Le topographe Malek accepte un travail dans l’ouest de l’Algérie. Il arrive dans un camp occupé auparavant par une équipe qui a été décimée par les fondamentalistes. Un jeune berger l’observe de loin ; quelques hommes dont certains sont armés l’approchent et le questionnent sur sa présence. Ayant fui les terroristes islamistes, ces fermiers ont décidé de retourner dans leur village…
Prix Fipresci – Festival international du film de Venise 2008
Thessalonique 2008, Belfort 2008 (compétition), Rotterdam 2009, Guadalajara 2009, Jeonju 2009
réalisation Tariq Teguia • scénario Tariq et Yacine Teguia • image Nasser Medjkane, Hacène Aït Kaci • son Matthieu Perrot, Kamel Fergani • mixage Myriam René • montage Rodolphe Molla, Andrée Davanture • production Yacine Teguia (Neffa Films) • coproduction Brigitte Faure, Sandrine Boulet, Christophe Audeguis, Brigitte Monkerhey-Couët (cine@), Frédéric Papon (Le Fresnoy, Studio des Arts contemporains) • avec le soutien du Fonds Hubertbals (Pays-Bas), Fdatic, Fond pour le développement des Arts, des Techniques de l’industrie cinématographiques, Ministère de la Culture (Algérie), Fonds Sud, Ministère de La Culture et de la Communication, Ministère des Affaires Etrangères (France), Ambassade de France à Alger • distribution avec l’aide d’Euromed Cinemas • programme financé par l’Union Européenne (Euromed Audiovisuel)
Tariq Teguia
Né en 1966 à Alger.
Il a suivi des études de philosophie et d’Arts Plastiques.
En 199, il est photographe pigiste pour le quotidien Alger-républicain.
De 1993 à 1995, il travaille à Paris comme assistant du photographe Krzysztof Pruszkowski, activité qui se double de travaux photographiques personnels.
En 2003, il enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’Ecole supérieure des Beaux-Arts d’Alger.
FILMOGRAPHIE
1996 Le Chien [cm, super 16 mm]
1996 Kech’ mouvement ? [cm, 16 mm]
1998 Ferrailles d’attente [cm, vidéo]
2002 La Clôture(Haçla) [cm, vidéo]
2006 Rome plutôt que vous
2008 Inland (Gabbla) 2013 Révolution Zendj
INLAND
Table des navigations par Tariq Teguia
Geographie
Nul autre désir dans ce film que de tracer des lignes, des lignes esquissées dans les paysages de « l’après-guerre », maintenant que l’Algérie émerge d’une guerre livrée par l’islamisme à la société. Pas d’autre ambition dans Inland que de dessiner des lignes de fuite, des lignes de vie pourtant, des trajectoires actuelles qui viendraient se superposer à d’autres, répétées et infiniment plus anciennes. Parce que les cohortes ont toujours été là, innombrables, théories répétitives et vives d’êtres humains, inscrites dans l’histoire et la géographie profondes d’un espace, lignes circulantes, en mouvement sur une terre devenant l’Algérie. Un pays fabriqué de ces hordes barbares venues des confins de l’Europe, de ces armées romaines échouées sur ces premiers rivages africains, un pays s’inventant lors des retraites hasardeuses de pillards nomades, dans le sillage des conquérants arabes essoufflés a mi-chemin d’un Eden inventé par d’autres plus à l’Ouest, lignes de conquêtes et d’échecs passés aujourd’hui renouvelés. Cette géographie humaine instable, mouvante, nous l’aurons en tête au moment du départ de Malek, un topographe d’une quarantaine d’années chargé d’établir des relevés dans les Monts Daïa, une région très pauvre d’Algérie soumise il y a peu aux violences intégristes. Aujourd’hui, que reste-t-il après cette dernière bataille laquelle, on le sait, n’a jamais été frontale mais disséminée et souvent furtive ? Comment une guerre qui n’a, devrions-nous écrire, eu lieu que dans ses interstices pourrait-elle susciter des explosions de joie au moment de trouver son terme ? Le conflit semble avoir pris fin sans que personne ne s’en rende compte, dans le désenchantement. Il n’y aura ni jour de liesse, ni foule agglutinée pour accueillir les vainqueurs, ni date officielle en célébrant le terme.
Avons-nous affaire à une société résignée, prête à tous les renoncements, une société exsangue – des morts par dizaines de milliers, des usines détruites, des campagnes ravagées par le feu, l’exil pour des milliers de citoyens -, à qui l’on voudrait faire oublier ses morts, ne sachant pas trop quoi faire de ses vivants, eux-mêmes étonnés d’être encore là ? Est-il dorénavant préférable de regarder ailleurs, surtout d’oublier ses campagnes d’où parvenaient les récits tragiques des massacres de masse et de se concentrer sur la nouvelle Algérie, voulue conquérante, plus que jamais riche de l’exploitation de ses hydrocarbures, un pays qui construit des routes, relance les programmes longtemps bloqués d’électrification des campagnes, étend son réseau ferroviaire, bâtit des logements par dizaines de milliers ? Il demeure que ce nouveau contexte économique, à l’ombre des lois du marché et des restructurations « douloureuses mais nécessaires », des « exigences de la compétitivité » à l’échelle mondiale a aussi ses laissés-pour-compte, ses nouveaux déclassés, toute une masse « d’inadaptés » aux nouvelles règles du jeu. Ceux-là réitèrent les lignes, ils reformulent le diagramme, ils prolongent la carte par déplacements successifs et désordonnés. Qu’ils soient ouvriers agricoles de terres en jachère, réfugiés de cette guerre ou d’une autre, jeunes émeutiers aux visages masqués bloquant des routes oubliées de tous, travailleurs chinois venus en Algérie le temps d’un appel d’offre, passagers clandestins d’Afrique sub-saharienne à la recherche d’horizons plus cléments, individus voulant rester ou non dans ce pays, tous superposent leurs trajectoires aux trajectoires, tous retrouvent les vieilles sentes et les actualisent
Cartographies
Au mitan de ce monde de faisceaux, un homme regarde : une première fois dans la poussière minérale du Ghouti, plus tard sur les routes allant d’Oran aux versants Sud de l’Ouarsenis, plus loin encore dans les étendues mornes du Chott Ech Chergui, tardivement sur un tronçon de piste du Tanezrouft. Il s’appelle Malek, il est topographe et restera longtemps indifférent aux errances des clandestins sub-sahariens, aux exodes de familles fuyant la misère de leur campagne, à ces ouvriers chinois regagnant leurs chantiers, à ces convois de militaires de retour d’opération, aux bergers en transhumance qui pourtant lui sauveront la vie. Cet homme n’explique pas ce qui survient, il a d’ailleurs fait le choix de la retraite, du repli sur son quant à soi, vivant en marge des villes et n’y revenant qu’à l’occasion d’une mission topographique confiée par un bureau d’études oranais. Malek au désert, à l’isolement, est-ce pour oublier ? A t-il vu quelque chose qu’il voudrait effacer de sa mémoire ? Un ancien combattant traumatisé ? Non, il n’y a pas de secret, aucune vérité inavouable devant le rester, juste la vie d’un homme cherchant à défendre un espace autonome. Il se peut que cet espace, Malek le désire de plus en plus ténu, raréfié, comme s’il fallait achever quelque chose. En finir alors ?
Pourtant, le topographe finira par se mêler aux êtres et aux évènements, à l’intersection d’une deuxième rencontre, puis d’une troisième, devenant alors lui-même le passager de la ligne. Ailleurs, plus loin sur la carte, sur un autre rythme mais en toute conscience, une jeune femme, qui n’aura jamais véritablement ni nom ni origine, crée une trajectoire singulière. Á la différence de Malek, dont elle croisera la vie, elle ne veut pas finir quelque chose. Elle est ici pour recommencer, recommencer le monde en son milieu.
Paysages politiques : la stase, l’émeute, la fuite
Film en déplacement, film à travers les yeux d’un topographe qui regarde et mesure les alentours, Inland explore une multitude d’espaces, tentant de conjuguer le sec, l’humide et le courbe, l’ondulant et le rectiligne, il navigue entre les escarpements minéraux auressiens et les monts verdoyants et boisés des Monts Daïa, il associe le sable saumâtre du Chott Ech Chergui aux éclats de roches rouges de Aïn Sefra. Divers états de la nature d’avant l’homme, telle qu’en elle-même donc, mais plus essentiellement celle ou ce dernier est passé et a laissé des traces. Dans ces instants, le topographe scrutateur se double d’un archéologue, il formule la guerre civile à partir de ses vestiges, le désastre par ses indices, la catastrophe pareille à un souvenir : champs minés, forêts incendiées, hameaux abandonnés par ses occupants, matériel agricole dévasté.
De ce point de vue, il faut considérer Inland comme une sorte de déploiement, aux dimensions d’un pays et selon un procédé rhizomique, de la carte dressée dans Rome plutôt que vous, une carte fragmentaire et itinérante alors limitée à Alger et quelques- uns de ses environs.
Avec ces espaces, le topographe – non moins que la jeune clandestine – peut entretenir des rapports contradictoires, ce que l’on pourrait nommer un double tropisme, ou Dehors et Dedans, désir d’enfouissement et désir d’enfuitement se concurrenceraient inlassablement. Pour le géomètre, cette manière duale d’être s’exprime par exemple dans une solitude revendiquée — il vit, séparé de celle que l’on devine être sa femme, dans une région retirée de l’est algérien — en même temps qu’il tente d’aider une jeune inconnue à fuir, attiré par des espaces et des vitesses jusqu’alors ignorés, s’échappant lui-même Malek se terre, voulant préserver son quant à soi, autant qu’il ira à découvert, dans le lointain, traversant le paysd’après- la-guerre, avec pour ambition de se laisser absorber par le paysage.
Á sa manière, la jeune femme expérimente ce double tropisme, contrainte de fuir un pays natal en guerre, elle ne le pourra qu’à la condition de vivre clandestinement. Comme Malek, sa trajectoire initiale s’incurvera, pour tenter de revenir à son point de départ, jusqu’à atteindre le point de disparition dans le paysage et se mettre définitivement à l’abri du monde et de ses fureurs. On l’aura compris, Inland est affaire de vitesses et de directions, celles des paysages que l’on arpente à pied, que l’on traverse à la vitesse d’une moto lancée à plein régime ou au rythme indolent d’un train de marchandises alors que la mort n’est pas loin. Vitesses dans l’espace en tant que relation avec des corps lorsque Malek, pour les besoins de son étude topographique, arpente lentement une portion des monts Daïa ou quand Lakhdar, le collègue du bureau d’études, se lance à la poursuite du couple de fuyards.
D’autres « dehors », certains enthousiastes, sont concevables lorsque Malek le-presque-là ou la jeune femme en fuite rencontrent des individus dont le projet n’est pas d’abdiquer mais de s’inventer, par la résistance, d’autres possibles : ils peuvent alternativement être musiciens dans les terres que Malek est chargé de cartographier, jeunes émeutiers bloquant une route de campagne comme dernière alternative à leur désarroi, militants politiques tentant d’organiser leurs luttes, paysans revenus sur leurs terres dévastées mais préférant cette vie à celle des bidonvilles où, un temps, on les aura parqués. Rien d’autre en somme que des puissances de vie disant tranquillement non à l’atomisation.
Les images et leurs sons
Les images comment les fabriquer ? Ce film a été tourné en vidéo, moins pour des questions de budget car un kinescopage a été nécessaire pour obtenir une copie 35 mm, mais parce qu’il s’agissait de travailler dans la durée avec une équipe technique légère. Travailler longtemps, se donner le temps de sillonner les terres, de marquer une pause, de revenir sur ses pas, de se perdre avant de repartir une nouvelle fois. Travailler longtemps parce que l’imprévisible, autrement dit la part documentée de ce film, peut prendre du temps pour être découvert et se découvrir. Il est possible d’envisager un rythme d’ensemble où alterneraient durées longues – la fuite, la stase, le renoncement, l’abandon – et le jaillissement du plan court – la fuite encore, la parole qui se libère, la danse.
Les sons comment les entendre ? Anticiper la matière sonore d’un film paraît encore plus aléatoire même si là aussi il est possible de baliser un paysage probable. Parce que Inland va aux déserts, on pourrait penser que le silence l’emporte. C’est en partie vrai car la retraite de Malek dans les Aurès, puis sa mission dans une zone dévastée où les paysans disent avec peu de mots leur détresse, sa rencontre enfin avec une jeune femme dont il ne partage pas la langue, la longueur du voyage qu’ensemble ils seront amenés à vivre à travers l’indifférencié de la steppe nous y invite. Mais les déserts savent aussi être bruissants pour cette raison qu’il leur arrive d’être peuplés et traversés d’immenses troupeaux de moutons en transhumance, sillonnés par des convois ferroviaires ou des véhicules tous terrains transportant deux fuyards. Dans le désert, le déplacement simple du sable emporté par le vent, le bruit des pas au contact de la rocaille fait musique.
La parole ensuite. Inland, majoritairement, s’énonce en algérien, une langue sans statut officiel, reconnue de personne mais parlée de tous. Un film peut être l’occasion d’une reconnaissance, une forme de tribut payé à un présent sonore idéologiquement banni, une contribution aux beautés d’une langue qui s’invente, continûment, s’enrichissant à d’autres sources que l’arabe, procédant souvent par métonymie, métaphores ou associations délirantes. Une langue démultipliée en parlers locaux parce que d’une région à l’autre, les accents et les intonations diffèrent, les mots parfois changent, les combinaisons entre les langues se renouvellent : plus d’espagnol dans l’Oranais, influence majeure du berbère dans les contreforts des Monts Daïa, remontée-apparition de mots d’origine sub-saharienne à mesure que la ligne de fuite des personnages les emporte vers le Sud. Cette langue peut quelquefois s’écrire, mais quasi exclusivement sur les murs, rageusement, lorsque les slogans s’affichent pour durer plus durablement que l’émeute qui les a fait naître. Dans un registre similaire, Inland fait aussi entendre la parole haranguée, chantée ou déclamée par les chanteurs itinérants de Raï. Si leurs textes sont peu explicitement politiques, leur puissance de contestation demeure quant à elle bien réelle. Les Cheikhs qui animent les réunions clandestines d’amateurs d’alcool savent, installés en demi-cercle autour de la figure du Berrah qui lance à la cantonade les dédicaces payantes, parler librement et indifféremment du désir, de l’ivresse interdite, d’une petite route qui mène à Arzew, des maudites cartes de séjour tant espérées, de leur amour de Dieu. Voilà comment Inland fait coexister les flots de la langue émeutière, les déclamations mi chantées mi-parlées du Berrah, la parole foisonnante et éructante des activistes politiques, les silences choisis d’un homme à moitié là et d’une jeune femme quasi mutique.
Modèles
Á de très rares exceptions, ce film, comme les précédents, fait appel à des acteurs professionnels. Pour autant, il ne s’agit pas d’une première interprétation car la plusieurs d’entre eux ont joué dans Rome plutôt que vous. Dans Inland faut-il d’ailleurs seulement parler « d’interprètes», c’est-à-dire d’individus conduits à incarner un personnage en s’appuyant sur une sorte de maîtrise technique autorisant, à l’infini, les possibilités de nuances. Il a fallu essayer, au moins partiellement, de se déprendre de ce savoir-faire parce que nous voulions laisser advenir quelque chose du présent, du visible voire du réel. Que ce film soit fondamentalement une fiction n’a pas conduit à réinventer le réel ou même à le contredire mais bien à le creuser, à l’intensifier. C’est pourquoi Inland essaie de combiner le talent confirmé d’Ahmed Benaïssa avec la pure présence de bergers de la steppe, c’est pourquoi le personnage de Malek se modèle à partir des silences et du détachement longtemps inquiet de Kader Affak.