Quelque part à Bucarest, trois jours après l’attentat contre Charlie Hebdo et quarante jours après la mort de son père, Lary – 40 ans, docteur en médicine – va passer son samedi au sein de la famille réunie à l’occasion de la commémoration du défunt. L’évènement, pourtant, ne se déroule pas comme prévu. Les débats sont vifs, les avis divergent. Forcé à affronter ses peurs et son passé et contraint de reconsidérer la place qu’il occupe à l’intérieur de la famille, Lary sera conduit à dire sa part de vérité.
SÉLECTION OFFICIELLE – FESTIVAL DE CANNES 2016
Avec : Mimi BRANESCU LARY • Judith STATE SANDRA • Bogdan DUMITRACHE RELU • Dana DOGARU Madame MIRICA • Sorin MEDELENI TONY • Ana CIONTEA Tante OFELIA • Rolando MATSANGOS GABI • Catalina MOGA LAURA • Marin GRIGORE SEBI • Tatiana IEKEL Tante EVELINA • Marian RÂLEA Monsieur POPESCU • Ioana CRACIUNESCU Madame POPESCU • Ilona BREZOIANU CAMI • Simona GHIA SIMONA • Valer DELLAKEZA Le Prêtre • Andi VASLUIANU MIHAITA • Mara Elena ANDREI IRINA • Petra KURTELA La Croate
Scénario & Réalisation Cristi PUIU • Image Barbu BALASOIU • Décors Cristina BARBU • Montage Letitia STEFANESCU, Ciprian CIMPOI, Iulia MURESAN • Son Jean Paul BERNARD – Filip MURESAN, Christophe VINGTRINIER • Costumes Maria PITEA, Doina RADUCUT • Maquillage-Coiffure Mojca GOROGRANC PETRUSHEVSKA • Assistant Réalisation Marius OLTEANU • Producteur Délégué MANDRAGORA Anca PUIU • Coproducteurs PRODUKCIJA 2006 SARAJEVO, Mirsad PURIVATRA – Sabina BRANKOVIC, STUDIOUL DE CREATIE CINEMATOGRAFICA – Lucian PINTILIE, SISTERS & BROTHER MITEVSKI – Labina MITEVSKA, SPIRITUS MOVENS, Zdenka GOLD, ALCATRAZ FILMS, Laurence CLERC Olivier THERY LAPINEY, IADASARECASA et ARTE FRANCE CINEMA • Avec le soutien de CENTRUL NATIONAL AL CINEMATOGRAFIEI, FONDACIJA ZA KINEMATOGRAFIJU, SARAJEVO, MACEDONIAN FILM AGENCY, CROATIAN AUDIOVISUAL CENTER, REGION ILE DE FRANCE, EURIMAGES – CONSEIL DE L’EUROPE • Avec la participation de HBO ROMÂNIA, AIDE AUX CINEMAS DU MONDE, CENTRE NATIONAL DU CINEMA ET DE L’IMAGE ANIMEE, INSTITUT FRANÇAIS, MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES ET DU DEVELOPPEMENT INTERNATIONALARTE FRANCE
Cristi Puiu
Cristi
Puiu est né à Bucarest en 1967. Alors étudiant en cinéma à l’École
Supérieure d’Arts Visuels de Genève, il réalise dans les années 1990
plusieurs courts métrages et documentaires. De retour en Roumanie, il
continue à peindre.
En 2001, il réalise son premier long métrage, Le Matos et la Thune,
road movie filmé à l’épaule dans un style quasi-documentaire.
Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, le film remporte
plusieurs prix dans les festivals, notamment à Thessalonique. Lauréat de
l’Ours d’or du meilleur court métrage à Berlin en 2004 avec Une Cartouche de Kent et un Paquet de Café, Cristi Puiu tourne ensuite La Mort de Dante Lazarescu, qui reçoit le Prix Un Certain Regard à Cannes en 2005, et de nombreuses autres récompenses. Il signe en 2010 avec le film Aurora le deuxième volet de la série Six histoires des banlieues de Bucarest.
Sieranevada est son quatrième long métrage.
ENTRETIEN AVEC CRISTI PUIU
Qu’est-ce qui vous a inspiré l’histoire de Sieranevada ?
C’était en août 2012, durant le festival de Sarajevo, j’étais chez moi.
Mirsad Purivatra, le directeur du festival m’appelle et me demande si
j’ai un scénario. Non, je n’ai pas de scénario, mais je vais en écrire
un. Ce sera un huis clos. Il y aura de nombreux personnages.
Ce qui a amené le contexte d’une commémoration ?
En 2007 mon père est mort. J’étais au jury dans la section Un Certain
Regard du Festival de Cannes. Je suis immédiatement rentré chez moi, et
la première commémoration, qui a eu lieu juste après l’enterrement,
s’est passée d’une manière très bizarre. Il y avait des personnes que je
ne connaissais pas, des amis de mon père avec lesquels il buvait des
coups, des voisins aussi. Je me souviens que je me suis engueulé avec
une collègue de ma mère, à propos de l’histoire du communisme.
Comme dans le film avec ce personnage qui regrette le temps du communisme ?
Oui. Des années plus tard, j’en parle avec mon frère, je lui dis : «
j’écris un scénario sur la commémoration de Papa, tu te souviens comme
on s’est engueulés à propos du communisme ? » Mon frère qui avait
participé à ce débat enflammé, me répond qu’il ne se souvient de rien.
Pourtant la discussion a été si animée que cette femme a fini par
quitter les lieux ! Je commence à exprimer ma version des faits à mon
frère, qui persiste : « excuse-moi, mais je ne me souviens vraiment pas
de ça ». Ça m’a rendu malade, fou furieux, parce que je voulais qu’il me
donne des détails supplémentaires. Ça m’a pas mal déprimé.
Donc, parfois on retient ou on enregistre différemment les choses.
Les souvenirs, justement, la mémoire des faits sont au coeur
de votre histoire. Une mémoire qui constitue et impose une société,
comme celle que l’on voit dans le film ?
Au moment où on prend conscience de nous-mêmes, vers l’âge de dix ans,
on est déjà éduqué, formaté par l’histoire de notre pays. On va voir les
choses d’une manière déjà très balisée. Tout cela mène vers l’inertie.
On est prêt à accepter une vérité donnée. On ferme les yeux face aux
erreurs possibles. C’est le prix pour devenir un membre de la
communauté, en être accepté.
« Le premier plan du film est très important parce qu’on entend des choses et pas d’autres, ce qui oblige le spectateur à construire l’histoire avec l’information parcellaire dont il dispose. »
C’est très important pour vos personnages d’appartenir à la communauté ?
C’est une question de structure. Comme les abeilles, comme les fourmis,
les humains vivent en communauté. Si l’on retire un élément de cette
communauté, on doit tout reconfigurer. Tout va se recomposer. Quelqu’un
meurt, et tout change pour les petites communautés que sont les membres
d’une même famille. Il y a une lutte de pouvoir. On va chercher à savoir
qui va finalement gagner ce pouvoir. Et chacun vient avec son propre
discours, comme dans une campagne électorale.
Un discours qui peut aussi évoquer les grands événements historiques comme le personnage qui parle du 11 septembre 2001.
Il est perturbé par tout ce qui se dit autour de cet événement et il a
raison de l’être dans le sens où il faut discuter de tout. Mais
lorsqu’il construit son raisonnement avec des éléments dont certains
sans doute conspirationnistes, trouvés sur internet, là il a tort. Plus
généralement, on ne sait jamais qu’une parcelle de la réalité dans
l’Histoire. On ne peut pas trouver de réponses définitives. Au fond, la
fiction la plus présente dans notre vie, c’est l’Histoire, l’Histoire
telle qu’on la raconte à l’école. Moi, je suis très bien placé pour
parler de ça, parce que j’ai appris à l’école une certaine Histoire
durant le communisme. Le Mur de Berlin est tombé quand j’avais
vingt-trois ans. Avec lui une Histoire a disparu, et aussitôt une autre
Histoire a surgi, une autre version des faits. Des choses que je ne
connaissais pas, moi qui ai beaucoup aimé l’Histoire. J’étais vraiment
bouleversé.
Le 11 septembre n’est qu’un prétexte pour parler de l’Histoire ?
Oui, j’aurais pu prendre la seconde guerre mondiale. Il se trouve que
jusqu’au 11 septembre 2001, mes lectures portaient sur des témoignages
des prisons communistes. Je voulais revisiter l’histoire communiste. Les
communistes ont falsifié l’Histoire, avec un programme bien clair.
Encore une fois, depuis, je pense que personne ne peut croire à une
stabilité quelconque de l’Histoire, ni à une vérité immuable. Je crois
que l’histoire de l’Homme bouge sans fin et que l’on doit
perpétuellement effectuer des réajustements sur ce que l’on croyait être
les événements du passé. Tout le temps, tout le temps, tout le temps.
Car ce sont des approximations.
On est dans la confusion la plus totale. Aujourd’hui il y aurait
peut-être une issue de secours, la foi. Mais je ne suis ni catholique,
ni orthodoxe…. Mais même si on a tous beaucoup d’idées sur toutes les
religions, en réalité on ne sait rien de la spiritualité. On ne fait pas
ce chemin-là.
Vos personnages ne font pas qu’échanger, argumenter ou
s’invectiver, ils s’intéressent aussi beaucoup à la nourriture, élément
très important et très convivial du film !
Oui, et pourtant personne ne réussit à manger, finalement ! Le repas,
c’est une ritualisation des choses, c’est compréhensible pour toutes les
cultures car c’est présent dans toutes les cultures. Il y a la table,
on s’y retrouve. Pour simplifier, la récurrence de la table est une
tradition, mais cela donne aussi un faux sentiment de solidarité. Il ne
s’agit pas seulement de nourriture, de tout ce dont le corps a besoin,
et qui dans le film devient urgent car ils finissent tous par avoir
vraiment faim, non, ça devient urgent pour montrer que lorsqu’ils ont
faim, ils oublient tout sentiment de solidarité, d’amitié. Cela dit,
j’ai montré le film à des amis et ils étaient très contents, car ils
avaient envie de manger après l’avoir vu.
Les rituels scandent votre film (préparation du repas, bénédiction du pope…), à quoi cela sert-il ?
Cela permet au débat d’être centré sur des sujets qui n’ont rien à voir
avec la commémoration du mort, comme avec celle de mon père. En
Roumanie, ça se passe comme ça : il y a l’enterrement, on se retrouve
après. Puis on se retrouve à nouveau quarante jours plus tard pour
commémorer une première fois. Puis un an après l’enterrement, on se
réunit à nouveau. Et enfin sept ans plus tard. En ce qui concerne mon
père, nous avons fait la commémoration des sept ans en 2014.
Pourquoi avoir situé pratiquement tout le film dans un seul lieu : un appartement ?
On vit dans un monde dont on connaît les limites. Ce qui veut dire que
le film ne peut pas être conçu autrement que comme un monde en soi,
géographiquement limité. C’est pour ça que l’espace est fermé, que cela
se déroule dans un appartement en vase clos. Cet espace est la réflexion
d’un miroir du monde à l’échelle réduite. Le jour comme la nuit : il y a
les deux dans cet appartement. Il y a des pièces plus sombres, d’autres
plus claires, avec des décorations différentes, comme des paysages. On
ne peut pas s’échapper de cet appartement comme on ne peut pas
s’échapper de la planète. Donc il faut assumer et entrer dans toutes les
pièces, aller au-devant de l’Autre. La chose la plus importante alors,
c’est la rencontre avec l’Autre. Il y a un sens à tout cela. Créer un
monde alvéolaire sans communication où chaque individu est enfermé dans
sa bulle, sans savoir qu’il y a un autre, ou aller à la rencontre des
autres, choisir parmi cette alternative peut tout changer.
Et quand un personnage hésite à entrer dans une pièce ?
Il décide d’arrêter la réflexion au moment où ça l’arrange, d’une
manière artificielle. Il s’arrête sur le palier du confort. Dès que ça
devient inconfortable, on n’y va pas, et là il y a plein de questions
qu’on se pose, et qu’on n’ose pas soumettre, débattre… L’appartement
permettait d’exprimer tout ça.
Il a été difficile à trouver ?
Avec l’appartement, des choses étranges se sont passées. On a trouvé un
logement dont le propriétaire venait de mourir, et le jour où je l’ai
visité, on commémorait les quarante jours de sa mort. Cet homme habitait
avec ses deux chats. Il est mort, il a laissé les chats dont un qui
pleurait. C’était un appartement envahi par la poussière, les poils et
les toiles d’araignée, un lieu sans doute intouché depuis longtemps. On a
gardé beaucoup d’éléments d’origine pour le film, dont une grande
partie du mobilier, des tableaux et même la photo du propriétaire que
l’on peut voir à certains moments. Le grand avantage de ce lieu était
que l’on pouvait imaginer la trajectoire des personnages dans un espace
où très vite on intègre les frontières, les limites de chaque pièce qui
renferment toutes un monde. Tout un concert de portes qui s’ouvrent et
qui se ferment. Les portes sont très présentes dans le film. Ce ne sont
pas seulement des portes qui s’ouvrent pour laisser passer, ce sont des
portes qui enferment aussi, qui empêchent. Cela construit visuellement
mon histoire.
Il y a aussi un travail sur le son que font ses portes, et la résonance en général de cet appartement.
Le premier plan du film est très important parce qu’on entend des
choses et pas d’autres, ce qui oblige le spectateur à construire
l’histoire avec l’information parcellaire dont il dispose. A l’intérieur
de l’appartement, les portes ouvertes ou fermées produisent exactement
le même effet : ça on l’entend, ça on ne l’entend pas. Ce sont des bouts
d’histoires, des bouts de paroles, avec lesquels on compose des
événements. Et on en revient toujours à cela, dans la vie, on ne détient
pas toute l’histoire, l’histoire de la communauté ou l’histoire d’un
événement personnel. C’est un puzzle mais la plupart des pièces nous
manquent, et quand je dis la plupart des pièces, c’est qu’on a seulement
dans nos mains une poignée de pièces issue de la montagne de pièces que
représente l’histoire de l’humanité. Nous n’avons à notre disposition
que des pièces disparates et nous allons supposer qu’entre ses pièces il
faut tout imaginer, c’est ça la fiction. La fiction de notre vie, notre
histoire personnelle, et nous sommes convaincus de détenir toute la
vérité.
Pourquoi avoir choisi une caméra en permanence à hauteur d’hommes ?
Le cinéma permet de faire en sorte, de manière tacite, que la place du
spectateur soit celle de la caméra. C’est très intéressant parce que
chaque spectateur pense que c’est lui qui voit l’histoire. On se trouve
dans la peau de l’observateur. C’est très drôle. La caméra est donc un
homme invisible, ou dans le cas de mon film : le mort ! Moi j’ai des
choses à régler avec la mort, et là je me suis dit : « c’est l’histoire
idéale ! ». Dans la tradition orthodoxe, l’âme du mort est en liberté
pendant quarante jours, elle bouge. Je me suis posé la question de
comment faire pour raconter l’histoire à travers les yeux du mort qui
circule ? En mettant la caméra à la place du mort, cet homme invisible.
C’est ce que j’ai voulu voir, c’est le regard du mort.
Qu’est-ce que ça veut dire le regard du mort ?
C’est le regard d’un homme qui a ce privilège de dire au revoir d’une
manière silencieuse à ceux qu’il laisse derrière lui, c’est-à-dire les
observer. Comment regarde-t-on les choses en sachant qu’on ne va pas
revenir ? Qu’est-ce qu’on va regarder ? Ou pas ? Les sentiments que je
souhaitais obtenir alors, c’était l’émotion, c’était la curiosité, mais
aussi une sorte de déroute de la caméra. J’imagine que les choses sont
comme ça.
Comment interpréter votre titre Sieranevada ?
C’est venu d’une réflexion : « pourquoi selon les nationalités
change-t-on les titres du film ? » Ça m’énerve tellement. Au départ je
me suis même dit : « je vais faire moi-même les titres pour chaque
langue ». Et puis j’ai tranché pour un titre qui ne peut pas être
changé. Ce qui est intéressant dans Sieranevada c’est de voir
que le nom habituellement est séparé : Sierra Nevada. Mais en roumain
normalement, c’est en un mot, comme quand on le prononce. J’ai altéré le
titre en y mettant un seul « r », pour qu’on me dise : « mais ça ne
s’écrit pas comme ça ». Alors comment ça s’écrit ? Et en japonais ? Et
en géorgien ? C’est complètement idiot, cela me fait penser à cette
expression « le diable est un comptable ».
Alors c’est un jeu, cette altération/intervention dans l’orthographe de Sieranevada ?
Le fait que le diable soit un comptable, que des gens comptabilisent et
viennent me dire sur le tournage : « cela ne s’écrit pas comme ça », ça
m’a plu. Mais la vérité, au fond, c’est que : on s’en fout ! Mais notre
cerveau a un tel besoin de sens qu’il va construire du sens là où il
n’y en a pas, où il n’y a rien. En réalité n’importe quel titre peut
convenir, mais ça on ne peut pas le dire, donc il faut livrer un titre
et c’est celui-là ! C’est une question personnelle, c’est un titre qui
est apparu dans ma tête. Comment il est apparu ? Ça, c’est mystérieux,
et beaucoup de choses sont mystérieuses.
Ce titre évoque effectivement du mystère, de l’aventure. L’aventure de la vie de ces personnages agités.
Oui, il fallait que cela parle d’un endroit, d’un espace. C’est la
seule chose rationnelle qui m’a tenu jusqu’à la fin de ma recherche du
titre. Le titre Sieranevada possède des résonances de western,
même s’il n’y a pas de western célèbre qui porte ce titre. Ça évoque la
neige, une autre langue : l’espagnol, la musique de cette langue.
Sieranevada, c’est beau. Ça évoque enfin les chaines de montagnes
enneigées qui ressemblent aux immeubles communistes, des chaines de
blocs de pierre claires. Pour l’affiche roumaine du film, j’ai
photographié ces chaines de blocs d’immeubles, ce monde alvéolaire avec
ces fenêtres, sont autant de symboles du manque de confiance de la
communauté des Roumains.