Film soutenu

Mon pire ennemi

Mehran Tamadon

Distribution : Survivance

Date de sortie : 08/05/2024

France, Suisse -2023 - 1h22 - Couleur - 1.90:1

Mojtaba, Hamzeh, Zar et d’autres ont subi des interrogatoires idéologiques en Iran, à différentes périodes de leur vie. Mehran Tamadon, le réalisateur, leur demande de l’interroger, lui, tel que pourrait le faire un agent de la République islamique. Il aimerait ensuite que le vrai tortionnaire en Iran se voit à travers le film comme s’il se regardait dans un miroir. L’expérience violente de se mettre réellement dans la tête du bourreau les confronte à ce qu’ils sont prêts à faire et aux limites du projet lui-même…

Berlinale (Encounters) ; Golden Apricot Yerevan International Film Festival – Prix FIPRESCI ; Cinéma du réel ; Visions du réel ; États généraux du film documentaire de Lussas ; International Documentary Filmfestival Amsterdam ; Kasseler Dokfest ; Festival international du film de Karlovy VarySheffield DocFest ; Cinéma(s) d’Iran

Avec Zar Amir Ebrahimi (Les Nuits de Mashad, prix d’interprétation féminine – Cannes 2021), Taghi Rahmani, Mojtaba Najafi, Soheil Rassouli, Hamid Kalani, Hamze Ghalebi
Écrit et réalisé par Mehran Tamadon • Écrit en collaboration avec Philippe Lasry • Image Patrick Tresch • Son Laurent Malan  • Montage Luc Forveille, Mehran Tamadon • Montage son Simon Gendrot • Mixage Philippe Grivel • Étalonnage : Robin Erard • Production Raphaël Pillosio / l’atelier documentaire (France) ; Elena Tatti / Box Productions (Suisse) • Ventes internationales Stephan Riguet / AndanaFilms



Mehran Tamadon

Après des études d’architecture à Paris, Mehran Tamadon décide de se consacrer à la réalisation. Il réalise son premier moyen-métrage documentaire, Behesht Zahra, mères de martyrs en 2004, puis Bassidji en 2010, où il filme ses premières tentatives de dialogue avec les défenseurs du régime iranien. Il poursuit cette démarche avec Iranien (2014), où il convainc des partisans du régime de vivre en cohabitation avec lui. Ses nouveaux films, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas, présentés à la Berlinale en 2023, abordent la violence des interrogatoires et des détentions en Iran.


INVITATION DU PROGRAMMATEUR

En 2010, Mehran Tamadon s’entretient dans Bassidji avec des hommes chargés de la sécurité intérieure et extérieure de l’Iran. Avec Iranien, en 2014, c’est avec quatre mollah qu’il engage la discussion. Dix ans plus tard, le cinéaste est interdit de séjour en Iran mais il reste porté par l’espoir de pouvoir retourner dans son pays afin de poursuivre le dialogue avec le régime et les autorités religieuses.

C’est de cet empêchement que naît Mon pire ennemi (et son film jumeau Là où Dieu n’est pas) dont le dispositif formel troublant consiste à demander à des personnes qui ont subi des interrogatoires en Iran de les reproduire minutieusement. Plus dérangeant encore, il leur est demandé de jouer les bourreaux – car il s’agit de véritables séances de torture – tandis que lui se glisse dans la peau de l’interrogé.

Le réalisateur imagine ainsi se préparer à une tentative de retour en Iran en anticipant ce qui peut lui arriver, les questions qu’on ne manquera pas de lui poser, s’imaginant qu’en connaissant les mécanismes d’interrogatoires il pourra trouver une manière de les affronter. Sa deuxième idée est d’utiliser le film et de parvenir à le montrer aux agents de la République islamique, avec toujours ce même espoir d’engager un dialogue avec eux.

Ce faisant, Mehran Tamadon nous propose un film profondément dérangeant qui interroge, au-delà du seul cas de l’Iran, comment se fabriquent les bourreaux. Le dispositif nous oblige à nous demander comment nous réagirions, ce que l’on serait capable d’accepter et surtout de faire pour échapper à la torture.

Le sel du cinéma de Tamadon, c’est une forme de naïveté non feinte, le cinéaste croyant dur comme fer au fait que l’humanité persiste toujours quelque part. C’est aussi un cinéaste sans certitude, qui questionne sans cesse ses propres procédés, jusqu’à afficher dans son film les limites même du dispositif qu’il a mis en place. Terrifiant, profond mais aussi par endroits étrangement ludique, Mon  pire ennemi est un film qui remue en profondeur et qui nous questionne autant qu’il questionne le fonctionnement du régime iranien et de toutes les dictatures.

Olivier BITOUNdirecteur du Réseau Cinéphare


INVITATION AVEC MEHRAN TAMADON

Mehran, commençons par situer Mon pire ennemi dans votre carrière. Tout comme dans vos films précédents, notamment Bassidji et Iranien, il semble qu’il y ait une volonté de dialoguer avec celui qui est très différent de vous, avec celui qui pourrait vous nuire. Mon pire ennemi apparaît pourtant à un moment politique compliqué en Iran où beaucoup d’Iraniennes et d’Iraniens ont perdu tout espoir dans la possibilité de dialogue. Vos réflexions et vos films vous amènent-ils à penser que le dialogue est malgré tout possible ?
On dialogue en principe pour mieux se comprendre, pour tenter de se mettre d’accord. Peut-être que la question du dialogue doit être posée aujourd’hui différemment. Au vu de la répression féroce que subissent les Iraniens actuellement, on aurait du mal à trouver un quelconque point d’accord avec ceux qui soutiennent le régime.
Avec le recul, je me demande si, dans mes films précédents, je dialoguais vraiment dans l’idée de trouver un accord. Je n’en suis pas sûr. Je dirais cependant que je nouais des liens avec eux dans l’espoir de les toucher.
Ça oui, je suis convaincu que le lien a servi à quelque chose. Je ne cherche donc pas forcément le dialogue pour s’entendre politiquement mais le lien pour tenter de s’accepter, de se tolérer. Alors est-ce que le lien est encore possible ? Est-ce possible de toucher ces hommes si dangereux et violents ? Sans doute que oui, mais encore faut-il trouver la bonne clé pour ouvrir leurs portes qui sont si bien verrouillées.
Pour Mon pire ennemi, mon idée initiale était de filmer une dernière séquence en Iran. Jusqu’en juin 2022, je comptais y aller et prendre le temps qu’il faut pour trouver les interrogateurs du régime et les convaincre de participer au film. Mais pour tout un tas de raisons, j’ai fini par y renoncer.
Dans mes films, je traite une matière qui est vivante, c’est-à-dire que je questionne les relations et les conflits entre les hommes dans un temps donné, dans le présent. Or ce temps présent, en Iran, est en mouvement continu, si bien qu’il fragilise ou requestionne régulièrement l’idée initiale de mon film. Ainsi, je ne pense pas tout à fait la même chose quand j’écris le film, quand je le tourne, quand je le monte, et quand je le montre au public. Car il ne s’agit jamais tout à fait de la même société.
Cela m’enrichit humainement mais rend difficile la construction d’une démarche cohérente. J’ai fini le montage de Mon pire ennemi avant le mouvement « Femme, Vie, Liberté » en Iran. Durant toute cette période récente, j’ai été traversé par la colère, la haine, l’envie de prendre les armes. Depuis septembre 2022, je suis traversé par tout sauf l’envie de créer du lien. Malgré cela, j’ai au fond de moi l’impression qu’il y a de grands principes qui m’habitent profondément et qui me poussent à tenter de rencontrer l’autre.


Votre volonté avec Mon pire ennemi était donc de confronter les vrais tortionnaires en Iran à une sorte de mise en scène reconstituant leurs actes, ceci afin de les ébranler ? Il semble pourtant que vos personnages ne partagent pas votre point de vue, tout comme le film ne laisse pas transparaître cet optimisme ?
Ce qui est constant chez moi, c’est ma volonté de créer du lien et d’entrer en relation. Étant maintenant loin de l’Iran, mon principal moyen de dialoguer avec eux est de faire des films, dans lesquels je les fais exister, et de les leur adresser pour qu’ils s’y reconnaissent. Mon objectif est donc que ce film soit vu par les interrogateurs du régime iranien et par les tortionnaires. Comment cela pourrait les affecter ?
Je ne sais pas. Il est possible que rien ne bouge chez eux. Je ne suis pas dans leur tête, je ne suis que dans la mienne qui me dit sans cesse que l’autre, quel qu’il soit, a forcément, comme toi, une conscience, qu’il est lui aussi traversé par des sentiments contradictoires. Lui aussi, comme toi, a une forme de lâcheté, de fourberie, de perversités. Et si tu arrives à mettre le doigt sur ta propre complexité, tu lui offres aussi la possibilité de découvrir la sienne. Ceci est mon regard, je sais que peu de gens le partagent. Même ceux que je filme n’y croient pas. Mes films ne sont pas là pour démontrer mes idées mais plutôt pour soulever des questions et mettre en exergue les différents paradoxes. Chaque spectateur, chaque personnage s’approprie mes idées à sa manière et s’il est en désaccord avec moi, cela me convient parfaitement. Je ne cherche pas à avoir raison, ni dans mes films, ni lorsque je débats. Je suis ravi d’être contredit, ébranlé dans mes films par mes personnages. Je dirais qu’avec mes films, ce que je réussis le mieux, c’est provoquer des remises en question.

Parlons de Zar Amir Ebrahimi : elle porte une grande partie du film. Comment êtes-vous arrivé à la décision de lui confier ce rôle ?
Zar occupe une place essentielle dans Mon pire ennemi. Ce n’était initialement pas prévu. Comme on peut le voir au début du film, je rencontre plusieurs anciens prisonniers politiques iraniens, principalement des hommes, dans l’idée d’en choisir un qui accepte de m’interroger devant la caméra. Parmi les réfugiés que j’ai rencontrés, Zar avait subi des interrogatoires très pénibles et longs, de manière quotidienne et durant plus d’un an, mais elle n’était pas emprisonnée. À la fin de chaque journée d’interrogatoire, elle pouvait rentrer chez elle.
C’est au cours du tournage que j’ai compris que ses talents de comédienne lui donnaient des outils pour surmonter les difficultés psychologiques que pouvait générer le rôle que je proposais.
Par ailleurs, mes films ont tous, à différents degrés, une dimension introspective. Je suis à chaque fois amené à me critiquer, à me juger et à me remettre en question devant la caméra, devant le public. Zar a très bien réussi à me pousser dans cette direction, en parlant de l’omnipotence du réalisateur, de ce qu’il fait vivre à ses personnages pour arriver à ses fins. Ces questions-là sont importantes dans mon cinéma et Zar a su s’en saisir avec finesse et intelligence pour me déstabiliser.

En effet, on arrive à une situation où le spectateur doute de ce qu’il voit. La frontière entre le réel et la fiction se brouille, et l’on se demande si ce que nous voyons est improvisé ou pas. Ceci indique une forme particulière du documentaire, et j’aimerais vous questionner sur le processus de création et le résultat qui en sort.
Sur deux jours d’interrogatoire avec Zar, il y a environ vingt heures d’image. Le chef opérateur Patrick Tresch filmait des plans de deux heures sans nous interrompre. Rien n’était écrit, même si Zar avait enquêté sur moi et préparé des questions en amont que je ne connaissais pas. Mais vous parlez de doute : c’est précisément
l’apparition de ces doutes qui est au coeur du film. On ne sait plus ce qui est joué et ce qui est réel. Est-ce Zar elle-même qui parle, ou est-ce Zar la comédienne qui joue ? J’ai l’impression que je suis un personnage de documentaire et Zar un personnage de fiction et que, progressivement, le réel la rattrape et l’entraîne dans le documentaire.
Mais les zones de doute se situent aussi à un autre endroit : qui est le bourreau dans cette histoire ? Est-ce elle ou moi ? Zar m’interroge mais c’est moi qui la torture. La beauté du documentaire, c’est qu’il ne va pas forcément dans la direction que l’on imagine lorsqu’on écrit, et c’est tant mieux.