Film soutenu

Spectres

Sven Augustijnen

Distribution : Zeugma Films

Date de sortie : 20/03/2013

Belgique - 2011 -1h44 - DCP - 16:9 -Stéréo

Cinquante ans après son assassinat, Patrice Lumumba, Premier ministre du nouveau Congo indépendant, revient hanter la Belgique. À travers des rencontres, des conférences et un retour sur place, un haut fonctionnaire belge qui fut présent à Élisabethville ce jour sanglant du 17 janvier1961, tente de conjurer les fantômes du passé. Aux sons de La Passion selon Saint Jean de J.S. Bach, Spectres nous plonge dans la page la plus sombre de la décolonisation du Congo belge. Interrogation sur le corps biopolitique, cet essai documentaire expose également l’ambivalence d’une historiographie troublée par la question traumatisante de
la responsabilité et de la culpabilité.

Prix du GNCR et mention spéciale du jury de la Compétition Internationale – FID – Marseille 2011
Prix de la Communauté Flamande – Festival Filmer à Tout prix – Bruxelles 2011

Avec dans leur propre rôle : Le chevalier Jacques Brassinne de La Buissière et son épouse Martine Weidner, le comte et la comtesse Arnoud d’Aspremont Lynden, Sa Majesté la reine Fabiola, les statues de Léopold II et de Henry Morton Stanley, Pauline Opango Onosamba et ses enfants Patrice, Juliana & Roland Lumumba, Marie Tshombe, Jacques Bartelous, Piet Moens, les villageois de Tshilatembo, et toutes les autres personnes apparues dans le film.

Écriture, mise en scène et caméra : Sven Augustijnen 
Musique : J.S. Bach, Passion selon Saint Jean, Interprétée par le Chœur et l’orchestre de La Petite Bande, dirigée par Sigiswald Kuijken
Assistante de production : Fairuz
Montage : Mathieu Haessler & Sven Augustijnen
Ingénieur du son : Benoît Bruwier & Jeff Levillain
Mixage : Benoît Bruwier – Original Flavour
Produit par : Auguste Orts
Coproduit par :  Projections, Jan Mot et Cobra Films

Sven Augustijnen

Né en 1970) vit et travaille à Bruxelles. Son œuvre s’articule autour la tradition des portraitistes et la frontière poreuse entre la réalité et la fiction. Ses films ont été repris dans des expositions et festivals à Bruxelles, Londres, Amsterdam, Tokyo, New York, Paris, Bern, Vilnius, San Sebastian, etc. Il a reçu The Evens Arts Prize 2011.
SPECTRES a gagné le Prix des Médiathèques, Prix du Groupement National des Cinémas de Recherche et une mention spéciale du jury de la Compétition Internationale au FIDMarseille 2011. Au festival Filmer à Tout prix à Bruxelles il a gagné le Prix de la Communauté Flamande. Un livre SPECTRES a été publié par ASA Publishers et a gagné le Prix Fernand Baudin 2011.

PROPOS DE SVEN AUGUSTIJNEN

AUX ORIGINES DU FILM
Tout a commencé avec ce titre SPECTRES. Il a été déclencheur et moteur du film.
Le point de départ de ce projet de longue haleine est Bruxelles. En 1848, Karl Marx  y écrit Le Manifeste du parti communiste, au moment où éclate la Révolution française de 1848. Le prince Léopold, futur Léopold II, traumatisé par tous ces événements,  a le sentiment que le communisme et le socialisme vont envahir la Belgique et la France.
Le lien avec la fin de la colonisation, alors que Lumumba était diabolisé en tant que communiste, me paraît alors évident. Lumumba faisait partie intégrante d’un ensemble de spectres, aux côtés de Marx et de Léopold II.

CONJURER LES SPECTRES
Ma rencontre en juin 2006 avec Brassinne a été déterminante : le film se focaliserait sur Lumumba.
Lui ayant expliqué ce projet, il avait répondu de manière très personnelle «  mon spectre c’est Ludo de Witte ». En 1998 cet écrivain de tendance anti-colonialiste et internationaliste avait contredit la thèse de Brassinne de 1991 qui éclaircissait les circonstances de la mort de Lumumba en écartant la responsabilité de la Belgique.  Le livre de Witte a déclenché l’ouverture d’une enquête parlementaire qui contribue au fait que l’affaire continue à hanter la Belgique. Dans ce sens aussi les spectres de Marx et Léopold II sont présents par lui et ce sont ces images fantômes qui traînent dans le film souvent par le discours et par les corps, et quelquefois par les objets (les statues de Léopold II et de Stanley) qu’on a essayé de conjurer.

C’est seulement en 2009, quand une carte blanche écrite par Arnoud d’Aspremont Lynden, le fils du ministre des Affaires africaines de l’époque de l’assassinat de Lumumba, paraît dans Le Soir, que j’ai proposé à Brassinne de visiter le château des d’Aspremont. Il a réagi de manière très positive et tout a été déclenché à partir de ce moment-là.
Le tournage a duré de juin à décembre 2009, dont un mois au Congo.

L’UTILISATION DES TEXTES
L’idée des textes déroulants existait dès le début mais leur insertion dans le film a été complexe et ils ont beaucoup évolué au cours du montage. Il fallait trouver la bonne manière de les insérer – longueur, rythme – et surtout un contenu, qui faute d’informations objectives, prenait la forme d’un commentaire de l’historiographie dans laquelle Brassinne a joué un rôle  central et qui incluait les commentaires qui ont été faits après, comme le livre de De Witte, etc.

LA PASSION SELON SAINT JEAN DE J.S. BACH
Il y avait deux éléments de musique dans le scénario : La messa Luba (une messe congolaise) que j’ai fini par abandonner au profit de Bach, tant la portée dramatique de la Passion selon Saint Jean me semblait évidente : elle commence avec la fin de la vie du Christ, faisant écho à la fin de la vie de Lumumba évoquée dans le film.
Le thème du déni et de l’antisémitisme se retrouvent aussi dans le dossier Lumumba, ce qui était important à mes yeux. Beaucoup d’éléments sont dans le texte même de L’Evangile selon Saint Jean.

DE BRUXELLES A ELISABETHVILLE
J’ai commencé à faire des films qui se jouaient dans mon environnement, c’est-à-dire Bruxelles. SPECTRES aussi part d’ici. Karl Marx a vécu dans ma commune et y a écrit Le Manifeste du parti communiste. La statue de Léopold II est sur mon chemin quand je vais au centre-ville. Lumumba l’a d’ailleurs visité pendant son premier voyage en Belgique en 1955. Quant à Brassinne, il a grandi à 1km de là où j’habite actuellement.
Une journaliste anglaise m’a posé la question « Et Brassinne, il est quoi pour toi, il est qui pour toi ? » J’ai répondu : – Il est un peu comme mon père ou mon grand-père. Dans ce sens le film est aussi un film de famille.
 


UN FILM DE SVEN AUGUSTIJNEN
Un demi‐siècle après l’assassinat de Lumumba, et vingt ans après la conclusion de sa thèse de doctorat, Sven Augustijnen donne la parole au chevalier Jacques Brassinne de La Buissière.
Dans Spectres, nous voyons Brassinne rendre visite à des parents proches des protagonistes de l’époque et partir au Congo, sur les lieux où Patrice Lumumba a passé ses dernières heures avant d’être mis à mort. Le film révèle que Jacques Brassinne connaît bien la plupart des descendants des protagonistes qu’il rencontre. Il rend visite au fils d’Harold d’Aspremont Lynden, se recueille sur la tombe de Moïse Tshombe aux côtés de la fille de ce dernier, et au Congo, il rencontre la veuve et les enfants de Patrice Lumumba. Tout au long de ces pérégrinations, Sven Augustijnen le suit partout avec sa caméra. Régulièrement, l’objectif se déplace de haut en bas ou se décale par rapport à celui ou celle qui est en train de parler. Ainsi, l’environnement de chaque personnage rappelle de manière quasi nonchalante le type de chaos qui précède chaque histoire (et qui, en ce sens, les rend chacune possible). Ce sont les environnements qui enclenchent l’imagination: ils font basculer la vision de Brassinne sur cet épisode sombre de l’histoire de la Belgique à travers un regard sur les structures du pouvoir qui paraissent spectrales aujourd’hui ; comme si elles étaient le fondement d’un pays que bon nombre d’observateurs voient rapidement s’évaporer.

En 2011, cela fait cinquante ans que Lumumba a été assassiné. Cinquante ans plus tard, tous les souvenirs de l’événement paraissent relever, lentement mais sûrement, de l’Histoire. Ce n’est pas une affaire simple – il suffit de voir le temps que l’Espagne a eu besoin pour oser entamer le procès du régime franquiste, ou de penser au fait qu’au moment où ces lignes sont écrites, la justice chilienne fait exhumer la dépouille de Salvador Allende, 38 ans après sa mort, ou encore d’observer les différents pays de l’ancien bloc de l’Est qui continuent à ouvrir et reconstituer leurs archives. Dans son livre Le passé, modes d’emploi (2005), Enzo Traverso écrit : «Pour exister comme champ du savoir, elle (l’Histoire, ndlr.) doit s’affranchir de la mémoire, non pas en la rejetant, mais en la mettant à distance. Un court‐circuit entre histoire et mémoire peut avoir des conséquences préjudiciables au travail de l’historien.» Spectres est dans un certain sens un regard rétrospectif porté sur un tel court‐circuit. Le film marque la distinction qui sépare histoire et mémoire. Non seulement dans la façon dont le personnage principal procède à historiographie et la considère a posteriori, mais tout autant dans la manière dont Sven Augustijnen le fait. La vérité historique adopte ici l’aspect d’un spectre : une mémoire bien vivante alors que le récit devrait exposer un fait historique, voire aider à le créer.
C’est notamment la figure de l’expert académique qui amplifie la complicité de l’événement et les écrits à son sujet. Le 17 janvier 1961, Jacques Brassinne se trouve lui‐même au Katanga, où il fait partie du Bureau‐Conseil de l’État du Katanga. Aujourd’hui, il se meut dans des cercles qui ressemblent à la cour d’une Belgique archaïque qui disparaît lentement. Presque léger : tel un spectre sur une scène, la vérité nous rappelle qu’à tout moment de l’Histoire, un autre avenir a pu, peut et pourra être pensé. Un spectre qui se prend au sérieux défie en effet volontiers la manière dont nous conjuguons le temps.

© Lars Kwakkenbos, extrait du texte écrit dans le cadre du Kunstenfstivaldesarts 2011