Grave de Julia Ducournau
Film soutenu

Grave

Julia Ducornau

Distribution : Wild Bunch Distribution

Date de sortie : 15/03/2017

France / Belgique - 1h38 / 2.35 / Son : 5.1

Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa soeur aînée est également élève.
Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie.
Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.

SEMAINE DE LA CRITIQUE – FESTIVAL DE CANNES 2016

Avec : Justine Garance Marillier • Alexia Ella Rumpf • Adrien Rabah Naït Oufella • La mère Joana Preiss • Le père Laurent Lucas • Le routier Bouli Lanners • L’infirmière  Marion Vernoux

Réalisation Julia Ducornau • Image Ruben Impens • Musique originale Jim Williams • Montage Jean-Christophe Bouzy • Son Mathieu Descamps, Séverin Favriau, Stéphane Thiébaut • Décors Laurie Colson • Maquillage Laura Ozier • Maquillage effets spéciaux Olivier Afonso • Costumes Elise Ancion •Produit par Jean des Forêts, Julie Gayet & Nadia Turincev • Coproduit par Jean-Yves Roubin & Cassandre Warnauts • Direction de production Thomas Jaubert • Continuité Bénédicte Kermadec (L.S.A.)

Julia Ducournau

Julia Ducournau est une réalisatrice et scénariste française née en 1983 à Paris. Elle est diplômée de la promotion 2008 du département scénario de La Fémis et de l’université de Columbia. En 2017, elle reçoit le grand prix de la 24° édition du film fantastique de Gérardmer pour son film « Grave ».

ENTRETIEN AVEC JULIA DUCOURNAU

Avant GRAVE…

… Il y a MANGE, un téléfilm réalisé pour Canal Plus (90 minutes) et JUNIOR, mon court-métrage (21 minutes). À chaque fois, je traite d’une métamorphose physique. MANGE était très punk avec beaucoup de sexe, de drogues… Le film a été interdit aux moins de 16 ans sur Canal. C’était l’histoire d’une ancienne obèse qui recroise la personne qui lui a pourri la vie au collège et veut se venger. JUNIOR, c’est la mutation reptilienne d’une ado très garçon manqué en jeune fille. GRAVE s’inscrit dans la continuité de mon court-métrage. Mes héroïnes portent d’ailleurs le même prénom, Justine et sont toutes les deux interprétées par Garance Marillier.

Métamorphoses

Au début de GRAVE, Justine arrive dans l’école vétérinaire où ses parents ont étudié. Elle y retrouve surtout sa grande soeur, Alexia. Elle se sent en terrain conquis et va très vite se prendre un mur. Elle est vulnérable car sans barrière. C’est pour elle, la fin de l’innocence. Les premiers coups seront les plus durs. J’ai d’abord demandé à Garance de se tenir très droite, le menton relevé pour suggérer cette sorte d’assurance un peu naïve. Peu à peu, elle modifie son regard, sa façon de se tenir. Le menton de plus en plus baissé pour avoir un regard par en-dessous plus aiguisé, précis et inquiétant. Mes indications de jeu passent principalement par le corps.

Grave

Grave est un mot utilisé à tort et à travers. Son utilisation est tellement galvaudée, qu’il a perdu sa signification et sa force. Or « grave» c’est la gravité, au sens physique du terme, quelque chose qui nous tombe dessus, nous cloue au sol, un poids que l’on porte tous. C’est tangible, concret, important. Dans mon film, le mot n’est utilisé que dans une seule séquence, lorsqu’Adrien demande à Justine : « Je veux savoir si tu es dans un délire SM ou si c’est plus grave que ça. » Justine ne dit rien. Elle va dans sa chambre puis revient et lui dit : « C’est grave. » Immédiatement après, ils baisent. C’est parce qu’ils se disent la vérité, qu’ils peuvent faire l’amour.

Justine

Le prénom de mon héroïne fait référence à JUSTINE OU LES MALHEURS DE LA VERTU du Marquis de Sade, l’histoire d’une jeune innocente qui devient un objet sexuel et va finir par y prendre du plaisir. GRAVE est centré autour de la construction d’une identité et d’une morale au sein d’un système perverti – celui du bizutage et celui de la famille. Si le sexe a son importance, le thème de l’atavisme est central. Ma Justine va se construire par rapport à sa pulsion qui est une damnation familiale. Au contact de sa grande soeur, atteinte du même mal, elle va s’affirmer, se découvrir, accepter ou pas, sa différence.

Garance

J’ai rencontré Garance Marillier lors du casting de mon court-métrage, JUNIOR. C’est sa mère qui nous a contactés. L’annonce était pourtant chargée. Je ne voulais surtout pas voir débarquer des petites filles toutes sages, j’avais donc insisté sur le côté masculin et brut du personnage. Elle est arrivée, timide, avec un physique de crevette, et puis quand elle s’est mise à jouer elle nous a tous assis par son charisme et sa force. Garance a un physique intéressant, qui tient à la fois de l’enfant et de la jeune adulte. Il y a une forme d’innocence et quelque chose d’inquiétant. C’est facile pour moi de me projeter en elle, car nous avons des caractères assez semblables.

Autobiographique

Ma mère est gynécologue, mon père, dermatologue et j’ai une grande soeur. Je sais, ça explique tout ! Pour autant, mes personnages ne ressemblent pas à ma famille. Depuis toute petite, j’ai entendu mes parents parler de médecine, sans tabou. C’était leur quotidien. J’avais mon nez fourré dans leurs livres. Je me souviens d’une photo d’un petit lépreux dont l’oreille a été recollée à l’aide de sangsues ! Cela a eu un double effet sur moi: si la mort, la décomposition étaient normalisées, je suis devenue hypocondriaque. J’ai beaucoup fantasmé sur la maladie. J’ai vu mon premier film d’horreur par hasard à 6 ans. Mes parents n’étaient bien-sûr pas au courant. J’ai réalisé plus tard que c’était MASSACRE A LA TRONÇONNEUSE. J’étais intriguée, pas du tout effrayée, comme préparée à cette imagerie. En plus Leatherface y est montré comme un artiste dans son musée des horreurs, donc qui sait… ? Et puis ma mère est très féministe. Du fait de son métier, elle m’a inculqué son intérêt pour les trajectoires de femmes, le sens de la solidarité, et m’a souvent répété qu’il n’y a rien qu’un homme fasse qu’une femme ne puisse pas faire.

Corps

Jeune, on se construit en rébellion envers ses parents mais aussi ses aînés. Une soeur, c’est également une complice avec qui on peut partager une intimité sans vraiment avoir de gêne. Justine et Alexia s’amusent par exemple à pisser debout sur le toit. Seules deux soeurs peuvent partager un moment pareil. J’aime que mes personnages féminins aient un rapport au corps très organique, désinhibé, que l’intimité passe par les fluides corporels. Le corps n’est jamais honteux entre des soeurs.

Trajectoires

Justine se construit moralement en fonction de sa soeur qui représente une forme de lâcher-prise. On se doute qu’Alexia a vécu les mêmes choses que Justine. Au départ Justine se comporte comme elle, de façon purement animale, à l’instinct, sans carcan moral. Voilà pourquoi elle ne s’indigne pas. Elle a faim, elle mange. Peu à peu, elle va prendre ses distances avec cette soeur à laquelle elle ne veut plus ressembler. Pour Alexia, en revanche, l’arrivée de cette petite soeur atteinte du même mal qu’elle, va entrainer sa chute. Elle qui se croyait unique, à part, est ébranlée. Elle va donc pousser l’horreur à son maximum pour réaffirmer sa différence. Justine et Alexia ont des trajectoires opposées qui se croisent.

Genre

Je revendique le caractère protéiforme de mon film et n’aimerais pas qu’il se retrouve enfermé dans une case. De la même façon que dans la vie, je ne crois ni au genre masculin ou féminin, encore moins à une délimitation claire de la sexualité… Je vois des métamorphoses en permanence. La vie est trop courte pour n’être qu’un.

Cronenberg

C’est un cinéaste qui compte beaucoup pour moi. Dans ses films, on voit beaucoup de corps mutilés, blessés… ça peut paraître violent, mais il ne transige pas avec la mort. Il ne met pas de mots pour essayer de l’intellectualiser, de l’adoucir, mais des images. C’est très concret. J’aime ça. Si une image parle, il n’y a pas de raison de rajouter des phrases pour l’expliquer. Cronenberg, c’est surtout le cinéaste qui a le mieux filmé l’aspect psychanalytique d’une métamorphose.

Bizutage

Le bizutage est une sorte d’anti-héros dans mon histoire. Il permet de faire accepter la violence de Justine. Si tu veux faire admettre un système vicié chez un personnage principal, il faut que les autres, ceux censés représenter la normalité, soient en réalité pires. Dans un bizutage, il y a des règles définies, immuables, injustes. Le spectateur se rebelle contre ça. Il peut donc voir en Justine une victime qui essaie de trouver son identité au milieu de ce chaos organisé. Mais comme le dit Adrien, « le bizutage, c’est du vent ! ». C’est de la mise en scène, du cinéma avec une durée précise. À la fin, chacun peut revenir au réel. Pour les élèves, il ne s’est finalement rien passé de tragique, c’était un jeu. Pour Justine, en revanche, c’était la vraie vie. La mise en scène, le factice, ont déclenché du réel.

Vétérinaire

Au début j’avais imaginé faire ça dans une école de médecine mais très vite j’ai repoussé l’idée, ça ne marchait pas. C’est trop simple, il n’y a plus de film. Et puis, ça ne m’inspirait pas de filmer des cadavres en permanence. Je n’aime pas les films glauques. J’espère que mon film ne l’est pas et qu’il dégage un souffle libérateur.

Ralentis

Le ralenti est dur à doser. Ici je les vois comme des sas, des plongées dans l’inconscient d’un ou plusieurs personnages.

Lumière

Le chef opérateur de GRAVE est Ruben Impens, le complice de Felix von Groeningen (ALABAMA MONROE, BELGICA…) J’avais beaucoup aimé son travail sur LA MERDITUDE DES CHOSES, sa lumière brute, très contrastée. Je ne suis pas fan des lumières qui polissent la peau, qui embellissent tout. Je veux voir la sueur, les pores, les cernes… L’image ne doit pas être moche ou glauque pour autant. Il faut que ce soit coloré, que des teintes ressortent. J’ai une approche expressionniste et n’ai pas peur des faux raccords lumière.

Musique

Jim Williams est anglais. Il a signé plusieurs bandes originales pour Ben Wheatley (KILL LIST…) La musique devait apporter un contraste par rapport à l’action, être dépouillée. Jim a eu des idées géniales, comme de rajouter de l’orgue à la scène du « doigt » qui ajoute une touche gothique. En revanche, pour la fin, je lui ai dit de ne pas lésiner sur le lyrisme. Je vois en GRAVE une tragédie antique moderne.