Dans le plus grand abattoir d’Alger, des hommes vivent et travaillent à huis-clos aux rythmes lancinants de leurs tâches et de leurs rêves. L’espoir, l’amertume, l’amour, le paradis et l’enfer, le football se racontent comme des mélodies de Chaabi et de Raï qui cadencent leur vie et leur monde.
Production : Allers Retours Films, Centrale Electrique • Producteurs délégués : Narimane Mari, Olivier Boischot • Directeur de la photo : Hassen Ferhani • Monteur son : Djamel Kerkar • Mixeur : Antoine Morin • Etalonneur : Pierre Sudre • Monteurs : Myriam Aycaguer, Narimane Mari, Hassen Ferhani, Corentin Doucet • Responsable de la post-production : Olivier Boischot
Hassen Ferhani
Hassen
Ferhani est né à Alger en 1986. De 2003 à 2008, il co-anime Le ciné
club de l’association chrysalide à Alger. En 2006, il réalise son
premier film, un court-métrage de fiction Les Baies d »Alger, sélectionné en compétition officielle par plusieurs festivals internationaux. En 2008, il participe à La formation d »été de
La FEMIS et réalise dans ce cadre, un court documentaire Le voldu 140. Il co-réalise, en 2010, un film documentaire Afric Hotel.
Tarzan, Don Quichotte et Nous réalisé en 2013 a été présenté à Visions du Réel et au FID Marseille ainsi que dans plusieurs festivals internationaux. Dans ma tête un rond-point est son premier Long métrage.
ENTRETIEN AVEC HASSEN FERHANI
Quelle est l’origine de votre film, Dans ma tête un
rond-point, produit par Narimane Mari, la réalisatrice de Loubia Hamra
(2013) ?
Les lieux sont pour moi des points de départ. Vers des rencontres, des
histoires, des trajectoires de vie… Dans ma tête un rond-point prend
la suite de mes explorations filmiques de certains quartiers d’Alger et
de leurs habitants. Des lieux avec des mythes et des légendes qui leur
sont propres. L’Abattoir d’Alger est une ville dans la ville, un lieu à
la fois ouvert et fermé. Les hommes qui y travaillent viennent pour la
plupart de l’intérieur du pays. J’avais ce projet de film en tête quand
j’ai rencontré Narimane au FID Marseille en 2013. En nous revoyant au
festival de Cordoba, je lui ai parlé de mon projet. « Tu as besoin de
quoi ? » m’a demandé Narimane qui est également productrice. On a tout
de suite entamé les demandes d’autorisations.
Comme l’évoque le titre (citant une séquence), Dans ma tête
un rond-point explore divers sujets autour de l’Algérie aujourd’hui.
Quel était le projet initial ?
Je suis tombé sur un article consacré au projet de restructuration du
quartier de Oued Kniss, là où se trouvent les Abattoirs. On doit y bâtir
les nouveaux sièges des deux chambres parlementaires, avec une marina
un peu plus loin… Ce quartier d’Alger est mythique, chargé d’histoire.
Des dizaines de restaurants à brochettes créaient une grande animation ;
ils ont déjà été détruits. Mais le projet de démolition totale a été
ajourné en attendant la construction d’un nouvel abattoir en périphérie.
J’ai eu comme un déclic, une intuition. Mais, tout de suite, j’ai su
que ce n’était pas la destruction que je voulais raconter. Je voulais
filmer des vies, celles que voudraient bien me confier les travailleurs
des Abattoirs.
Vous avez une certaine familiarité avec les protagonistes du
film avec qui vous discutez parfois hors-champ. Comment les avez-vous
choisis et dirigés ?
Je voulais faire partie du quotidien de ces hommes. Aussi, avant de
tourner, j’ai commencé à me rendre sur les lieux, à traîner là-bas, à
humer l’atmosphère, à recueillir des premières impressions. Puis,
pendant deux mois, j’ai filmé avec Djamel Kerkar, un ami réalisateur qui
s’est occupé du son. Cela nous a permis de nous adapter au rythme des
ouvriers, de nous donner le temps de nous promener comme des
photographes et de nous arrêter là où on en avait envie, sans chercher
au départ à choisir les protagonistes. On a parlé avec beaucoup de
personnes, la plupart du temps sans filmer. Je voulais qu’ils me voient
travailler, tout comme moi je les regardais exécuter leurs tâches
quotidiennes. Je leur ai expliqué mon projet dans ses grandes lignes,
ensuite j’ai cherché à me faire oublier. Pas à disparaître, mais à faire
partie de leur quotidien. Au fil des discussions, les principaux
protagonistes se sont affirmés. Certains se sont tout de suite emparés
du film. Pour d’autres, cela a pris plus de temps… Il devait y avoir
une réciprocité, de la curiosité, un partage et un respect du travail de
chacun. Donc, je ne les ai pas dirigés. Ce sont eux souvent qui nous
ont dirigés.
Dans un même lieu, cet abattoir, on équarrit des vaches, on
applaudit un match de foot, on parle d’amour ou de politique. Ce mélange
des genres était déjà écrit ?
Oui, dès le départ, je voulais qu’on ressente l’étendue des rapports
sociaux et humains entre ces hommes dans ce quasi huis-clos, leur
communauté mais aussi leurs solitudes. M’intéresser au temps, à leurs
efforts, aux moments de pauses. Aux réflexions, aux rires, aux délires
et aux tristesses qui les habitent. C’est dans les coulisses du travail
qu’on peut avoir accès aux êtres et aux histoires. Il faut dire que
beaucoup des travailleurs habitent aux Abattoirs. Certains n’en sortent
presque pas, sauf pour des courses rapides dans le quartier.
Dans ma tête un rond-point est composé de plusieurs scènes, apparemment hétérogènes. Comment l’avez-vous construit au montage ?
Le montage devait être à l’image du tournage : dans la même journée,
nous passions d’un personnage à l’autre, d’une histoire à une autre.
J’ai aussi voulu donner un rythme proche de celui du raï, cette musique
qu’ils écoutent en permanence, avec ses crescendos et ses decrescendos.
On passe d’un sujet à l’autre sans transition, sans peur des
contradictions. On passe du romantisme au pragmatisme, de l’optimisme au
pessimisme sans se soucier de logique, ni de progression narrative.
Exactement comme ils vivent leurs moments et leurs discussions.
Les gestes du travail filmés dans cet abattoir sont aussi
importants. On pense au film de Georges Franju, Le Sang de bêtes (1949).
Comment avez-vous réfléchi à ces séquences ?
«Le sang des bêtes» est un grand film de l’après guerre. Une grande
part de la poésie de ce film tient à ses commentaires en voix off écrit
par Jean Painlevé. Pour mon film, je voulais que la poésie émane des
personnages. Et je ne voulais pas faire un film sur la viande, mais sur
ce qu’elle fait au corps des hommes qui la travaillent depuis des
années, toute une vie pour certains, qui les a marqués dans leur corps
et leur esprit.
Dans ma tête un rond-point se déroule essentiellement la
nuit. La lumière et les couleurs fantastiques, dans les séquences des
abattoirs surtout, apportent une certaine distance. Quels étaient vos
parti-pris ?
Le jour est consacré à la vente. Les clients arrivent, bouchers,
distributeurs… La nuit est à la fois un temps de pause pour certains
travailleurs et en partie de travail pour d’autres. Les salles
d’abattage sont actives avant l’aurore. La nuit est un espace temporel
où l’on se livre davantage. On regarde la télé, on écoute de la musique,
on discute, on se confie. Et c’est un moment où les travailleurs des
Abattoirs se retrouvent entre eux. Les lumières et les couleurs sont
très particulières, les sources sont différentes, il y a des lampadaires
anciens, des néons d’aujourd’hui, ces mélanges donne cette lumière
proche du fantastique.
Plans fixes, cadres composés, jeux sur la profondeur de champ, comment avez-vous travaillé l’image ?
J’ai cherché à trouver la juste distance entre la caméra et les
personnages. Assez près pour saisir leur intimité, assez loin pour les
filmer dans leur environnement immédiat et respecter leur solitude. Je
voulais que la caméra se fasse oublier sans pour autant se cacher. Il
fallait qu’ils l’acceptent et qu’elle ne s’impose pas à eux. Ils ont
pris le film en main si je puis dire, au point où vers la fin, un des
personnages s’inquiète de savoir quel sera son titre et me fait même des
propositions. Quant à la composition des images, je reste assez proche
de l’approche photographique. J’établis mon cadre, je patiente, je
guette les surgissements.
Poèmes populaires, évocation du printemps arabe ou des harragas… Le film a une résonance sociale et politique évidente.
Je me suis interdit d’orienter mes personnages, de chercher un sujet
plutôt qu’un autre. Je voulais découvrir ces hommes au plus près de leur
réalité. Ce sont des gens qui communiquent beaucoup entre eux. Leur
besoin d’échanges est immense. A plus forte raison dans ce milieu où
l’on travaille dur et où la parole est à la fois un soutien et un
exutoire. Ils parlent de tout : de la vie, de la mort, de leurs espoirs,
de leurs rancœurs, de l’Histoire, du monde, de leur foi, de leurs
amours et, bien sûr, de l’actualité. Les gens que je filme sont en
première ligne des bouleversements que connaît le pays, ils peuvent être
touchés très directement par ces questions. Mais ce n’est qu’une partie
de l’ensemble des sujets abordés, y compris les plus intimes. Car, si
les Algériens aiment parler comme je vous le disais, ils rechignent à
parler d’eux. Ils ont une pudeur très forte et il leur est plus facile
de parler politique que de leur vie personnelle.