Depuis longtemps, Nicolas se débrouille seul. Aujourd’hui, il a 13 ans, aime l’histoire d’Ulysse, Jack London, et vit en foyer dans la vallée de la Bruche avec son ami Saïf, arrivé lui, de loin, par la mer. Ensemble, ils partent dans les bois écouter leur musique, parlent filles et mobylettes. Ou fuguent. Parfois, Nicolas retrouve sa mère et les siens pour une virée à la fête foraine, une grenadine ou un baptême. Mais bientôt il a quinze ans et l’avenir s’approche.
FESTIVAL DE CANNES (ACID) // IDFA AMSTERDAM // LES ÉCRANS DOCUMENTAIRES (FILM D’OUVERTURE) // LES JOURNÉES DU CINÉMA DE SOLEURE // FESTIVAL DE BELFORT ENTREVUES (SÉANCE SPÉCIALE) // OLYMPIA FILM FESTIVAL // DOXA VANCOUVER // INDIE LISBOA // DOK FEST MUNICH // DORTMUND COLOGNE // ONE WORLD ROMANIA // GANGNEUNG INTERNATIONAL // COREAN FILM FESTIVAL
Scénario et réalisation Marie Dumora • Image Marie Dumora • Son Aline Huber, Xavier Griette • Montage Catherine Gouze • Mixage Emmanuel Croset • Produit par Justin Taurand – Les Films du Bélier • Producteur exécutif Aurélien Deseez • Chargée de production Laura Guyon • Coproduit par Akka Films, Digital District, Studio Orlando, Quark Productions, Gloria Films • Avec le soutien du Centre National du Cinéma et de l’image animée, de la Région Grand Est et de Strasbourg Eurométropole, en partenariat Avec le CNC, de la Région Ile-de-France • Du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle du Centre National du Cinéma et de L’image animée, de l’Agence Culturelle d’Alsace, de Brouillon d’un Rêve de la Scam et du Dispositif la Culture avec la Copie Privée
Marie Dumora
Marie Dumora tourne ses films dans l’Est de la France à quelques arpents de terre les uns des autres et s’est créé ainsi un territoire de cinéma. Le personnage d’un film l’amène vers le suivant comme un fil d’Ariane, si bien qu’il n’est pas rare de les retrouver quelques années plus tard d’un film à l’autre.
Ses films ont été sélectionnés ou récompensés dans de nombreux festivals : la Berlinale (ouverture Panorama), Cannes (Acid), I.D.F.A, la Viennale, Indie Lisboa, la Mostra internationale de Sao Paolo, Entrevues Belfort, Amiens, Le Fid, le réel ..
Ses films feront l’objet d’une rétrospective à Beaubourg (en 2021)
FILMOGRAPHIE
BELINDA (2018)
FORBACH FOREVER / FORBACH SWING (2016)
LA PLACE (2012)
JE VOUDRAIS AIMER PERSONNE (2008)
EMMENEZ-MOI (2004)
AVEC OU SANS TOI (2002)
TU N’ES PAS UN ANGE (2000)
APRES LA PLUIE (1998)
LE SQUARE BURQ EST IMPEC (1997)
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CE FILM EST CO-SOUTENU PAR L’ACID
REGARD DE PROGRAMMATRICE :
Difficile de parler d’un seul film de Marie Dumora, qui s’est fabriqué un territoire de cinéma dans l’Est de la France, le personnage d’un film l’amenant vers le film suivant depuis presque 20 ans. Aujourd’hui, avec Loin de vous j’ai grandi, on retrouve le jeune Nicolas, 13 ans, ainsi que sa mère et les siens, auxquels la cinéaste avait déjà consacré un film, Je voudrais aimer personne, dix ans auparavant, et que l’on avait entrevu dans Belinda du film éponyme. C’est dire si les films et les destins se croisent et se font écho.
Ce sont des portraits de personnes et de leurs mondes que nous donne à voir ce film. Le choix d’insérer des séquences des films passés est une force dans la réalisation et l’écriture de cette petite odyssée. Non la vie n’est pas une fatalité, la réalisatrice en captant des échanges, des conversations, des appels téléphoniques, des SMS, des fugues dans les bois, donne le temps à l’histoire de s’installer avec les moments d’amour, d’humour, d’écoute et de doute et tisse un avenir à ces vies heurtées et ces exils, qui deviennent presque le long voyage d’Ulysse dont la lecture captive et fait rêver Nicolas autant qu’il le soutient dans son foyer. L’Intime se mêle à l’universel, nous relie au mythe, au romanesque, bref aux autres.
Marie Dumora, cinéaste du temps aime se référer de Ozu et de Ford. Ne pas se poser la question de savoir si elle filme un documentaire ou une fiction, elle vous répondra « Je filme la réalité en étant moi-même dans une fiction intérieure et pas dans une thématique, je ne filme pas des films à sujet ». Une cinéaste qu’il est essentiel de faire connaître que nos spectateurs et spectatrices puissent découvrir cette œuvre si personnelle, si respectueuse et talentueuse.
Catherine Cavelier – LE CINÉMATOGRAPHE À NANTES
ENTRETIEN AVEC MARIE DUMORA
Qu’est-ce qui a motivé, aujourd’hui, le geste d’aller à la rencontre de Nicolas, le fils de Sabrina, l’héroïne d’un de vos films précédents ?
J’ai fait un premier film, avec Sabrina alors qu’elle avait dix ans et vivait en foyer avec sa soeur Belinda. Je l’ai filmée de nouveau, à seize ans. Elle venait d’avoir un enfant, avait un visage de Madone, de grandes bottes blanches, et marchait tout le temps entre le foyer où elle vivait avec son fils, et les siens. Elle essayait de garder son cap alors qu’autour d’elle tout vacillait. C’était ça, l’histoire du film : donner corps à sa volonté de bien s’occuper de son fils, le garder coûte que coûte, organiser son baptême contre vents et marées. Par la suite, Sabrina a choisi de placer Nicolas plutôt que de l’emporter dans le dangereux tourbillon de détresse qui l’aspirait. J’avais été très impressionnée en filmant son baptême, lorsque le prêtre avait dit à Nicolas qui avait alors deux ans : « Tu rencontreras des difficultés sur la route mais en te baptisant, tu reçois une dignité de fils de Dieu que rien ni personne ne pourra t’enlever. ». Le cinéma, c’est peut-être aussi un peu ça : éclairer, donner une place dans le monde, révéler des personnes, dans le sens le plus littéral. Et dans le baptême il y a quelque chose de cet ordre : on attribue une place à l‘enfant, à la personne en devenir, quoiqu’il arrive par la suite. Ça peut sembler dérisoire et symbolique, il n’empêche que tous se réunissaient pour dire : Aujourd’hui, il se passe quelque chose pour lui, le protéger, l’associer. Nicolas a ensuite vécu de manière très rude, solitaire, de pouponnière en foyers, sans perdre toutefois le contact avec sa mère qui, entre-temps avait remonté la pente. Un jour, lors d’une visite à Sabrina, j’ai revu Nicolas des années plus tard, et ressenti un choc, une émotion très forte. Je me souviens l’avoir raccompagné en voiture jusqu’à l’arrêt du bus qui devait le ramener au foyer le dimanche soir – sans caméra bien sûr. Il s’est mis à pleuvoir, il avait retrouvé un copain sur un pont, entouré d’herbes folles, et les deux petits gars, leurs anoraks un peu courts aux manches, attendaient au milieu de nulle part. Dans la voiture, Billy Jean est passé à la radio, et tout le monde s’est mis à danser au bord de la route, sur ce pont au bout du monde, et puis, je les ai vus s’éloigner dans ce grand bus blanc. De ce moment est venu le désir d’un film avec Nicolas. Je suis allée lui rendre visite dans son foyer, à Schirmeck et lui ai apporté L’Appel de la forêt de Jack London. Il a lu le roman très vite et m’a dit : « Mais, il parle de nous, dans le livre. Il parle des hordes, des meutes, des hommes en fait ! ». Il m’a montré son livre de chevet à lui : l’histoire d’Ulysse en bande dessinée, que lui avait offert son ancienne juge avant de partir. Ulysse était devenu son compagnon. Je trouvais ça très beau et me suis dit qu’on pouvait faire un film avec tout ça, un film d’exilés, autour de cette question-là : avoir quitté Ithaque. Il était d’ailleurs ramené à l’histoire d’Ulysse, avec son meilleur ami Saif, qui venait, lui, de Tunisie par les flots, par la mer. Dans les foyers d’ailleurs, tous les enfants sont exilés.
Ce lieu semble bien plus qu’un décor. De quelle manière a t-il nourri le film ?
La localisation du foyer était très particulière. Schirmeck, dans la magnifique vallée de la Bruche, aux confins des Vosges, un peu loin de tout, plus vraiment en Alsace, ce n’est pas rien. Ce territoire est marqué d’une histoire tragique. Le Reich avait annexé cette région et installé un camp de concentration ainsi qu’un camp de déportation. On y parvient encore par la gare de Rothau, et la même voie de chemin de fer qu’empruntaient les déportés, nommée aujourd’hui « Chemin du souvenir ». C‘est une terre très belle, théâtre de batailles terribles, hérissée de croix de cimetières Allemands, marquée physiquement, par ces camps, des déplacements, des arrachements. Nicolas était donc placé là, à côté du camp où ses arrière-grands-parents s’étaient rencontrés et aimés alors qu’ils avaient dix ans, avant d’avoir huit enfants. Nicolas s’inscrit dans cette lignée. Le fatum en quelque sorte. C’était assez vertigineux. J’avais l’impression d’être sur le toit du monde, à ses confins, je ne sais pas comment le qualifier : la mythologie, l’humanité, une sorte de genèse du monde dont la beauté le disputerait à la barbarie des hommes. Tout était là. Le meilleur et le pire. Les drames, les anciens camps, un site ironiquement magnifique, et en même temps, tout prêt, les enfants, leur capacité à gamberger, à imaginer, à lire, écouter Prokofiev dans les bois, l’amitié. Évidemment, j’ai entraîné le film de ce côté-là, de la musique, des bois, des lectures, d’une douceur. C’était la seule manière de rester verticaux. Le départ, ça a donc été ça, la présence de Nicolas sur ce territoire porteur de son histoire, les échos avec la mythologie, L’Odyssée, ainsi qu’avec les contes de Grimm dont les parentés et l’univers me sont apparus très vite. Je ne voulais pas faire la chronique d’une institution. Je préfère filmer à la lisière, vers les frontières, les marges, où les gens sont plus eux-mêmes que dans un rôle social où ils sont assignés, en représentation dans un théâtre imposé par la réalité des choses. Les notions de choix, de libre arbitre, d’affinité sont plus saillantes. C’est un territoire à conquérir, comme au western. Et puis, Il y avait de surcroît la présence forte de la vallée, de la nature enveloppante, comme une mer.
C’est un peu le fil conducteur de tout votre travail, cette question du territoire.
Celui qu’on arpente, qu’on abandonne, par la contrainte ou non, parce qu’on en est chassé ou qu’on y est relégué. Ce territoire s’est imposé à partir du premier film. Je ne me suis jamais dit : « Je vais faire dix films ici. » Ce sont les personnes qui, sur leur route m‘ont amenée là par un fil d‘Ariane. J’ai en quelque sorte remonté le cours de la rivière. C’est une question qui revient souvent : Pourquoi ce territoire-là ? Et ces gens-là ? Mais pourquoi pas en fait ? Pourquoi notre cinéma évite t-il ces personnes là ? Le territoire, c’est, pour moi, les personnes qui le peuplent et leurs histoires qui font corps avec leur paysage. Lorsque ce sont des exilés, la question du territoire devient cruciale. Tous ces Ulysse qui s’ignorent sont souvent des gens pour qui leur place dans le monde ne va pas de soi. Saif a été arraché à sa mère et à sa terre qu’il a fui en canot, avec toute la nostalgie que ça induit. L’astronome, lui, a fabriqué sa lunette en taillant ses miroirs à la main quarante milles heures durant. Enfant, il a dû travailler dans les carrières, s’arrêter au certificat d’études, et s’est fabriqué son monde avec son scalpel, des milliards de cartes, et semble se nourrir d’étoiles. C’est aussi un exilé à sa façon. Les films, ce sont des maisons, je crois. Des haltes. Et je trouve ça essentiel. Pouvoir, avec le cinéma, essayer d’accompagner ce chemin-là, de personnes sans endroit prédéterminé pour elles, pour qui c’est plus compliqué de trouver leur place ou bien qui décident d’en choisir une un peu moins prédéterminée. Sillonner un territoire à leur côté en se raccrochant à la beauté du monde, à leurs valeurs, leurs visions.
Le film s’ouvre avec en exergue une phrase de l’Odyssée qui parle des Lotophages.
Le pays des Lotophages, c’est celui d’un accueil – faussement- bienveillant avec une nourriture délicieuse faite de feuilles de lotus qui apportent le bien-être et l’oubli de son passé avec, bien sûr, un danger intrinsèque. C’est une épreuve en somme, pour éprouver, se rappeler d’où l’on vient, et seulement alors pouvoir retrouver sa route ou y renoncer. Il se trouve aussi que, depuis l’Antiquité, les historiens ont localisé ce pays dans l’île de Djerba dont vient Saif très précisément. Je trouvais ça beau évidemment puisque Nicolas et Saif ont connu un petit paradis, une terre dont ils ont étés exilés. Et puis, plus trivial, en clin d’œil, il se trouve que Sabrina joue au loto, dans le film (les rêves que le manque d’argent ne peut acheter) et l’idée que la vie est aussi un jeu, on peut tenter quelque chose.
Là, quand vous commencez à filmer Nicolas, vous savez qu’il va être amené à faire ce choix ?
Pas du tout. Lui non plus d’ailleurs. Je savais où je ne voulais pas aller et que je voulais explorer quelque chose qui relève plus de l’imaginaire, d’Ulysse, du conte, de ses lectures, de la musique, de sa propension à se balader dans le monde. C’est un baladin. Je ne savais pas qu’il allait être confronté à ça. C’était sur un fil. Finalement, c’est ce qu’il s’est passé mais il ne s’est pas passé que cela non plus. J’ai veillé à ce que cela ne soit pas exclusivement tendu sur le fil du retour à la maison ou pas. J’avais envie d’observer le monde avec lui et voir où ça nous mènerait.
Comment, en termes d’écriture et de construction, filmer un adolescent taiseux et qui n’est pas dans l’analyse ?
Nicolas a ce caractère silencieux, réservé, un peu sur son quant-à-lui, soudain à fleur de peau, intelligent, extrêmement touchant. Parfois il ne parle pas pendant de longs moments, puis raconte une blague de son âge, et tout à coup dit un truc très malin sur Jack London puis de nouveau, rien. Nicolas était plus dans l’observation et l’imaginaire que dans la séduction ou les mots d’esprit. À moi de me débrouiller avec ça. Cela m’a plu. Je trouvais que c’était aussi cette gageure–là, le film : accueillir cette réserve. Quand on filme, on est un peu comme ça aussi, en hyper sensibilité, absorbé par moments dans une observation active où l’on n’a pas très envie de parler, on ne sait pas quoi dire ou faire, alors on ose se taire. Je trouvais que c’était ça aussi l’histoire du film, l’histoire du garçon. Il y a dans sa façon d’être, beaucoup de place j’espère pour le regarder vraiment, s’identifier, se projeter.
C’est une constante dans vos films. La parole n‘est jamais forcée, l‘écriture ne repose jamais sur des entretiens. C’est un postulat dès le départ, de ne pas « rentrer dedans », d’observer les protagonistes ?
Laisser se déployer, oui. Cependant, ce n’est pas passif. Je tiens à ne jamais me faire oublier au tournage. J’utilise une caméra imposante et mon ingénieure du son m’accompagne. Par ailleurs, sur la question cruciale de la distance à ce que l’on filme, je ne change jamais de focale. J’utilise le 50mm qui restitue le plus fidèlement ce que perçoit l’œil humain (je n’ai rien inventé, Bresson, Ozu l’utilisaient). Si je fais un gros plan, je m’avance et inversement. À chaque début de tournage, je montre dans l’œilleton ce que ça donne, de sorte que personne n’est pris par surprise et surtout a bien conscience de l’espace, du point de vue, et que nous sommes bien là pour faire un film. Je demande très rarement de nouvelles prises mais parfois, c’est utile, quitte à ne pas les utiliser pour remettre chacun d’équerre dans la relation filmeur-filmé. Ça réaffirme ma présence. Et je trouve remarquable, la façon qu’ils ont d’être eux-mêmes, malgré ou grâce à la caméra. C’est comme un espace de fiction qui a une propension à faire surgir ce que j’espère être une vérité. Et c’est souvent lorsque les choses sortent des rails, échappent, que tout prend corps. En général, quand je commence, je m’attache à un canevas, un petit fil narratif. Je ne vais pas enregistrer la chronique d’un lieu mais plutôt filmer des espaces, des petits pays qu’on se fabrique. Ici, j’ai choisi de procéder à des flash-backs issus de séquences tournées dans mes films précédents, pour étayer justement l’idée d’un espace plus intérieur. Et puisqu’ils sont toujours dans des foyers et des endroits assez contraints, c’est important de pouvoir imaginer s’en évader, comme une incursion dans la lande. L’Homme de la plaine, quoi. Ce sont des échappées, on part avec les chevaux. Le western.
Cela semble important pour vous de rester perméable au réel en permanence.
Oui, tout en faisant des choix et sans aller dans des endroits où je ne veux pas aller. L’approche frontalement sociologique ne m‘intéresse pas. On connaît ce hors-champ (certes nécessaire par ailleurs). Il est identifié : les foyers, les éducateurs.. J’ai l’impression qu’on n’en a pas besoin même s’Il y a eu de beaux films dans cette veine. Pour ma part, je filme des personnes, des individualités dans leur univers bien à eux et qui ne sont pas des victimes au sens où on l’entend. Nicolas, jamais ne se plaint. Il y a là une dimension héroïque, pas dans le sens : Je vais vous montrer moi, ce dont je suis capable, mais il y a du désir. Beaucoup. Ce sont des héros qui s’ignorent. Qui avancent avec beaucoup de dignité et de grâce – n’ayons pas peur des mots – d’humour aussi, et de force, même si c’est très dur. Chaplin filmait tellement bien ça, loin du réel avec un grand R et si près des marges. Ce qui m’intéresse c’est ce qu’ils sont, le territoire qu’ils s’aménagent dans un espace contraint, fait de relations qui souvent n’en sont pas, de chambres qui ne seront jamais les mêmes. Pas la peine de s’attacher à des lieux que l’on quittera, ni repeindre les murs, ça ne servira à rien. Je préfère voir la façon dont ils construisent une cabane par exemple. Même si c’est fugace, ça dit beaucoup.
En filigrane, au fil des films, se dessine un portrait de la communauté yéniche qui n’a quasiment pas été abordée au cinéma… Sans que ce soit un travail universitaire, sans que le point central soit ethnologique.
…D’autant que j’ai mis trois films à comprendre qu’ils étaient yéniches et ne savais pas qui étaient les Yéniches. Ce qui m’y a amenée ce sont les deux sœurs, leur rapport à la fête foraine. Je ne me suis pas dit : je vais aller faire une photographie d’un monde dérobé à nos yeux. Ce sont des rencontres, un élan qui m’ont conduite vers des personnes qui se trouvent être de cette communauté. Mais elles auraient pu ne pas l’être. Ça ne changeait rien pour moi. Je veille souvent même à ce qu’on ne dise pas en regardant mes films : « Et voilà une communauté ! ». Sinon on regarde les gens comme des autres et puis terminé, on ne peut pas se projeter. Je préfère provoquer des échos avec quelque chose de plus intime et universel.
J’ai l’impression que vous tissez une œuvre qui est fondamentalement romanesque à l’intérieur d’une démarche documentaire, ce qui est très rare.
Parce que c’est ce qui m’intéresse, les personnes, le fil qui les relie les unes aux autres, leur univers, la famille d’élection, oser regarder le monde, le paysage, le hasard en prenant le risque qu’il ne se passe rien, en espérant provoquer des échos, parce qu’il y a une vérité ou une beauté qui va peut-être sortir de là. Ça tient à un cheveu parfois. Et puis il y a les romans fondateurs que l’on découvre à l’adolescence, et qui nous ouvrent soudain au monde, nous initient et nous en disent bien plus sur lui qu’ils ne nous documenteraient. Et par la suite bien sûr, les films de fiction qui prolongent ce trajet et déchiffrent toujours un peu plus du monde.
La question du déterminisme social, la reproduction du schéma au sein de la famille: quel est votre regard là-dessus ? Là, vous filmez une deuxième génération qui est trimbalée de foyers en foyers, elle aussi.
Oui. Mais pas tous. Les autres enfants de Sabrina ne sont pas en foyer. Et Nicolas lui, le seul à être en foyer, lit, écoute de la « grande musique » (pas pour grimper l’échelle sociale mais par goût) et fait des choses que personne de sa famille n’a faites auparavant. Il a les moyens de faire un petit pas de côté. Sur la question du déterminisme, c’est très compliqué. J’aurais envie bien sûr que le héros gagne plus d’outils culturels, sociologiques pour affronter le monde mieux armé qu’il ne l’était (en l’occurrence, encombré de siècles de misère, de persécutions jusqu’à la déportation), mais ce ne peut être l’unique axe. D’une part l’histoire n’est jamais écrite à l’avance et d’autre part, si un film peut offrir un abri, il ne peut prétendre tout régler, tout réparer (hélas), la modestie est de mise. Du coup, il y a une sorte de responsabilité à tenter de regarder les personnes « en dehors » des uniques signes d’appartenance sociale, d’échec ou de victoire sur cette question-là. ll y a aussi le libre-arbitre, la possibilité de rêver, grandir, penser, de s’épanouir.
Vos personnages, vous en faites des héros. Ils sont plus forts que leur condition. Ce sont des êtres qui ne baissent jamais les bras malgré tout.
Il y a de la lumière et de la vie. J’ai l’impression que les spectateurs sont très sensibles à ça.Je l’espère. Le but c’est quand même qu’il y ait des échos entre les gens, qu’ils puissent se dire : « Tiens, je le connais mieux, et je me connais mieux. » Mes films parlent, au fond, de choses très universelles : l‘amour, la fraternité, l’exil, les rapports humains. Ce sont des notions assez simples en vérité. Ils invitent à la rencontre de mondes différents. C’est très dangereux des mondes qui ne se rencontrent jamais.
D’où vient le titre ?
De Frantz, le grand-père de Nicolas, et d’une séquence tournée dans sa cuisine où il fumait pensivement une cigarette devant une très belle photo à la Walker Evans qui représentait ses deux parents devant leur roulotte et qui tout à coup a dit : « Là-bas j’ai grandi. Si seulement je pouvais revenir comme j’étais enfant. Quand tu es petit, tu sais tout. Quand tu nais, tu es intelligent. Là-bas j’ai grandi, on avait tout, des poules, des chats, on voyageait de ville en ville ». Comme une espèce de territoire donc, qui est nulle part ou un peu partout mais qui est un territoire merveilleux. Un pays où l’on n’arrive jamais. Ca s’est transformé en Loin de vous j’ai grandi, puisque Nicolas était loin des siens mais aussi de nous, du reste de la société. En foyer, les enfants sont dans un monde à part, loin des leurs et de nous isolés, entre eux. Mais ils y grandissent joliment aussi et ont à nous apprendre.
Propos recueillis par Frank Beauvais