Lolita n’aime pas sourire. Kévin ne sait pas se vendre. Hamid n’aime pas les chefs. Thierry parle wesh. Ils ont vingt ans. Ils sont sans diplôme. Ils cherchent du travail. Pendant six mois, les coachs d’un cabinet de placement vont leur enseigner le comportement et le langage qu’il faut avoir aujourd’hui pour décrocher un emploi. A travers cet apprentissage, le film révèle l’absurdité de ces nouvelles règles du jeu.
Colombe d’Or International DOK Leipzig 2014
Cannes 2014 – Sélection ACID
Espoo International Film Festival 2014
Lussas Etats Généraux 2014
Montréal Festival du Nouveau Cinéma 2014
Sydney International Documentary Film 2014
Florence Festival dei Popoli 2014
Sarajevo Pravo Ljudski Film Festival 2014
Belgrade Magnificent7Festival 2015
Réalisation Claudine Bories et Patrice Chagnard • Scénario Claudine Bories et Patrice Chagnard • Image Patrice Chagnard • Assistante Réalisation Julie Romano • Son Benjamin Van de Wielle, Pierre Carrasco • Montage Stéphanie Goldschmidt • Produit par Muriel Meynard et Patrick Sobelman • Production Ex Nihilo • Coproduction Les films du Parotier • Avec la participation du CNC • avec le soutien du Fonds Images de la Diversité – PICTANO VO Nord – Pas de Calais • avec le soutien de la Région Nord-Pas de Calais • Avec le soutien de Région Île-de-France, ACSÉ Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances Commission images de la diversité
Claudine Bories et Patrice Chagnard
Claudine Bories
Après une formation théâtrale, Claudine Bories réalise son premier film pour le cinéma, Juliette du côté des hommes, sélectionné au Festival de Cannes 81 (« Perspectives du cinéma français »).
Entre 1992 et 2002, elle dirige avec Jean Patrick Lebel Périphérie, un centre de création consacré au cinéma documentaire. Elle y crée les Rencontres du cinéma documentaire. En 1994 elle est vice-présidente de l’association ADDOC, lieu de réflexion des cinéastes documentaristes français. C’est là qu’elle rencontre Patrice Chagnard.
À partir de 1995 ils collaborent aux films l’un de l’autre. Ils coréalisent depuis 2005.
FILMOGRAPHIE SELECTIVE
2014 Les Règles du jeu
2009 Les Arrivants
2003 Les femmes des douze frontières
1999 Monsieur contre Madame
1989 La fille du magicien
1984 Portrait imaginaire de Gabriel Bories
1981 Juliette du côté des hommes
Patrice Chagnard
Après des études de philosophie, il voyage plusieurs années en Orient et en Asie. De retour en France il se consacre à la réalisation de films documentaires pour la télévision. Il filme les paysans sans terre au Brésil, en Afrique au Bangladesh. Dans les années 80, il s’intéresse aux sagesses orientales (Zen, le souffle nu, Swami ji, un voyage intérieur). En 1995, son premier film pour le cinéma, Le convoi, est un road movie. En 1992, il fonde avec d’autres cinéastes documentaristes l’association ADDOC dont il est le Président. Sa rencontre avec Claudine Bories en 1995 marque une nouvelle étape dans son travail. Ils collaborent de plus en plus étroitement aux films l’un de l’autre. Ils coréalisent depuis 2005.
FILMOGRAPHIE SELECTIVE
2014 Les Règles du jeu
2009 Les Arrivants
2005 Dans un camion rouge
2003 Impression, Musée d’Alger – 52’- Diffusion France 5
2000 Istambul , Jérusalem, Kathmandu et Des sources du Gange à Bénarès,
Quatre carnets de voyage dans la série « Voyages, voyages » d’Arte.
1995 Le Convoi
1983 Swami-ji, un voyage intérieur
1980 Quelque chose de l’Arbre, du Fleuve et du Cri du Peuple
Le chômage des jeunes
Selon une enquête récente du CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications),en France un jeune sur cinq
(22% exactement) est sans emploi trois ans après avoir quitté l’école.
Les plus diplômés s’insèrent professionnellement nettement plus facilement que les non diplômés:
– 88% des jeunes diplômés du supérieur long (BAC+5 et plus) travaillent
– 81% des jeunes diplômés du superieur court (BAC+4) travaillent
– seulement 41% des jeunes non diplômés travaillent
Ce qui revient à dire que 48% des jeunes non diplômés (ou avec seulement un bac pro) sont au chômage.
Quant aux 11% restant, ils sont «désintégrés» à savoir en dehors de tout système.
Par ailleurs, le chômage des jeunes non diplomés a augmenté de 16% entre 2004 et 2010.
Ingeus
Ingeus est une société privée de dimension internationale, spécialisée dans l’accompagnement vers l’emploi, les bilans de
compétence et le conseil en ressources humaines auprès des entreprises.
Crée à Brisbane en Australie en 1989, la société est présente dans une dizaine de pays en Europe et dans le monde (Angleterre,
Arabie saoudite…).
Elle s’est implantée en France en 2005 et y compte aujourd’hui 35 sites répartis sur plusieurs régions.
Le Contrat d’autonomie
Le Contrat d’autonomie a été créé par Fadela Amara, Ministre de la Ville dans le Gouvernement Fillon, dans le cadre du Plan
Espoir Banlieues.
Le principe de ce dispositif était d’offrir aux jeunes chômeurs vivant dans les quartiers défavorisés (ZUS), un accompagnement
personnalisé sur plusieurs mois afin de les aider à trouver un emploi durable ou une formation qualifiante ou à créer
leur propre entreprise.
La société Ingeus a remporté plusieurs de ces marchés, dans le Nord, en Région parisienne et dans le Rhône.
Entre 2009 et 2014 elle a ainsi accompagné dans le cadre du contrat d’autonomie, près de 20 000 jeunes. Un peu moins de
la moitié des jeunes ayant bénéficié de cet accompagnement a trouvé une issue positive à ces problèmes d’insertion.
Dans cette moitié,
– 62% ont trouvé un emploi de plus de six mois, la plupart en CDD (contrat à durée déterminée),
CTT (contrat de travail temporaire, c’est à dire en intérim), contrat de professionnalisation ou d’apprentissage.
– 36% ont bénéficié d’une formation qualifiante.
– 2% ont créé leur propre entreprise.
Depuis début 2014, le dispositif « Emplois d’avenir » mis en place par le Gouvernement Ayrault a pris le relais des « Contrats
d’autonomie ». Ce sont les Missions locales qui ont la charge de les mettre en oeuvre.
Entretien avec Claudine Bories et Patrice Chagnard
On retrouve dans Les Règles du jeu la même démarche que dans
votre film précédent, Les Arrivants, où vous-filmiez des demandeurs
d’asile. Cette fois, il s’agit de jeunes chômeurs.
Claudine Bories. On peut considérer que Les Règles du jeu est la suite des Arrivants.
Le principe est le même : filmer au plus près, sans à priori, ce qui
arrive à des personnes qui sont confrontées au jour le jour à l’un des
grands problèmes de société qui nous concernent tous. Chapitre un : les
demandeurs d’asile. Chapitre deux : les demandeurs d’emploi.
Patrice Chagnard. Notre désir, c’est d’aborder une réalité dont tout le monde parle, qu’on croit connaître, mais sur laquelle ,on a très peu d’approches réelles, concrètes : « Qu’est-ce que c’est que de vivre ça ? » qu’il s’agisse d’accueillir des immigrés ou de coacher de jeunes chômeurs. Nous pratiquons une forme de cinéma direct et il nous faut à chaque fois trouver un lieu qui nous permette de filmer à notre façon, sans parti pris ni jugement. Concernant les grandes questions de société, le terrain est forcément miné par les stéréotypes et les discours partisans. Le travail du cinéma, c’est de déminer en donnant à voir les choses comme elles sont.
Les Arrivants se déroulait à la CAFDA, une
plate-forme d’accueil financée par l’État français. Ici vous filmez
Ingeus, une structure privée. Comment avez-vous trouvé ce lieu ?
Claudine Bories.
Au départ on pensait filmer dans une Mission locale. Les Missions
locales sont des Services publics, des sortes de Pôle Emploi réservés à
l’accueil des jeunes de 18 à 26 ans. Notre choix s’était porté sur le
Nord Pas de Calais, parce que c’est la région où le chômage des jeunes
est le plus préoccupant. Et puis, sur internet, nous sommes tombés par
hasard sur Ingeus : cette société privée proposait un coaching intensif
pour accompagner de jeunes chômeurs dans leurs recherches d’emploi. En
particulier à Tourcoing et Roubaix. Pour nous c’était idéal. On
craignait qu’une société privée n’accepte pas notre démarche, hésite à
se laisser filmer de l’intérieur et sans intervenir sur nos choix. Mais
la direction nous a tout de suite fait confiance et très vite on a pu
commencer à repérer.
Patrice Chagnard. La raison qui nous a fait basculer vers Ingeus, c’est surtout une raison concrète, cinématographique. Nous avions trouvé des gens formidables dans les Missions locales, mais on se heurtait à une difficulté majeure : les jeunes n’y sont pas contraints à des rendez-vous réguliers. Ceux que nous aurions trouvé intéressants et choisi de filmer pouvaient disparaître du jour au lendemain. Pour nous qui pratiquons un cinéma de personnages, c’était problématique. A Ingeus nous n’avions pas ce problème. Ingeus allouait aux « candidats » qu’elle recrutait une bourse mensuelle de 300 euros durant six mois, à condition qu’ils ne ratent pas les rendez-vous fixés et suivent l’enseignement prévu. Du coup on était assuré d’une certaine continuité. En un sens, Ingeus, sans le vouloir, faisait pour nous de la direction de production.
Vous voulez dire que les bureaux d’Ingeus constituaient pour vous un dispositif idéal ?
Patrice Chagnard. Ingeus a plusieurs antennes en France. Tous
leurs lieux sont identiques, répondant à un choix rigoureux : l’open
space par exemple. C’est une façon d’habituer les candidats à ce qu’est
une entreprise. Pour nous c’était un décor signifiant, l’équivalent d’un
studio.
Claudine Bories. C’était comme une scène théâtrale avec son décor et ses accessoires, ses affiches, ses slogans, ses ordinateurs, sa machine à café… De plus, ce lieu se trouvait en haut d’une tour, elle-même plantée au milieu d’un décor surréaliste, sorte de terrain vague sur fond d’usines abandonnées qu’on apercevait par les grandes baies vitrées.
Comment avez-vous procédé ?
Claudine Bories. On a fait trois mois de repérages, on a écrit
un scénario pour trouver les financements. On est revenu six mois plus
tard, on a filmé plusieurs jours par semaines pendant huit mois. Au
départ on a suivi une quinzaine de jeunes. A l’arrivée il en reste
quatre. Parmi les autres, disparus en cours de route, certains ont
trouvé du boulot, d’autres sont partis ailleurs… Le scénario, d’une
cinquantaine de pages, se présentait comme une pièce de théâtre. Les
dialogues s’inspiraient de ce qu’on avait entendu au cours des
repérages.
Patrice Chagnard. Dès le départ nous
savions que ce film serait un film de dialogues. Pour nous, le véritable
sujet du film c’est la question du langage. C’est l’abîme entre les
mots codés de l’entreprise, martelés par les coachs, objet
d’exercices d’entraînements, et la parole des jeunes, ou leur absence de
parole, qui nous renvoie à un tout autre monde culturel. L’enjeu est là
: ce langage codé de l’entreprise, du marché, est totalement déconnecté
du monde de ces jeunes qui le reçoivent avec un mutisme interloqué, ne
comprennent pas grand chose à ce qu’on exige d’eux et y résistent de
mille façons.
Quels choix étaient les vôtres en matière de mise en scène ?
Claudine Bories. L’open space génère une confusion visuelle et
sonore, un désordre duquel il fallait s’abstraire. J’aurais aimé
parfois des plans plus larges, ne serait-ce que pour évoquer l’espace et
le ballet permanent des allées et venues, mais on s’est rendu compte
très vite que l’on ne pouvait saisir les réactions et l’émotion des
candidats qu’en s’approchant au plus près d’eux, en « faisant loupe ».
Patrice Chagnard. C’est
moi qui suis à la caméra. Dès que je m’éloignais des visages, je
constatais qu’il ne se passait plus rien dans le cadre, l’image devenait
insignifiante. Le gros plan s’imposait. C’est un travail
d’entomologiste. Mettre en scène la parole dans ce huis clos, c’était
d’abord mettre en valeur des regards, des silences, une infime
crispation du visage, une simple moue… Découvrir que c’est finalement ça
qui fait sens et qui est spectaculaire. Dans ce film – davantage que
pour d’autres – ce qu’on peut appeler la mise en scène s’est faite au
montage. A partir d’une matière énorme (130 heures de rushes) nous avons
cherché un équilibre entre d’un côté le discours porté par les coachs
et les coachs eux-mêmes avec leurs personnalités, et de l’autre nos
personnages et leurs mille façons de résister à ce discours. Il fallait
être juste, ne pas grossir le trait et en même temps parvenir à mettre
en lumière dans le dispositif que nous avions filmé, une logique absurde
qui n’est pas forcément visible au premier regard.
Comment transformez-vous votre cinéma documentaire en utilisant les outils de la fiction ?
Claudine Bories. En construisant un espace unique, en isolant
des personnages, en respectant une dramaturgie, une forme… Dans ce film,
il y a des cartons qui viennent rythmer le récit. Ces cartons disent où
en sont les jeunes en les nommant par leurs prénoms : « Lolita
s’engage, Kevin hésite… ». Ça a plusieurs effets : casser le réalisme,
mettre une sorte de distance, renforcer le côté “petite histoire” qu’on
raconte… La musique, décalée et récurrente, a une fonction analogue.
Patrice Chagnard. La
dimension fictionnelle vient de ce qu’on pousse le documentaire
suffisamment loin pour que les personnes filmées deviennent des
personnages de cinéma. Sans avoir recours à l’artifice. C’est ce que
disait Rossellini : « Il n’y a que deux façons de faire du cinéma: soit
on part de la fiction et il faut aller jusqu’au réel, sinon le film
n’est pas crédible, soit on part du réel – ce qui est notre cas – et il
faut aller jusqu’à la fiction, sinon il n’y a pas de film. ».
Claudine Bories.
Ce qui se passe dans le réel peut prendre des dimensions fictionnelles
inouïes, il suffit d’être attentif à cette dimension pour la percevoir
et l’intégrer au récit documentaire. Quand Hamid vient dire à sa coach
Gaétane qu’il lâche tout, celle-ci s’est tellement investie dans la
relation d’accompagnement avec lui qu’elle réagit comme une femme
abandonnée et la séquence devient une vraie scène de rupture.
Selon quels critères choisissez-vous les personnes filmées ?
Patrice Chagnard. Il ne s’agit en aucune façon d’un
échantillonnage sociologique. L’importance qu’a pris Lolita dans le
film tient à elle, à ce qu’elle est intrinsèquement. Elle devient pour
nous un personnage de cinéma parce qu’elle a un secret, une manière
d’habiter son corps, une présence qui n’appartient qu’à elle. On est
hors des schémas. Pour moi, la phrase la plus importante du film, c’est
elle qui la prononce : « Une personne est une personne ».
Claudine Bories. A l’arrivée, dans le film il y a un jeune beur, un asiatique, un chti… mais ce n’est pas du tout ce qui a guidé notre choix.
Vous ignorez volontairement leur passé, leur vécu, leur milieu ?
Patrice Chagnard. Oui, tout ça reste délibérément hors champ.
Ce qui nous intéresse c’est de les découvrir hors de leurs repères
habituels, dans cette situation particulière du « coaching », confrontés
au discours exigé par l’entreprise, contraints de se soumettre à ce
rituel alors que ce qu’ils veulent, c’est juste être manutentionnaires
ou commis de cuisine. Les coachs sont d’une disponibilité exemplaire.
Claudine Bories. Dans Les Arrivants,
on découvrait que certains clandestins étrangers étaient des
manipulateurs et que certaines assistantes sociales pouvaient être
insupportables. Cette fois, c’est le cliché de la méchante entreprise
privée qui est malmené. Fadela Amara a lancé le dispositif du Contrat
d’autonomie sous un gouvernement de droite, c’est sans doute pourquoi
elle en a confié la gestion non pas aux Missions locales mais à des
opérateurs privés. Ingeus est l’un de ceux qui ont remporté le marché.
Il s’agit donc bien d’un business. Cependant, rien d’affairiste ni de
cynique chez les consultants qui travaillent là, ce sont des gens qui
croient à ce qu’ils font et s’investissent totalement. Ils sont
eux-mêmes, comme ces jeunes, pris dans un système qui les dépasse.
Patrice Chagnard.
Les clichés ne résistent pas à une certaine obstination du regard.
Quand vous filmez le temps nécessaire dans un lieu comme celui-ci, une
sorte de vérité finit par surgir qui bouscule les a priori. Cette vérité
nait sans doute de la rencontre entre l’intime, le social et le
politique, dans un même lieu et dans un même moment.
La caméra a-t-elle une influence sur le comportement de ces jeunes ?
Claudine Bories. Chacun est différent… Hamid a tendance à être en représentation, il s’en délecte. Lolita est à l’aise. Kevin s’en fiche…
Patrice Chagnard. Mais quand il déclare à sa conseillère « Je n’aime pas votre façon de penser », il regarde la caméra…
Claudine Bories. C’est moi qu’il regarde car je suis juste à côté de la caméra, pour guetter ma réaction, voir s’il n’a pas été « mal poli ».
Vous
filmez les simulations d’entretiens d’embauche. Jamais les véritables
entretiens des candidats avec leurs éventuels employeurs…
Patrice Chagnard. Nous l’aurions souhaité. Par exemple lorsque
Thierry décroche un entretien avec le recruteur de B’Twin. Ils ont
refusé car ils ne voulaient pas prendre le risque d’avantager ce
candidat par rapport aux autres… Notre présence aurait pu le mettre en
confiance, ce qui aurait faussé la règle du jeu.
Quelle leçon tirez-vous du spectacle que vous nous donnez à voir ?
Claudine Bories. Les rituels de la préparation à l’embauche
pour ces jeunes qui n’accéderont qu’à des emplois précaires et mal
payés, c’est assez hallucinant. Il y a de la folie dans tout ça. A quoi
bon cet enseignement, ces simulations, ces tests de comportements, cette
intrusion dans l’intime, pour un emploi de trois mois à trois-quarts
temps comme femme de ménage ? Compte tenu du nombre des candidats en
concurrence et sachant que si l’une des postulantes a une licence elle
décrochera le poste… même si elle passe moins bien la serpillière ! Ces
gamins sont perdus parce qu’en plus de ne pas avoir de diplômes, ils
sont confrontés à un univers de plus en plus virtuel et mensonger, qui
ne coïncide en rien avec leur vécu.
Patrice Chagnard.
Ce qu’ils ne comprennent pas, ce sont les raisons et les critères de
cette sélection. Ils sont désemparés par ce qu’on leur demande. Ces
règles du jeu encouragent l’imposture : un comédien, un menteur
décrochent plus facilement un poste.
Claudine Bories. On
leur demande de dire quel est leur défaut ! A un moment du film, une
conseillère vend la mèche. Elle explique à Lolita que si elle était face
à un recruteur, elle se garderait bien de dire « c’est quoi son vrai
défaut ». Une façon de lui souffler que ce n’est qu’un jeu. Mais pour
Lolita comme pour les autres, c’est justement ça qui est insensé ! Ils
n’envisagent pas un seul instant de mentir. Ils pensent qu’un mensonge
les écarterait du poste, alors que c’est le contraire qui est la règle.
N’est-ce pas un film sur une certaine inadaptation des jeunes à la société d’aujourd’hui ?
Patrice Chagnard. C’est sûr qu’ils ne sont pas adaptés à ce qu’on leur demande. On a le sentiment parfois qu’ils ne font pas
d’effort pour trouver un job. Mais c’est faux. En fait ils ne
comprennent pas pourquoi c’est si compliqué. Ils ne comprennent pas que
la présentation, la tenue, le langage, « le savoir être » aient cette
importance. Prouver qu’ils sont capables de faire le job, ça va. Mais
quand il leur faut dire qu’ils épousent le discours et les valeurs de
l’entreprise, c’est une autre affaire. L’entretien d’embauche est un
véritable rituel d’allégeance. Peut-être Lolita, Hamid, Kevin ont-ils
raison ? En tout cas ils ont leurs raisons d’être inadaptés et de
refuser, chacun à sa manière, les règles du jeu.
Claudine Bories. Il y a une coupure entre le monde où ça travaille, ça produit, ça consomme, et le monde de ces jeunes chômeurs où l’on est largué depuis deux générations et où se sont développées des réactions d’exclusion et de rejet. Mais là encore,
il faut se garder de généraliser: entre Kevin qui « n’a pas les mots »
et qui finit par travailler au noir et Hamid qui parle bien mais ne supporte aucune contrainte, il y a un monde. Ils sont pourtant du même milieu et de la même génération.
Patrice Chagnard. Le fond du problème c’est qu’il
n’y a pas de boulot, en tout cas pas pour eux. Et ça ils le savent bien.
Ils ne peuvent pas l’oublier. Du coup toute cette mise en scène autour
de la question de leur « employabilité », de leur incapacité à s’adapter
aux attentes du marché, a aussi pour effet de masquer la violence du
chômage. Finalement leur dire : vous n’êtes pas « employables » c’est
une manière de leur faire porter la responsabilité du chômage.
Le film avance en zigzags. On passe de la désapprobation à la solidarité. Les a priori y sont balayés, les jugements évoluent…
Patrice Chagnard.
C’est notre manière de faire et on y tient. Le film porte la trace de
notre propre questionnement. On invite le spectateur à faire en une
heure et demie un parcours que nous avons fait en trois ans. C’est le
but de notre dramaturgie. On veut que le spectateur sorte de la salle en
se posant d’autres questions qu’en y entrant. Le film n’apporte pas de
réponse. Mais on espère qu’il creuse suffisamment la question pour nous
faire changer de regard sur ceux qu’on appelle aujourd’hui « hôtesse de
caisse », « technicienne de surface », ou « équipier de ligne ».
Claudine Bories.
Au début, quand on demande à Lolita de dire sa principale qualité, elle
répond « Je suis franche ». A la fin, cette qualité s’est avérée être
son pire défaut… selon les critères en vigueur. Voilà le malaise. Ce
n’est pas un film subjectif, mais une proposition de rencontre, de
réflexion. A la fin, on voit Thierry qui a trouvé un travail mais veut
le lâcher par ras le bol d’être exploité. Et on voit Lolita qui a enfin
une ouverture après avoir été refusée partout. La profondeur de notre
relation au travail est dans les regards de ces deux gamins : l’un
qu’envahit un sentiment d’injustice, l’autre que l’espoir illumine.
Propos recueillis par Jean-Luc Douin