Film recommandé

Des garçons de province

Gaël Lépingle

Distribution : La Traverse

Date de sortie : 01/02/2023

France - 2022 - 1h24

Employé de boîte de nuit, Youcef s’éprend du danseur d’une troupe queer en tournée estivale. Ailleurs, un jeune homme juché sur de hauts talons traverse le village qu’il s’apprête à quitter. Dans un bourg isolé, Jonas a rendez-vous pour des photos érotiques avec un inconnu. Il y a celui qui reste, celui qui part, et celui qui passe. Ce sont des garçons de province.

FID Marseille (Compétition française)
Festival Indépendance(s) et Création (Auch)
Pink Screens (Bruxelles)
Chéries Chéris (Paris)

Avec Léo Pochat, Yves-Batek Mendy, Edouard Prévot et Serge Renko • Réalisation Gaël Lépingle

• Scénario Michaël Dacheux, Gaël Lépingle
• Image Dorian Lebeau, Vianney Lambert • Son Jérôme Petit
• Costumes Sophie Porteu • Montage Guillaume Lillo • Musique Arthur B. Gillette • Production Haïku Films,Thomas Jaeger et Antoine Delahousse

Gaël Lépingle

Gaël Lépingle a d’abord réalisé des films
documentaires, diffusés en festivals
internationaux (Rotterdam, Viennale, Cinéma
du Réel, Jeonju). En 2015, il réalise un moyen
métrage entièrement chanté, Une jolie vallée
(sorti en salle en avril 2019). Julien (2010) et
Seuls les pirates (2018) ont reçu le grand prix
de la compétition française au FID Marseille.
Après L’Été nucléaire (2020), Des Garçons de
province
est son quatrième long métrage.

FILMOGRAPHIE
2022 Des garçons de province
2020 L’été nucléaire
2018 Seuls les pirates
2015 Une jolie vallée (MM)
2010 Julien
2008 Guy Gilles et le temps désaccordé (MM)

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Avec Des garçons de province, vous abordez pour la première fois le rapport à l’homosexualité et à la sexualité.

Il y a celui qui reste, celui qui part et celui qui ne fait que passer. Je voulais revenir à la question d’habiter, mais rapportée à celle du genre ou de la sexualité. On entend encore tellement : « Ce qui compte, ce n’est pas que ça se passe entre deux garçons, mais la vérité des sentiments. » Comme si celle-ci n’était pas déterminée par des facteurs sociaux et historiques… Les représentations de la communauté gay comme univers urbain et branché, même si elles sont en train de changer, fonctionnent souvent comme une clôture. Je voulais détacher les personnages de tout lien communautaire, les dessiner sur du vide, dans leur solitude. Le film leur invente un noyau (le goût du costume) mais à titre d’expérience, pour voir ce que ça produit concrètement – si ça crée du singulier ou du commun. Le triptyque a été une solution pour casser l’universel du récit unique, dresser des relativités, des rapports. Au fond c’est d’abord la difficulté de vivre dans un environnement où il n’y a pas d’autre qui nous ressemble, « d’autre soi », d’ami possible. C’est une expérience de la solitude qui est universelle, au‑delà des enjeux du genre, même si ceux-ci restent déterminants.

Le film est divisé en trois parties avec un épilogue. Comment s’est développé le scénario avec Michaël Dacheux ?

La forme courte renvoie pour moi à la nouvelle, à un imaginaire marqué par la littérature, qui éveille des émotions très anciennes, des lectures d’adolescence, où le romanesque réside dans la miniature – exemplairement Maupassant, et même si la référence est énorme, c’est difficile de ne pas citer Le Plaisir qui est un film fondateur. Bizarrement je n’ai pas cette émotion avec un court-métrage, j’ai besoin d’une construction qui mette en perspective les récits, comme on tourne des pages. On n’a pas tenté, avec Michaël, de les relier narrativement. Le lien se faisait de lui-même  entre ces solitudes, c’est le principe du recueil. Le retour du personnage de Jonas au troisième volet est la seule entorse, mais il est tellement différent que le doute persiste : c’est un autre qui lui ressemble, ou le même qui a changé.

Vous ne donnez pas toutes les clés (la disparition de la chaussure, la vidéo du garçon à la tunique), ce qui peut parfois désarçonner.

Le film propose des situations à déchiffrer et non des éléments de preuves à juger. On peut selon toute logique relier la chaussure volée et le type en T-shirt jaune, mais le fétichisme n’est pas le sujet. Quant au jeune androgyne à la « tunique réservée », même s’il semble très complice, avoir plus de quinze ans (ne serait-ce que par la voix grave) et que la vidéo ne comporte pas d’acte sexuel, que voit vraiment Jonas ? Dans la nuit, dans l’angoisse et les fantasmes qui l’assaillent, l’ordinateur devient une sorte de chaudron infernal. Soudain un gouffre s’ouvre. Il y a une hypertrophie de fiction, le spectateur est mis avec Jonas dans la possibilité de délirer. On n’a pas la carte d’identité du garçon (certains y voient même le neveu), ce n’est pas l’audition d’un procès mais juste notre appréhension quotidienne et lacunaire des choses. Bien sûr ça donne à Jonas un prétexte pour renvoyer Mathieu à un imaginaire pédophile, en toute mauvaise foi. Car c’est très mélangé, chez tous deux il y a du désir, de la jouissance, de la honte et du dégoût. Le film n’est pas dans un volontarisme hédoniste, dans des affects positifs et revendicatifs, même si je comprends la volonté militante de se défaire de cet affect de la honte qui a à voir avec la clandestinité. La sexualité épanouie – et ça concerne tout le monde – c’est quand même plus un mirage (un thème de magazine ou une ode vitaliste aux corps libéraux) qu’une réalité.

 Chacun des trois volets a un format et une écriture propre. Pourquoi avez‑vous cherché à accentuer ainsi les contrastes ?

Je voulais que le premier volet, avec son romanesque classique, frotte aussitôt contre quelque chose de plus cru, et proche de mes habitudes de tournage (documentaires). On a tourné ce second volet sans scénario, juste un enchaînement de séquences reposant sur cette conviction que filmer un garçon qui traverse un village en talons, ça peut être suffisant pour faire un film. C’est le troisième qui était nouveau pour moi, par sa recherche d’un point d’équilibre où les situations priment sur le récit tout en étant très écrites. Et il y a l’épilogue, la communauté enfin réunie au « Secret », ce cabaret à Paris où Jérôme Marin a fédéré toutes sortes de talents hors-normes. On boucle la boucle, en retrouvant la troupe version documentaire. Les trois personnages principaux étaient séparés dans leurs cadres comme dans une boîte – chacun étant filmé dans un format différent –, une frontière imperméable qui les isolait. Quand on retrouve le scope à la fin, je ne ressens plus ça comme une boîte mais au contraire un élargissement, une ouverture, çava vers le monde.

Comment avez-vous composé ce trio de jeunes comédiens avec Léo Pochat, Yves-Batek Mendy, Edouard Prévot ?

Ce sont trois éclats diffractés de la jeunesse. La douceur inquiète d’Yves- Batek, c’est ce que je cherchais pour évoquer ces vies de gays installés dans des coins paumés où ils doivent se faire accepter. Que certains déterminants minoritaires se normalisent aujourd’hui (du moins en apparence), ça permet à un personnage noir et gay d’accéder à un type de récit classique – adultère villageois ou bovarysme – qui jusque-là lui était refusé. Edouard est le plus moderne, avec une singularité affichée qui tient de la créature, de l’invention de soi. Léo à l’inverse c’est un physique qu’on ne voit plus aujourd’hui, très années 1980, lisse et archétypal, avec ce côté surface où on peut projeter les plus troubles mystères…

Pourquoi avoir choisi de filmer dans ces trois villes dans l’Aube et le Loiret ?

Leur proximité avec Paris fabrique un certain anonymat. C’est ça la province, une sorte d’identité perdue. Rien n’est typique, tout ressemble à tout. Alors que dès qu’on s’éloigne de Paris, c’est autre chose. En Bretagne, en Provence, il y a des particularismes, des revendications, des fiertés. L’Aube et le Loiret je connais bien, j’y ai tourné mes deux précédents films. J’aime cette sensation de temps suspendu, et ce terme de province s’y applique merveilleusement, avec son côté désuet, un peu poussiéreux, qui en devient politiquement incorrect – on sait qu’il faut désormais dire régions ou territoires, pour ne vexer personne.