Dans un village en bord de mer, un jeune pêcheur trouve un homme blessé inconscient dans la forêt. Il sauve l’étranger, qui ne parle pas un mot, et le nomme Thongchai. Les deux hommes commencent à vivre ensemble et à développer un lien tacite.
Grand Prix Orizzonti, Festival de Venise 2018 Grand Prix du jury, Festival International du Premier Film d’Annonay 2018 Sélection Officielle Toronto 2018
Réalisation Phuttiphong Aroonpheng • Scénario Phuttiphong Aroonpheng • IMAGE Nawarophaat Rungphiboonsophit • Montage Lee Chatametikool, Harin Paesongthai • Décors Sarawut Karwnamyen • Son Chalermrat Kaweewattana, Arnaud Rolland et Charles Bussienne • Produit par Mai Meksawan, Jakrawal Nilthamrong, Chatchai Chaiyon, Philippe Avril • Co-produit par Weidong Yang, Kailuo Liu • Une production Diversion, Les films de l’étranger • En co-production avec Youku Pictures, Purin Pictures
Phuttiphong Aroonpheng
Phuttiphong Aroonpheng, né en 1976, a étudié les arts plastiques à l’Université Silpakorn de Bangkok. Ses courts métrages ont été projetés dans des festivals comme Busan, Rotterdam, Hambourg et Singapour. Son court métrage de 2015, FERRIS WHEEL, a été projeté dans plus de vingt festivals et a reçu dix prix. Il a participé à l’Asian Film Academy de Busan en 2009 et a été aussi distingué comme un des intellectuels publics asiatiques par la Nippon Foundation. Il a été aussi directeur de la photographie des films suivants : VANISHING POINT de Jakrawal Nilthamrong, THE ISLAND FUNERAL de Pimpaka Towira, et DOLPHINES de Waleed Al-Shehhi. MANTA RAY est son premier long métrage.
Filmographie
FERRIS WHEEL 2015, DCP, 24 min, fiction
A TALE OF HEAVEN 2010, Super 8, 6 min, film expérimental
MY IMAGE OBSERVES YOUR IMAGE IF IT IS POSSIBLE TO OBSERVE IT 2009, HD, 7 min, film expérimental
A SUSPENDED MOMENT 2009, HD Super 8 et 16 mm, 60 min, film expérimental
ENTRETIEN
NOTE DU RÉALISATEUR
La rivière Moei
Un petit plan d’eau marque la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar. Je suis arrivé dans cette zone en 2009, seul et enthousiaste. Je regardai en direction du Myanmar. Il n’y avait ni poste de contrôle de l’immigration, ni soldat, ni barbelés. Seule une crique où l’eau m’arrivait jusqu’aux genoux me séparait de l’autre rive. Je l’ai scrutée. Un petit garçon sortait d’un buisson. Il est entré dans l’eau et s’est mis à nager vers moi, vers mon pays. Sur la rive où je me trouvais, à quelques mètres, deux autres garçons plaisantaient. Ils crièrent en direction de l’autre garçon pour lui dire de nager pour les rejoindre. J’observai les trois garçons jouer ensemble dans la Moei.
Cette même année, les autorités de mon pays avaient empêché des bateaux entiers de réfugiés de débarquer. Cinq embarcations en bois avaient chaviré. Trois cents Rohingyas avaient disparu en mer. Si seulement leur destin avait pu être similaire à celui de Thongchai, le personnage principal de mon scénario. Il s’est retrouvé blessé sur un rivage de Thaïlande, mais il était toujours en vie.
En 2015, sur une colline de Padang Besar, une ville frontalière du sud de la Thaïlande, à 300 mètres du tunnel de Perlis qui débouche sur la Malaisie, un site d’ensevelissement de corps de réfugiés rohingyas a été découvert. L’énigme de ces décès mystérieux n’a jamais été élucidée et cet épisode est tombé peu à peu dans l’oubli. Dans une scène pivot de mon film, on entend de nombreuses voix dans la forêt, pleines de détresse et de larmes. Ce sont des voix de réfugiés rohingyas que j’avais enregistrées. Ces voix ne disparaîtront pas et ne seront pas totalement oubliées. Elles continueront à exister dans mon film.
Au moment du film où le « pêcheur aux cheveux blonds » revient et s’aperçoit que Thongchai, l’homme à qui il a sauvé la vie, a pris possession de sa propre maison et s’est approprié son ancienne compagne, la violence est tout de suite palpable. Au cours de ces dernières années, on m’a raconté de nombreuses histoires de réfugiés qui fuient la terreur et tentent d’entrer dans mon pays. Beaucoup les considèrent comme des personnes dangereuses. Ceux qui les craignent cumulent ressentiment et égoïsme, ce sont des gens à qui on a toujours vanté une nation à protéger à tout prix. C’est une histoire de ségrégation. Je ferme les yeux et j’imagine une forêt sombre et isolée, totalement silencieuse, à l’exception du bruit des oiseaux et des insectes. Le clair de lune brille à travers les arbres. J’observe attentivement ma forêt. Tout à coup, un homme dérangé allume des néons dans toute la forêt. D’affreux néons verts, jaunes, bleus et rouges. L’homme dérangé proclame que tout ce que ses néons illuminent « nous » appartient. Il passe son bras sur mes épaules.
Je rouvre les yeux. La rivière Moei est juste devant moi. Soleil couchant. Deux jeunes garçons sont en train de dire au revoir à leur ami étranger. L’enfant traverse la rivière pour retourner d’où il vient. Je regarde cet enfant étranger lentement disparaître. Le soleil a disparu. J’ai senti ces affreux néons s’allumer. Leurs lumières brillaient jusqu’au milieu de la rivière Moei devant moi.
Phuttiphong Aroonpheng – Mars 2018
CONVERSATION ENTRE PHUTTIPHONG AROONPHENG ET KONG RITHDEE
MANTA RAY est en quelque sorte un prolongement de votre court
métrage réalisé en 2015, FERRIS WHEEL, qui traite également des
travailleurs migrants et de la frontière poreuse entre la Thaïlande et
la Birmanie.
Mon scénario de départ, Departure Day, était en deux parties : la
première montrait un travailleur immigré du Myanmar passant la frontière
thaïlandaise, et la deuxième partie devait se passer dans un port de
pêche et raconter la quête d’une véritable identité pour un homme
mystérieux. La première partie est devenue FERRIS WHEEL et j’ai
développé la deuxième partie pour en faire MANTA RAY.
Le film se concentre sur deux personnages, un pêcheur thaïlandais et un étranger muet, qui n’a pas de nom. Etant donné le contexte, on peut présumer (en tout cas, le public thaïlandais) qu’il s’agit d’un réfugié rohingya bien que rien dans le film ne confirme cette lecture.
Quand j’ai écrit une première version du scénario il y a de nombreuses années déjà, la question rohingya n’était pas dans l’actualité et je ne savais quasiment rien de cette minorité ethnique. À l’époque, j’étais dans l’art vidéo et je m’interrogeais sur la question de l’identité, et particulièrement sur la manière dont les artistes trouvent leur identité par leur travail. À partir de là, j’ai commencé à me pencher davantage sur ce que peut contenir le terme « identité » : le moi, la frontière, l’appartenance ethnique, la nationalité.
À la fin des années 2010, la question rohingya est davantage apparue dans les médias. Mais j’ai continué à m’intéresser au problème de l’identité de manière abstraite. Ce n’est pas une question spécifique concernant des groupes de personnes, ni même le passé ou le présent en particulier, mais bien une question d’histoire et de préjugés. On méconnaît tellement les autres.
Vous n’avez pas donc pas mené de recherches spécifiques sur les Rohingyas ?
Pas vraiment. Pourtant, la crise rohingya concerne la Thaïlande,
puisque beaucoup d’entre eux ont traversé la frontière ou sont arrivés
illégalement par bateau dans la partie sud du pays. Ce qui m’a beaucoup
choqué, c’est de voir certains de mes amis se mettre en rogne et même
prononcer des paroles haineuses quand ils ont appris que la Thaïlande
allait peut-être accueillir une partie des réfugiés rohingyas. Il faut
dire qu’en Thaïlande, les habitants regardent souvent de haut leurs
voisins étrangers qu’ils voient comme « inférieurs », mais il s’agit
tout simplement d’un problème d’arrogance dans la majorité des cas. Avec
les Rohingyas, c’est différent, car la haine et le racisme sont
extrêmes et réels. Je ne savais pas comment m’attaquer à ce problème. Je
connais des gens qui critiquaient les nazis et le nettoyage ethnique,
mais qui font maintenant partie de ceux qui ne supportent pas les
Rohingyas.
À votre avis, pourquoi certains sont-ils aussi hostiles à leur égard ?
Peut-être parce que nous ne savons quasiment rien de ce peuple. Leur
histoire a été dissimulée, enterrée ou ignorée par leur gouvernement.
Nous ne les connaissons pas. Nous ne savons pas ce qu’ils ont dû endurer
au cours du siècle dernier. Et cette méconnaissance des peuples
étrangers peut avoir de funestes conséquences.
L’étranger dans le film ne parle pas. Pourquoi ?
Parce qu’il représente un peuple dont on n’a jamais entendu la voix.
J’ai décidé qu’il serait muet afin d’effacer presque entièrement son
identité. Ainsi, il est impossible de deviner qui il est, ni sa langue
ni la manière dont il s’exprime ne l’indiquent. C’est aussi une question
de vraisemblance : si je le fais parler, quelle langue parlera-t-il ?
Je ne veux pas qu’il s’exprime en rohingya car je ne veux pas spécifier
son identité dans le film. Et s’il parle le thaïlandais, quelle sorte de
thaïlandais parlerait-il ? Dans le film, il ne fait que des bruits de
gorge.
Comment votre parcours de directeur de la photographie a-t-il
influencé votre travail comme réalisateur, surtout pour ce premier long
métrage ?
Parce que je suis directeur de la photographie de formation, je n’ai
pas l’habitude de raconter une histoire par les mots, le dialogue ou
d’autres biais autres que des images. MANTA RAY fonctionne surtout à
partir du visuel et du son, quasiment comme une œuvre abstraite, ou
comme une musique instrumentale. Et parce que la plupart des films que
j’ai tournés jusqu’à présent ont été des films à petit budget, j’ai
l’habitude d’improviser et de m’adapter à la situation. Je n’ai jamais
eu le luxe de pouvoir tout concevoir à l’avance en espérant que le
résultat serait à la hauteur de ma vision. En fait, on allait sur les
lieux de tournage et on décidait sur place de ce qu’il était possible de
faire. C’est pour cette raison que la plupart des films que j’ai
tournés ont ce style documentaire, cette spontanéité, et on retrouve
cette patte dans MANTA RAY.
Mais pourtant, MANTA RAY a un style visuel distinct.
Qu’aviez-vous en tête avec votre directeur de la photographie quand vous
avez entamé ce tournage ?
L’idée était de filmer les personnages au téléobjectif. On voulait
qu’ils soient vus à distance et jamais en gros plan. On souhaitait
également un rendu réaliste. Peut-être parce que j’avais tourné
auparavant beaucoup de publicités pour lesquelles on me demandait d’être
méticuleux et d’en faire des tonnes pour avoir un rendu bien léché.
J’ai donc souhaité l’inverse pour mon propre film : quelque chose de
cru, sans embellissement. Le scénario de MANTA RAY tient sur quelques
pages, une trentaine en tout. J’avais l’intime conviction qu’avec mon
équipe, nous serions capables de créer sur les lieux de tournage. Le
scénario n’était qu’un guide et on pouvait ainsi s’adapter à notre
environnement. Le style visuel qu’on a adopté en est aussi le reflet.
Nawarophaat Rungphiboonsophit, votre directeur de la
photographie, était-il impressionné de travailler sur le film d’un
directeur de la photographie connu et reconnu ?
Pas du tout. Je ne lui ai pas donné d’indications. Il n’y avait pas de
problèmes ni pour lui ni pour moi. J’avais changé de casquette et je le
savais. Je jetais simplement un coup d’œil avant qu’il appuie sur le
bouton d’enregistrement, c’est tout.
En tant que réalisateur, j’aime que chaque membre de l’équipe exploite au mieux son talent pour apporter sa pierre à l’édifice. J’ai donc laissé le directeur de la photographie faire son travail, ainsi que l’étalonneur, Yov Moor, qui a su créer un style inhabituel pour un film thaïlandais. Mon monteur, Lee Chatametikool, était aussi libre d’explorer ses propres idées.
En dehors de l’aspect visuel, c’est le son du film qui semble
aussi constituer un aspect important du film. On entend beaucoup de
musiques construites sur mesure avec des sons complexes, parfois avec
des instruments qui sont difficiles à identifier. C’est très différent
de la plupart des films thaïlandais contemporains qu’on a l’habitude de
voir.
On a travaillé avec Snowdrops, un groupe de musique de Strasbourg qui
utilise un instrument particulier, les ondes Martenot. Après le
tournage, j’ai écouté de nombreuses propositions musicales pour notre
bande originale et c’est le travail de Snowdrops qui m’a le plus attiré
et que j’ai retenu. C’était proche du son des films expérimentaux des
années 1950. Personnellement, puisque je viens d’un univers où le visuel
prime, j’ai une préférence pour les sons travaillés plutôt que pour les
mélodies instrumentales. Ma méthode de prédilection, pour la musique de
film, c’est de laisser le compositeur regarder les images et de lui
demander une proposition sur le « son » qu’il voudrait donner au film,
sans que je lui donne d’orientations au départ. Cela peut en dérouter
certains, mais j’ai le sentiment que Snowdrops a apporté une nouvelle
dimension inattendue à ce film.
Pouvez-vous nous parler un petit peu des trois acteurs principaux, le pêcheur, l’étranger et la femme ?
Wanlop Rungkamjad a joué dans le film thaïlandais ETERNITE, mais quand
je l’ai approché, il m’a dit vouloir prendre du recul par rapport au
milieu du cinéma. Mais j’ai insisté et je lui ai envoyé le scénario et
il a fini par accepter. Celui qui joue le réfugié étranger s’appelle
Aphisit Hama. On a organisé un casting et plus de trente personnes sont
venues. Aphisit a été le dernier à passer.
Rasmee Wayrana est une chanteuse bien connue en Thaïlande qui fait la fusion entre le chant Mor Lam traditionnel et la soul et le jazz. Elle crée un nouveau genre. J’aime son visage, ses yeux, et comme il y a beaucoup de chant dans ce rôle, elle est parfaite.
Pour les critiques et les publics internationaux, la
référence art et essai thaïlandaise, c’est toujours Apichatpong
Weerasethakul. Votre film est différent des siens à beaucoup d’égards,
particulièrement du point de vue de l’approche formaliste, mais la
comparaison semble tout de même inévitable.
Ça ne me gêne pas du tout ! Comme directeur de la photographie, je
regardais et admirais les films d’Apichatpong et ses films ont eu une
certaine influence sur moi. Dans MANTA RAY, le personnage du soldat
marque une ressemblance avec le cinéma d’Apichatpong, et les critiques
en feront la remarque. Mais si vous voulez savoir quel réalisateur m’a
le plus influencé comme artiste, il s’agit de David Lynch et en
particulier d’ERASERHEAD. Je ne comprends pas ce film et je ne sais même
pas de quoi il parle finalement, mais c’est le genre de film que j’ai
envie de réaliser.
Kong Rithdee écrit pour le magazine LIFE et pour le Bangkok Post comme critique de cinéma
Il contribue aussi régulièrement à Cinema Scope, Film Comment, Sight and Sound et aux Cahiers du Cinéma.