacques et Gisèle, qui vivent encore dans les Cévennes avec maintenant des adultes autistes, et là le film s’est imposé comme une nécessité. Il me fallait raconter cet homme. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas seulement de montrer la vie de Fernand Deligny dans les Cévennes, sa tentative avec les enfants autistes, c’était aussi de montrer la ligne continue de vie et d’expériences qu’il avait commencées dès 1938.
C’est une trajectoire qui commence à l’hôpital d’Armentières, le plus gros hôpital psychiatrique du Nord, et qui rebondit de tentative en tentative depuis l’immédiat après-guerre, avec des jeunes délinquants, puis des jeunes psychotiques, comme la tentative de la Grande Cordée, emblématique dans le milieu de l’éducation populaire, et qui aboutit à partir de 1966 à sa vie avec les enfants autistes.
Dans toutes ces situations, son point de départ n’est pas « il faut qu’ils deviennent comme nous ! », mais plutôt « qu’est-ce que nous, nous pouvons faire pour qu’ils nous voient et qu’ils aient envie de vivre avec nous ? ». C’est la même question qu’il pose du début à la fin de sa vie, et c’est ce chemin-là que je voulais raconter.
Je ne voulais pas de parole savante, je ne voulais pas interroger. Je ne voulais pas de personnes qui parlent « sur ». Il y a plein de personnes qui écrivent des textes formidables sur la pensée Deligny, mais je ne voulais pas un film constitué d’interviews. Je voulais inventer une forme pour ce récit biographique, une forme qui serait la mienne. Je suis parti de trois axiomes et je m’y suis tenu : être « avec » Deligny, et utiliser ses textes, le suivre à la trace de lieu en lieu, et utiliser son intérêt permanent pour l’image et l’usage de la caméra.
Quand il crée La Grande Cordée en 1948, c’est avec l’idée de donner une chance à des adolescents qui devraient être en hôpital psychiatrique ou peut-être en prison. Deligny le raconte très concrètement : « je prends son dossier médical ou psychiatrique ou judiciaire, je le mets au feu dans un poêle ; le dossier n’existe plus et je lui demande : qu’est-ce que tu veux faire ? » Il n’y a pas de médecin, il n’y a pas de médicaments, et l’adolescent dit : « je veux devenir pilote d’avion ». Alors, Deligny va s’employer avec tout le réseau des auberges de jeunesse qui se crée à l’époque pour permettre à ce jeune de finir par monter dans un avion. Et dès la création de La Grande Cordée en 1948, ce qui est surprenant c’est qu’il demande une caméra dans le budget d’équipement. En 1955, il écrit un texte, « La Caméra outil pédagogique » et il tourne avec les enfants de La Grande Cordée mais le film est perdu, il n’en reste qu’une image, un photogramme. Il y a ensuite ce film extraordinaire fait avec des enfants qui venait de la Grande Cordée, Yves, qui s’appelle Le Moindre Geste, ça continue, ça rebondit, et il finit par faire Ce gamin là, puis encore un autre film, Projet N, et À propos… Le cinéma fait donc partie de sa démarche.

Il y a un parti pris de s’approprier et de retranscrire la parole de Deligny mais avec une réinterprétation de sa parole par Jean-Pierre Darroussin, qui est entre l’écrit et l’oral, sur le film. Comment s’est fait ce processus de choix, et puis ce choix de Jean-Pierre Darroussin ?
Il y a eu beaucoup d’émissions de radio avec Fernand Deligny, dont 3 heures réalisées par France Culture en 1979. Dans ces émissions, Fernand Deligny parle magnifiquement, il dit des choses formidables.
Je pensais me servir de ces enregistrements que j’ai retrouvés sans difficulté mais financièrement, je ne pouvais pas me payer ces archives.
J’y perdais quelque chose, parce que, quand Deligny parle, c’est aussi savoureux que quand il écrit, il inverse les mots, il change le rythme des phrases, il invente des adjectifs qu’on ne connaît pas, il a beaucoup d’humour.
En même temps, je devais résoudre une autre difficulté. J’avais 3 sources pour faire parler Deligny :les émissions de radio, puis des extraits de ses livres ou de ses articles, des textes écrits que je voulais utiliser (c’est un homme qui a écrit toute sa vie, il y a une anthologie de ses textes qui fait 1 600 pages aux éditions de l’Arachnéen) et les extraits de films où il parle à l’image en son synchrone. Trois voix pour un seul homme, c’est beaucoup ! J’ai choisi une voix pour dire les textes qui provenaient des livres et qui redirait les transcriptions des paroles de Deligny. Je me suis alors dit « je vais prendre un acteur, qui va unifier la voix de Deligny, et puis quand Deligny sera à l’image il aura sa voix ». J’ai réfléchi à l’acteur qui pourrait faire Deligny, et très rapidement, en discutant avec le producteur Michel Klein, on a choisi Jean-Pierre Darroussin. Je le connais un peu, ce qui facilite les choses, mais j’ai fait un test avec lui, je suis allé avec mon iPhone dans un café sur les grands boulevards, je lui ai dit « voilà, tu lis ça », il y avait du bruit, c’était l’heure du repas, mais il a lu et lui ça lui parlait tout de suite. Il était Deligny. Parce qu’il avait eu des expériences en tant que moniteur dans une colonie quand il était adolescent, où il y avait des enfants autistes. Il connaissait un peu le sujet, il y était sensible. Et puis pour moi, c’était une voix connue, une voix populaire, d’un acteur chaleureux, que je savais capable d’humour, donc capable de s’emparer du texte, qui par moments est un texte un peu savant, mais qui a toujours une distance, une ironie, ou qui joue avec les mots. On a fait l’enregistrement à Toulouse, parce que Jean- Pierre était en train de faire une tournée de théâtre et donc il fallait venir là où il était pour l’enregistrer. On a enregistré dans un studio magnifique qui est dans la banlieue de Toulouse. Et Jean-Pierre a été génial.

Quand on suit le parcours de Fernand Deligny à travers le film, ce qui m’a frappé, c’est son intérêt pour le langage, et le fait de proposer un dispositif où le langage est absent, proposer aux enfants de se passer du langage. Il y a en même temps son amour de la langue, qui est complètement magnifiée dans le film, et en écho, le travail sur la trace, vous parliez des lignes d’erre, ça m’a vraiment frappé quand on les voit dans le film. C’est garder la trace de ces jeunes, garder la trace de ces déplacements, mais le cinéma c’est aussi garder la trace des choses.
« Trajets » voudrait dire qu’il y a une intention, donc le terme n’est pas bon ; les enfants autistes n’ont pas d’intention. Alors Deligny a pris le mot « erre », un mot français qu’on n’utilise pas beaucoup et qui ne signifie pas « errance », mais qui vient de « errer ».La première chose que ces traces d’erre des enfants autistes veulent dire, c’est que les personnes parlantes et les enfants autistes ne partagent pas le langage, mais on peut garder la trace de la manière dont ils partagent un territoire. Et dans ce partage de territoire, il y a des choses qui peuvent apparaître. C’est faire mémoire du moment où un enfant ne va pas faire le trajet habituel, ou il va faire un nouveau geste. Les cartes permettent d’analyser et de décomposer l’espace dans les endroits où vivent les enfants autistes. Par exemple la carte dit :ce jour-là, le panier est là ! pour éplucher c’est là, à côté sur une pierre plate ! pour mettre dans l’eau c’est là ! pour chauffer c’est là ! pour manger c’est là. La carte est un outil qui accumule jour après jour les traces. Et cela permet d’observer que, un jour, à un moment donné, un enfant va prendre le couteau, ou le panier, ou il va mettre les légumes dans l’eau chaude, ou il va mettre les assiettes sur la table… La trace qui est enregistrée sur les cartes permet par exemple de dire “là, aujourd’hui, Gilou a dévié de son erre habituelle et il a pris le panier”. On fait donc très attention au fait que, pendant des mois, des années, peut-être, le panier est là, et Gilou le prend. Et ce qu’on voit dans mon film aujourd’hui, c’est Gilou, qui est là depuis 1972, qui est aujourd’hui un adulte autiste. La cuisine, c’est son domaine. Il fait la vaisselle, il range les assiettes, il épluche les légumes, il met la table… On se dit, tout va bien, ce sont des gestes qui ont été repérés, et donc réitérés par les enfants autistes. Ces gestes accumulés ouvrent à une vie commune possible. Les enfants ne sont pas guéris. Mais il y a un possible.
Ce qui est aussi beau dans l’usage des images que veut faire Deligny (déjà dès ses premiers livres il dessine), c’est l’idée que la caméra fait non seulement trace, mais change le statut de celui qui les fait et de celui qui est filmé. On dit aux adolescents de La Grande Cordée qu’ils sont délinquants, que la société n’a rien à faire d’eux, mais tout d’un coup, grâce à la caméra, voilà, ils existent, ils ont un statut, une figure sociale. L’usage de la caméra va être permanent dans toutes les tentatives de Deligny : des images Super8, des images filmées avec la paluche, des images vidéo, les films dont il est à l’initiative.
Ce qui est beau, c’est la rencontre de François Truffaut dans ce travail avec les images. C’est une histoire racontée en une page dans la biographie de Truffaut : lors de la rédaction du scénario du film Les 400 Coups, Truffaut n’est pas content de sa fin. Il va voir Deligny parce qu’il le connaît par André Bazin et il a lu le livre de Deligny « Adrien Lomme » dont le héros est bien proche d’ Antoine Doisnel. La fin du film actuel, où Jean-Pierre Léaud court à travers cette longue plage à marée basse pour aller jusque dans les vagues, c’est une idée de Deligny, qui est remercié et payé en tant que tel. Pendant 20 ans, Truffaut et Deligny vont avoir une relation épistolaire. Deligny le sollicite sans arrêt, et Truffaut va être présent mais il reste à distance : par ses lettres, en lui envoyant ses assistants, sa scripte, en l’aidant à produire Ce Gamin, là, qui est d’abord à l’initiative d’une autre productrice Hélène Vager. C’est François Truffaut qui réunit un tour de table de plusieurs producteurs. Il va chercher Claude Berri, François Perrin, l’INA et d’autres et ils mettent un peu de fonds de soutien pour produire le film qui sans ça ne pourrait pas se faire.

Il y a un passage dans le film qui est un passage d’archives de Fernand Deligny, qui met l’accent sur la différence entre le faire et l’agir, ce qui rejoint sa façon de considérer aussi le fait de filmer, où ce n’est pas le résultat qui compte. C’est le processus qui est important.
C’est essentiel chez Deligny. Ce qui l’intéresse chez les autistes, au-delà du fait qu’il ne veut pas qu’on leur inflige ce qu’on leur infligeait à l’époque, c’est-à-dire qu’un enfant autiste qui s’auto-mutile, passait la journée à se taper la tête contre les murs, on l’enfermait, on lui donnait des médicaments, et puis voilà, sa vie était terminée.
Il va donc inventer une autre vie, libre, dans la nature, avec peu à peu l’accès à un certain nombre de gestes d’une vie commune avec des personnes parlantes. Cela pose la question du langage. Qu’est ce qui est humain quand on n’a pas le langage ? Sommes-nous des humains ou non ? Si oui, alors l’espèce humaine ne se définit pas par le langage mais par autre chose. Et peut-être qu’elle se définit par l’image, que nous partageons aussi avec les autres humains. C’est une question profondément philosophique, qui est au cœur de la pensée de Deligny : il s’adresse autant aux cinéastes, aux philosophes, aux anthropologues… qu’aux poètes, parce qu’il a une parole de poète.
Pour ce qui est de l’agir et du faire, les autistes, quand ils épluchent des légumes, ne font pas de la soupe, il n’y a pas de finalité, pas de but, mais il y a le geste, effectivement. Alors est ce que dans le cinéma, dans l’image, il y a quelque chose qui est avant, ou ailleurs, et qui serait commun à tous et nous permettrait d’inventer une autre manière de faire du cinéma ? Deligny invente un mot très beau, « camérer ». Il ne comprend pas pourquoi on parle de support pour parler de cette activité : on ne dit pas baguetter pour le boulanger, alors pourquoi dit-on filmer ? Et camérer pour lui, c’est l’idée qu’on pourrait filmer en dehors des mots, sans intention élaborée par le langage. En tant qu’opérateur, je sais que filmer sans intention c’est illusoire. On se laisse parfois prendre par un plan qu’on est en train d’improviser en temps direct ; peut-être qu’à ce moment-là on est en train de camérer. Peut-être. Mais on peut filmer en luttant contre les intentions d’un scénario écrit.
Fernand Deligny est un poète, dans son usage des gestes, du territoire, des objets et des mots. Au début de Ce gamin là, il dit « on dit que ces enfants sont invivables, et même la société a inventé des lieux où invivre le soit prévu ». Invivre, c’est un mot qui n’existe pas. C’est un mot extraordinaire, invivre. Deligny dans la vie du réseau avec les enfants autistes invente son vocabulaire. Il y a les erres, il y a le coutumier, il y a la tentative, il y a des radeaux dans la montagne, il invente des expressions et des mots qui sont une manière de raconter ce qu’il fait.

... Et qui s’extraient du langage habituel. Il y a une citation dans le film, interprété par Jean-Pierre Darroussin, qui est « Si on ment un peu, c’est pour être plus vrai », est-ce que ça ne serait pas un peu parler du cinéma tout ça ?
Oui, on pratique tous ça avec plus ou moins de talent et plus ou moins de ferveur. Mais bien sûr. Le récit n’est pas la vérité. J’ai eu ce débat parfois, à propos de tout à fait autre chose. J’ai fait beaucoup de films d’architecture, et j’ai eu une discussion avec des étudiants de cinéma, qui disaient : « vous décrivez le bâtiment ». Je leur disais : « Non ! Je ne décris pas le bâtiment, je le raconte. A partir du moment où je le raconte, JE le raconte. C’est ma manière de le raconter, vous le raconterez d’une autre façon. On parlera du même bâtiment, mais on ne lui aura pas donné tout à fait les mêmes qualités. Y a des choses qui resteront perceptibles de la même façon et d’autres qui seront différentes. Est-ce qu’on a menti ? On est entré dans la subjectivité de quelqu’un, et derrière cela, se pose la question du réel. Est-ce que l’on partage le même réel en ce moment ? Vous me parlez, je vous parle, et on a le même réel ? Sans doute pas. Ça ne veut pas dire qu’il y a du mensonge, mais nous partageons une expérience, elle est vivable ensemble, et pourtant nous n’avons pas le même réel.
Toutes ces questions sont en germe dans tout film documentaire : est-ce que l’on filme le réel ? Est-ce que l’on filme le regard du réalisateur ? Est-ce que l’on est dans l’interprétation d’une histoire qui fait que le réel est tordu ? Est ce qu’on peut partager notre interprétation du réel ? Partager une expérience est- ce une fiction ou le de début d’un communisme ?
Comme tous les « documentaristes » (avec les guillemets) je vise ce commun qui peut exister entre les spectateurs, le film et moi. Comme toutes les utopies c’est le « mouvement vers » qui compte.


ANNEXE POUR MÉMOIRE À PROPOS DE FERNAND DELIGNY

Fernand Deligny commence comme instituteur dans une classe de l’hôpital psychiatrique d’Armentières en 1938, puis devient responsable du pavillon des adolescents pendant la guerre. Il dirige un centre de triage pour jeunes délinquants mais refuse de les livrer à la police, il invente à la Libération une initiative de traitement en cure libre pour de jeunes délinquants et jeunes psychotiques que la société hésite à diriger vers la prison ou l’hôpital psychiatrique. Et de 1966 à sa mort en 1996, il met en place un réseau d’aires d’accueil ou vivent des enfants autistes, de ceux dont on dit qu’ils sont invivables et incurables ; hors-langage, agités de mouvements répétitifs et parfois auto mutilants.
Singulier destin, mais avec des moyens dérisoires et dans la plus grande précarité, il tente de réinventer une vie possible sans pratiquer l’enfermement, sans médicaments, sans psychologie, psychiatrie ou psychanalyse.

AVEC LES ENFANTS AUTISTES
C’est sans doute dans la dernière période de sa vie, celle avec les enfants autistes qu’il définit le plus clairement son éthique et sa pratique. A ceux qui déclarent ces enfants perdus pour toute vie sociale, il propose d’inverser les valeurs :
Ne cherchez pas ce qui LEUR manque. Cherchons ce qui NOUS manque pour qu’ils nous voient.
La proposition est radicale. Elle le pousse à inventer avec une dizaine d’adultes venus des horizons les plus divers, une vie possible, faite de rituels, de trajets, d’objets et d’activités coutumières. Les enfants ne « guérissent » pas. Et d’ailleurs le pourraient-ils ? Mais ils arrêtent de s’automutiler et peu à peu la vie commune devient possible.
Ces enfants naissent dans des familles sans pathologie particulière. Impossible de comprendre d’où viennent ces symptômes qui les rendent si différents. Les familles sont désespérées, épuisées. En Deligny elles voient une issue.
Dans ce retournement des valeurs, Deligny voit une contrainte et une richesse. Comme si dans cette réinvention des gestes quotidiens, dans cette prégnance du rôle des images, il voyait une nouvelle définition de ce qui fait l’humain. Un humain qui trouverait son identité sans l’appui du langage.

LE CINÉMA
Fernand Deligny démontre un acharnement extraordinaire dans sa volonté de faire des films. Pendant près de 40 ans, souvent sans moyens, et presque sans argent, il va articuler ses expériences de vie avec les adolescents avec des essais cinématographiques.
Lui-même ne tiendra jamais la caméra. Il n’assiste pas aux tournages, il ne participe pas au montage. Il est le promoteur, le concepteur, pour partie scénariste, pour partie producteur, pour partie penseur. Son rôle permanent de « réalisateur » est indéniable.
Il a commencé comme spectateur, puis devient critique pour le journal des étudiants de Lille. Il organise des projections. En 1955, un premier film commence puis disparaît. Le deuxième met près de 10 ans à se conclure. Un troisième, quatrième, cinquième film sont réalisés, projetés, édités. Il n’a pas l’ambition de devenir cinéaste ou de faire une carrière, mais le cinéma irrigue ses pratiques. En s’emparant du cinéma, Deligny poursuit 3 objectifs :
Faire un film « documentaire », c’est un acte vécu, une expérience qui transforme. L’acte de filmer bouleverse les mises en scène du quotidien, la manière dont chacun devient un personnage. Il en pose les prémisses dans un premier texte dès 1955. Il le mettra toujours en pratique.
C’est aussi un outil pour comprendre l’autisme : il est persuadé que les images recèlent une puissance insoupçonnée, celle d’un mode de pensée que le langage refoule et anéantit. Cette pensée faite d’images affleure chez les autistes hors-langage. Et, sans relâche, Deligny cherche à identifier cette « pensée » libérée du poids des mots ou des habitudes du récit.
Enfin c’est une manière de faire récit, que d’autres verront dans une salle obscure. Une transmission vers des communautés de spectateurs.
Ses films et les expériences vécues dialoguent, s’interpénètrent de manière féconde. Les versants de sa pratique et de ses observations font émerger ses concepts, des textes théoriques et des œuvres.

Le Moindre Geste 1971
Ce Gamin 1976
Projet N 1979
À propos d’un film à faire 1989


Source : dossier de presse, Shellac distribution