Film soutenu

Little girl blue

Mona Achache

Distribution : Tandem Films

Date de sortie : 15/11/2023

France - 1h35 - Image 1.66 - Son 5.1

À la mort de sa mère, Mona Achache découvre des milliers de photos, de lettres et d’enregistrements, mais ces secrets enfouis résistent à l’énigme de sa disparition. Alors par la puissance du cinéma et la grâce de l’incarnation, elle décide de la ressusciter pour rejouer sa vie et la comprendre.

Festival de Cannes 2023 – Sélection Officielle, Séance Spéciale


SOUTIEN COMMUN AVEC l‘AFCAE

Carole Achache Marion Cotillard• Kathleen Evin Marie Bunel • Florence Malraux Marie-Christine Adam • Nico Papatakis Pierre Aussedat • Daniel Cordier Jacques Boudet • Jorge Semprún Didier Flamand
Avec les voix de Monique Lange Brigitte Sy •  Juan Goytisolo Alex Brendemühl • Jean-Jacques Salomon Jeremy Lewin et Jean Achache

Écrit et réalisé par Mona Achache • Produit par Laetitia Gonzalez, Yaël Fogiel • Coproduit par Benoît Roland • Musique originale Valentin Couineau • Image Noé Bach • Montage Valérie Loiseleux • Son Olivier Ronval, Joey Van Impe, Thomas Gauder • Décors Héléna Cisterne en collaboration avec Thomas Stuck • Chef maquilleur effets spéciaux Daniel Weimer • Cheffe maquillage et coiffure Pamela Goldammer • Producteur exécutif Johan Broutin • Directeur de production Martin Bertier • Directrice de postproduction Garance Cosimano • Une production Les Films du Poisson • En coproduction avec Wrong Men France 2 Cinéma RTBF Télévision belge Shelter Prod • Développé par Le Bureau • Avec le soutien du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée de La Région Grand Est et de l’Agence d’attractivité Mulhouse Sud Alsace • En partenariat avec le CNC Avec le soutien du Tax Shelter.Be et ING • Avec l’aide du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles • Avec la participation de France Télévisions Tandem Charades • Avec le soutien de la Maison CHANEL • En association avec Cinécap 6 SG Image 2021 Indéfilms 11

Mona Achache

Mona Achache est la petite-fille de la psychanalyste et médecin Suzanne Achache-Wiznitzer, elle-même enfant de déporté1, à qui elle dédie son film Cœurs Vaillants (2022) et à propos de qui elle a tourné son premier court-métrage Suzanne (2005).

Après une scolarité littéraire et théâtrale, Mona Achache devient assistante mise en scène, puis scripte, sur des fictions et des documentaires. Maman à 20 ans, elle réalise en 2002 un documentaire sur la naissance. En 2004 puis 2007, elle réalise successivement Suzanne et Wawa, deux courts-métrages primés. Le Hérisson, son premier long métrage, sort en 2009 en France puis dans plus de trente pays. Ensuite, Mona Achache participe à l’écriture de plusieurs scénarios. Bankable, téléfilm réalisé en 2011, est diffusé sur Arte. Les Gazelles, son deuxième long métrage, sort début 2014. 

Elle est membre du collectif 50/50 qui a pour but promouvoir l’égalité des femmes et des hommes et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel

Filmographie

2009 : Le Hérisson
2022
: Les Gazelles
2022 : Cœurs vaillants
2023 : Little Girl Blue



INVITATION DU PROGRAMMATEUR

Hasard de la programmation du Festival de Cannes 2023, deux réalisatrices ont présenté dans une forme proche, celui de l’essai entre documentaire et fiction, un travail sur la mémoire et le destin de femmes. Ce fut le cas du film de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa, et aujourd’hui du film de Mona Achache, Little Girl Blue. À travers un dispositif minimaliste, un décor, la réalisatrice et l’actrice Marion Cotillard, Mona Achache ressuscite sa mère, Carole, pour mettre en place un dialogue sur la disparition et leur passé commun. Il s’ensuit un film cathartique, dont on sort chamboulé, mais plus riche d’une expérience cinématographique peu commune. 

Laurent Callonec – Directeur / programmateur de L’ECRAN à Saint-Denis


Bande-annonce réalisée par l’AFCAE


ENTRETIEN CROISÉ
MONA ACHACHE ET MARION COTILLARD

Mona, qu’est-ce qui vous a conduit à faire revivre votre mère, Carole, sous les traits de Marion Cotillard ?

Mona Achache. Ma mère, Carole Achache, s’est suicidée le 1er mars 2016, sans laisser de mot. Dans sa cave, elle avait stocké 25 caisses en plastique contenant des milliers de lettres et de photos, des correspondances triées, des carnets, des agendas annotés : les archives colossales d’une famille sur laquelle elle avait déjà enquêté lors de l’écriture d’un livre sur sa propre mère… qui avait elle-même écrit sur sa propre mère. Ce passé répétitif pesait sur moi. Ces caisses étaient là, offertes comme par dessein. J’en devinais le potentiel fascinant, mais j’en connaissais surtout le mortifère. Je ne voulais pas les ouvrir. Je rejetais tout ce qui me liait à ma mère. Mais en les déménageant, je n’ai pu résister au réflexe d’en ouvrir une. Je suis tombée sur une pochette – avait-elle été rangée là intentionnellement ? Ma mère aurait tout à fait pu organiser cette mise en scène ! – et j’y ai découvert les photos d’une jeune femme sublime, libre, indécente, que je ne reconnaissais pas, mais qui m’a immédiatement fascinée, parce qu’à l’opposé de la femme torturée, douloureuse que j’ai connue, et des récits imprécis qu’elle m’avait livrés sur sa jeunesse « délinquante ». J’ai eu envie de comprendre ce qui avait pu conduire ma mère vers le processus de détérioration dans lequel elle a ensuite plongé. Très vite, j’ai découvert une vie et un personnage incroyables. Et le désir d’un film s’est imposé.

Vous décidez donc d’ouvrir ces caisses et reproduire le geste de votre mère et de votre grand-mère en menant à votre tour votre propre enquête ?

M.A. Le suicide de ma mère a laissé une énigme que j’ai eu besoin de comprendre. Au départ, c’était comme une torture, parce que sa mort m’enlisait, mais elle me donnait surtout l’illusion de me libérer de quelque chose. Sauf qu’on ne se débarrasse pas de ses origines, et je sentais profondément qu’il fallait que je me confronte à son histoire. Que malgré moi, j’en étais empreinte et que je devais y faire face pour m’en émanciper, et ne pas faire peser l’écho du passé sur mes enfants. Alors, je me suis emparée de cette matière qui me dégoutait et m’obsédait, j’ai fouillé, et un jour, j’ai trouvé des enregistrements sonores, avec la voix de ma mère. C’était bouleversant et passionnant. Le fantasme impossible d’une conversation post-mortem ne m’a plus quitté : faire revivre ma mère suicidée pour qu’elle m’explique son geste. Lui donner un corps cinématographique et qu’elle soit l’héroïne du film de sa propre histoire. Alors, je n’ai pas eu l’impression de « reproduire », mais de transformer.

Marion, quelle a été votre réaction en découvrant le projet de Mona ?

Marion Cotillard. J’ai eu immédiatement envie d’entrer dans l’aventure. C’était un scénario assez spécial, singulier, d’une fluidité et d’une simplicité absolues malgré son caractère composite, avec déjà de nombreuses photos. Fiction ? Documentaire ? Onirisme ? Je l’ai dévoré comme un roman. J’ai été littéralement absorbée par le destin bouleversant de la mère de Mona et celui de la généalogie de femmes qui composent sa famille. Il y avait tellement de facettes de la lignée dont je viens qui résonnaient avec elle. J’ai ressenti une évidence. Par bonheur, cela m’est arrivé quelquefois de lire des histoires et de n’avoir aucun doute sur le fait que j’y avais ma place. C’est une des choses les plus profondes et les plus réjouissantes de mon métier : lire un scénario et se dire « Rien n’arrivera sur terre qui fera que je ne participerai pas à ce film ».

Vous dites, Mona, que Marion s’est tout de suite imposée. C’était elle, et personne d’autre ?

M.A. Il y a d’abord eu ce moment de sidération devant la photo de ma mère plus jeune : sa ressemblance avec Marion. Son insolente beauté. Son charisme, sa liberté. Et il y avait ma passion, mon admiration pour Marion Cotillard, l’actrice. Et pour nous être croisées un peu, l’intuition qu’elle comprendrait Carole. Que quelque chose nous liait autour de son histoire, qui pouvait être le point de départ d’une incarnation très forte. Le parcours de ma mère est marqué, fracturé par celui d’écrivains puissants et reconnus. J’avais envie de répondre à cela par un geste cinématographique exigeant, et donner à Carole l’aura d’une actrice iconique. Contredire les ténèbres de Carole par cette lumière. Je savais que ce personnage demandait un travail et un talent hors normes. Carole est le personnage principal et unique de ce film. Il fallait une actrice qui puisse faire face à l’enjeu d’y être omniprésente. Marion est mutante. L’observer est toujours absolument fascinant. Pour toutes ces raisons mêlées, c’est avec elle que j’ai eu envie de partager cette expérience.

Dès la première scène où vous apparaissez, Marion, Mona, qui joue son propre rôle, vous confie les vêtements, les bijoux, les papiers d’identité et même le parfum de sa mère et vous demande de vous les approprier. C’est rare de voir une actrice se transformer ainsi à vue en un personnage de cinéma.

M.C. On voit rarement ce processus, c’est vrai. Mais il y avait quelque chose de plus troublant et de plus intimidant encore dans ce cadeau que m’offrait Mona de devenir sa mère. Je n’ai pas connu cette femme : je devais me l’approprier, faire en sorte que Mona y croit, et, connaissant les relations tumultueuses entretenues entre les deux femmes, j’avais aussi très peur du trouble que cette métamorphose risquait de produire en elle. Mona et moi avons vécu des moments très forts durant la préparation. J’ai tremblé d’appréhension la première fois qu’elle m’a vue dans les habits de sa mère, avec sa couleur d’yeux différente, sa coiffure. J’avais envie de lire dans ses yeux que cela fonctionnait, être en fusion complète avec Carole, mais aussi tellement de craintes que cela fasse remonter des choses douloureuses en elle. Ce jeu prêtait à des limites vertigineuses.

Mona, comment avez-vous vécu ces scènes avec Marion ?

M.A. Je ne les ai pas jouées, je les ai vécues. Le tournage, chronologique, a été une expérience de vie insensée, d’une extrême intimité. Chaque jour, son corps, son visage et sa voix se métamorphosaient. Au fur et à mesure, la confusion devenait totale. Carole et Marion fusionnaient. Cela a été bouleversant pour moi, mais pour toute l’équipe sur le plateau aussi. Une résurrection, le temps d’un tournage.

Élevée dans le milieu littéraire de l’après-guerre par votre grand-mère, Monique Lange, elle-même écrivaine, Carole se laisse aspirer puis détruire par la fulgurance de ce milieu. Les femmes y sont malmenées, abusées, mais ont la chance d’être éduquées et de partager la pensée des intellectuels d’alors. Jean Genet a ainsi joué un rôle capital dans la descente aux enfers de votre mère.

M.C. Jean Genet a profité de son ascendant et de son rayonnement sur une enfant qui avait entre onze et treize ans, sans que sa mère ne trouve rien à redire, tant la fascination qu’elle éprouvait pour cet homme était grande. Monique n’a su voir que le bénéfice et la chance – inouïe – qu’avait sa fille de grandir au contact d’un homme si puissant, si talentueux, si formateur pour l’esprit d’une jeune enfant. Mais Carole a très vite été écartelée entre sa conscience du privilège de sa relation avec Genet – le Dieu de sa mère – et la dimension transgressive de ce lien.

M.A. Les débordements de Genet sur ma mère sont le reflet de sa façon d’envisager le monde et ses rapports à l’autre. Dans sa littérature, c’est beau. Révolutionnaire, même. Mais c’est la tragédie de ma mère. Elle disait : « Je garde un chien de ma chienne contre Genet mais il a forgé mon intelligence. Oui. C’est mon ambivalence. » Que fait-on de ça ? On ne peut pas tout rejeter. Carole souffrait de ne pas avoir été protégée par sa mère et son entourage, mais son admiration pour eux triomphait toujours. Ceux qui lui ont fait le plus de bien lui ont aussi fait le plus de mal. Ces contradictions sont indissociables. Nous sommes une humanité complexe, avec des complicités ambigües et de grands déséquilibres entre hommes et femmes. Notre idée du génie a toujours été empreinte d’un sexisme qui alimente une culture favorisant les abus sexuels.

Mona, Marion, on comprend, à travers les textes et les enregistrements de Carole que, longtemps après, elle a cherché des explications auprès des intellectuels témoins de son drame avec Genet. Elle voulait aussi qu’ils lui expliquent pourquoi sa mère s’était montrée à ce point complice.

M.C. Pourquoi Monique Lange a-t-elle poussé sa fille vers des lieux si destructeurs ? Carole fait face à un entourage qui, pour la plupart, reste passif, donc aussi complice. Tout en éprouvant une certaine culpabilité, ils se dédouanent et relativisent les souffrances de Carole. « C’était une certaine époque », lui disent-ils. Et Carole en convient ! Mais à trop se raconter, à trop poser de questions, elle dérange. Et à quelques exceptions, elle obtient peu de réponses, peu de reconnaissance de son histoire. Dans le film, il y a cette conversation avec Nico Papatakis qui est bouleversante. Quelqu’un enfin la regarde et l’écoute. Je mesure la solitude de Carole et le chemin parcouru depuis le mouvement Me Too. Elle n’a pas eu la chance d’entendre ces mots qui peuvent enclencher un processus de guérison : « On te croit ». D’ailleurs, il est très déchirant qu’elle se soit ôtée la vie une année avant que la parole des femmes soit enfin considérée, entendue.

M.A. Dans l’un de ses enregistrements, Carole dit à son interlocuteur : « Ma douleur, je voudrais la faire rentrer dans une histoire ». Comme le dit Marion, ma mère n’aura pas connu ce temps où elle se serait peut-être sentie moins isolée. Évidemment, je me demande souvent si cela aurait métamorphosé quelque chose en elle. Pour moi, Me Too a été un bouleversement. Le témoignage d’Adèle Haenel, les livres de Camille Kouchner ou Vanessa Springora, entre autres, m’ont profondément touchée, remuée. Soudain, je prenais conscience de l’universalité de mon histoire. De sa banalité aussi. J’ai trouvé cela terrifiant… et rassurant. Ce qui me semblait être une névrose familiale était en fait une névrose collective ! C’est politique, culturel ! J’ai grandi avec l’idée que les femmes de notre famille étaient maudites. J’ai compris trop tardivement que nous étions simplement le reflet d’un conditionnement général. Cette nuance est importante.

Le récit que fait Carole du suicide d’Abdallah, le jeune amant de Genet, est glaçant.

M.A. Dans le contexte de cette époque, la place accordée aux femmes résonne avec celle de jeunes garçons arabes pour la plupart illettrés. Ma mère s’est toujours identifiée à ce jeune homme funambule dont Genet s’était entiché, puis lassé, et qu’il avait défié puis détruit jusqu’au suicide. Et Carole s’est pendue, comme Abdallah.

Mona, vous avez vous-même été victime d’un abus. Et comme votre grand-mère avant elle, Carole a mal su faire face à cela.

M.A. Souvent, les abus sont tus ou niés car ils impliquent des mises en cause qui déstabilisent l’équilibre d’une famille, d’un milieu. Ces aveux peuvent ruiner certains privilèges. Ma mère a voulu me protéger, mais malgré elle, elle a reproduit les travers de la sienne. La sexualité a joué un rôle déterminant dans ma généalogie de femmes. Ma grand-mère a abdiqué sa sexualité. Ma mère s’est prostituée. J’ai construit ma féminité entre ces deux extrêmes. Dans ma famille, les questions de sexualité et d’abus sont déterminantes. On parlait même de « malédiction des femmes ». C’est ce mythe désastreux qui a empêché ma mère de faire face à ce que j’ai subi avec bon sens. C’était plus fort qu’elle.

Durant les trente dernières années de sa vie, Carole, qui mène parallèlement une vie de photographe puis d’écrivaine, explique qu’elle a choisi une existence ultra conformiste, avec le même homme, pour faire taire le désordre intérieur qui ne la quittait pas.

M.A. À l’extrême, oui, sa manière de se protéger – et de nous protéger – a été de nous élever dans une trop grande sévérité. Il y avait en elle beaucoup de violence. Elle a pu être malmenante.

M.C. Parce que je n’ai pas connu Carole et que travailler un personnage en donne parfois une lecture un peu différente, certaines choses me sautaient aux yeux. J’avais beaucoup de matériel, beaucoup de textes, de photos et de vidéos sur quoi m’appuyer, et l’une des premières choses que j’ai remarquée et confiée à Mona, est l’immense amour que j’ai perçu chez Carole pour ses enfants. Je ressentais que cette femme aimait ses enfants. Profondément. Ce à quoi Mona me répondait : « Et pourtant, elle était si dure avec nous ». Partager ce ressenti avec Mona a donné lieu à un échange très fort, qui a résonné sur toute la suite de notre tournage. Carole m’a permis de me confronter à une question fondamentale : Est-ce qu’il y a un mauvais amour ? Une mauvaise façon d’aimer ?

Marion, dans « Little Girl Blue », vous reprenez en synchro de nombreux passages de textes enregistrés avec la vraie voix de Carole. Était-ce une difficulté ?

M.C. Il y avait ce travail de synchronisation à faire, et cet autre consistant à trouver la voix de Carole, à travers des monologues exclusivement tirés de ses écrits. Or, il fallait que le passage de la synchro à ma voix soit fluide. C’est tout l’objet de l’incarnation. Et c’est ce que j’aime : réussir à disparaitre totalement derrière un personnage, et qu’on ne voit plus que lui, jusqu’à croire, dans ce film, à un personnage, à une voix, sans y voir aucun artifice. Ne plus faire la distinction.

Mona, comment avez-vous vécu l’appropriation de la voix de Carole par Marion ?

M.A. Avec émotion et admiration devant l’immense talent et l’immense travail de Marion pour y parvenir. Je connaissais ces enregistrements par coeur, mais ils prenaient une autre ampleur à travers son incarnation. L’élan de Marion a été d’une générosité sans limite. Ce qui m’a le plus émue ne se voit pas : chaque jour, elle se parfumait avec le parfum de ma mère. Chaque jour elle me laissait l’étreindre comme je n’avais jamais pu, jamais voulu le faire avec ma mère. Elle m’a consolée. Elle a mis de la tendresse là où il n’y en avait pas. Au-delà du travail, je vois notre échange sur ce film comme une forme de sororité très singulière, très forte. Je dois à Marion un grand apaisement.

Mona, vous avez tourné dans une usine désaffectée à Mulhouse. On sent que les décors jouent un rôle important dans ce mélange des formes que vous évoquez.

M.A. Avec Héléna Cisterne, la cheffe décoratrice, nous avons accueilli la découverte de ce lieu comme un miracle car notre cahier des charges était complexe : on s’est appuyé sur les murs de cette usine pour bricoler les morceaux de décors dont nous avions besoin pour reconstituer les conversations que ma mère avait eues avec les témoins de son enfance : une cuisine, une brasserie, un bureau, un studio de radio, un salon. On comprend au cours du film que ces lieux qui semblaient dispersés font partie du même espace. Je rêvais ce décor comme un prolongement métaphorique des méandres de mon cerveau encombré par ma mère, et dont le pôle central serait mon bureau, envahi par les archives. Le décor me permettait – comme je l’ai fait pendant des années – de tourner en rond autour de Carole… qui finit par tourner en rond autour d’elle-même. Nous étions vigilantes : comment figurer cet enfermement intérieur sans être claustrophobique ? Cet enjeu s’est étendu au travail de Noé Bach, le chef opérateur. Toute la dimension charnelle, sensorielle, devait aussi transparaitre dans la texture de l’image, et dans sa façon de nous filmer. Être dans une constante intimité, sans étouffement, sans impudeur. Frontal, mais doux.

Autre charme du décor : cette ambiance complètement onirique, jusqu’aux milliers de feuilles de papier qui volètent sur le plafond de la pièce où écrit Carole.

M.A. J’ai une vision souvent onirique des choses de la vie. Dans ce drame familial, je vois aussi de la poésie, du romanesque. Du beau dans tout ce laid. Comme il en existe dans les contes mythologiques. Ma mère s’est perdue jusqu’à la folie dans ces archives de papier. Je voulais la voir physiquement ensevelie sous cette matière, comme dans une grotte. Le travail sur le son permet aussi cette liberté de ton. Avec Olivier Ronval, l’ingénieur du son, nous avons travaillé la précision, la justesse des voix entremêlées de Marion et Carole. De cette matière qui visait une forme de réalisme, de vérité, nous avons cherché avec Joey Vam Impe, le monteur son, les ambiances sonores qui viendraient se fondre dans ce décor hors du temps. Trouver le juste « silence » du bureau a été le fruit de longues recherches. Et sont venus les intempéries, des chants de grenouille… Tout était permis. Valentin Couineau a trouvé la musique de ma mère, seule facette de Carole qui m’était inconnue. Et Thomas Gauder, le mixeur, a donné un équilibre à toutes ces sources foisonnantes. Je lui dois aussi de m’avoir guidée lors de l’enregistrement de ma propre voix. Ce que le film brasse a engendré un lien d’une forte intimité entre nous tous. Je pense au chemin délicat de maquillage et d’effets spéciaux mené par Daniel Weimer et Pamela Goldammer, qui ont accompagné la progressive résurrection de ma mère, sans dénaturer le visage de Marion. Et à Laetitia Gonzalez, la productrice, protectrice et exigeante. Mes émotions étaient, forcément, une composante majeure du tournage. Le voyage intérieur était souvent chahutant. Il le fallait, mais sans débordement. Clothilde Carenco, assistante mise en scène, a aussi été un pilier fondamental sur ce terrain… qui me donne envie de nommer tous les membres de cette incroyable équipe !

Avec tout le matériel dont vous étiez dépositaire en plus du tournage, comment s’est déroulé le montage ?

M.A. Lorsque Marion était là, nous filmions à deux caméras. Je tenais à ce qu’au moins l’une des deux ne coupe jamais, et filme les coulisses de nos échanges. J’étais donc à la fois « fille de » et metteuse en scène. Marion était tantôt ma mère, le personnage que je mettais en scène, et elle-même. Je voulais capter cette confusion. Il a fallu ensuite articuler l’ensemble au montage avec Valérie Loiseleux, et trouver le bon équilibre. Construire cette narration visuelle hybride,  entre matériaux filmique, photographique, pictural,personnel et historique.

Vous y avez aussi intégré des représentations de Vierge à l’enfant ?

M.A. Cela me semblait intéressant de montrer la beauté, la puissance et le trouble du rapport mère-fille à travers des représentations de madones. Évoquer aussi l’injonction à la maternité, ancestrale. D’autres tableaux dans le film mettent en scène des agressions sexuelles sublimées. L’homme dominant à l’extrême, la femme contrite. Tout y est dit. C’est culturel. Je voulais que les mots racontent mon histoire, et laisser aux images la possibilité de faire exister la dimension plus universelle du récit. Sharon Hammou, la documentaliste, a été fondatrice. Ce film est hétéroclite, sur le fond et la forme. Entre fiction et documentaire, la boulimie visuelle expose la liberté, l’effervescence des époques et des mouvements traversés, mais aussi leur dimension anxiogène.

Mona, vous le disiez plus haut, le tournage avec Marion s’est déroulé dans la chronologie. Vous aviez conçu le dispositif du film, vous jouiez votre propre rôle tout en assurant la mise en scène de L’ensemble. Vous est-il arrivé de devoir réajuster des scènes de l’intérieur ?

M.A. Bien sûr. Être à la fois « fille de », metteuse en scène et à l’image, me faisait ressentir de façon organique ce qui était juste, et ce qui ne l’était pas. Le film joue sur les bascules de registres. Le point de départ documentaire se métamorphose avec Marion vers une fiction pure, concentrée autour de Carole. Ma disparition progressive s’est précisée pendant le tournage.

On se perd parfois ; Marion est-elle toujours Carole ? Est-elle redevenue Marion ? C’est notamment cette scène où, vous, Marion buvez du thé, un peu affalée sur un banc, et où Mona vous dit : « Ma mère faisait aussi du bruit en buvant son thé ». Et vous, Marion, vous répondez : « Mais je croyais qu’on faisait une pause ! »

M.C. Fausse pause. Mais vous avez raison, Mona et moi avons eu beaucoup de discussions concernant mes réapparitions en tant qu’actrice. À plusieurs endroits du film, elles permettent de raconter ce que peut être la fusion d’un acteur ou d’une actrice avec le personnage, et la difficulté aussi parfois d’incarner un personnage aussi tourmenté, aussi torturé que l’est Carole. Je pense à cette séquence où je suis en train de dormir et où je parle en rêvant. Est-ce moi qui parle ? Est-ce Carole à travers moi ? Je trouve beau d’avoir pu intégrer à l’histoire de cette femme le combat intérieur que peut mener son interprète pour l’incarner. C’est comme une offrande faite aux spectateurs, une façon de leur dire : « Voilà, je suis cette femme, Carole, le temps d’un film, mais à certains endroits, je vais vous l’offrir d’une manière différente, parce que c’est aussi moi, Marion, qui suis là. » Il y a quelque chose de profond et de puissant dans ce processus qui offre l’opportunité de découvrir une femme autrement.

M.A. Marion m’a déchargée de quelque chose en s’emparant de ma mère. Cela devient une composante importante du film : il y a ma besogne face à mon histoire familiale et le film que je veux en faire. Et il y a la sienne face à ce personnage complexe, techniquement et émotionnellement. Je voulais que le film témoigne de cela. C’est aussi une façon tacite d’évoquer l’ère Me Too : aujourd’hui, Marion et moi, nous nous sommes unies avec nos puissances respectives – elle le jeu, moi la mise en scène – pour porter haut l’histoire et la parole de Carole.

Effectivement, Mona, en reprenant à votre tour le flambeau à la suite de votre grand-mère et de votre mère, vous clôturez une histoire tragique en la tirant vers le haut.

M.A. J’avais besoin d’aller vers le beau. Pour moi. Pour mes enfants. Et de renverser la table. On ne se défait pas de nos origines mais il est possible de métamorphoser les choses pour mieux transmettre. Tout est une question de point de vue aussi. Je voyais de la lumière dans tout ce noir. Il y a cette citation de Marguerite Yourcenar dans le film, dont la découverte a été une révélation pendant mon chemin d’écriture. « Qu’est-ce que vous emporteriez si la maison brûlait ? J’emporterais le feu. » Voilà. Notre maison a brulé et ma mère a été emportée avec. Mais c’est ce feu que je voudrais transmettre à mes enfants.