Film soutenu

Sur la planche

Leïla Kilani

Distribution : Epicentre Films

Date de sortie : 01/02/2012

France / Maroc / Allemagne - 2011 - 1h46

Tanger aujourd’hui. Quatre jeunes femmes de vingt ans travaillent pour survivre le jour et vivent la nuit. Elles sont ouvrières réparties en deux castes : les textiles et les crevettes. Leur obsession : bouger. « On est là » disent-elles. De l’aube à la nuit la cadence est effrénée, elles traversent la ville. Temps, espace et sommeil sont rares. Petites bricoleuses de l’urgence qui travaillent les hommes et les maisons vides. Ainsi va la course folle de Badia, Imane, Asma et Nawal…

Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2011
Mention Spéciale du Jury – Paris Cinéma 2011

Liste artistique
Badia : Soufia Issami / Imane : Mouna Bahmad / Nawal : Nouzha Akel / Asma : Sara Betioui / La Logeuse : Rehimo Aich / Le chauffeur de taxi : Anas Lyazami / Mjido : Mouhcine Hagouch / Jawad : Abdehai Mtirka / Le chauffeur du bus : Ahmed Akrikez

Liste technique
Réalisatrice  : Leïla Kilani / Scénaristes : Leïla Kilani, Abd-El Hafed Benotman / Directeur de la photographie : Eric Devin / Ingénieurs du son : Philippe Lecoeur, Laurent Malan / Chefs décorateurs : Yann Dury, Fatima Alaoui Belhassan / Productrice : Charlotte Vincent

Leïla Kilani

Née en 1970 à Casablanca, Leïla Kilani étudie l’Histoire et travaille comme journaliste jusqu’en 1999. Elle passe plusieurs années au Moyen-Orient. « Cinéphage », elle se passionne pour le cinéma muet européen et le film noir. Elle se lance dans la réalisation documentaire, avec des films témoignage au cœur de son pays, de sa lumière et de ses ombres. Naissent ainsi Tanger, le rêve des brûleurs (2003), Zad Moultaka, Beyrouth retrouvé (2003) et Nos lieux interdits(2008), oeuvre de mémoire sur les années de plomb du règne de Hassan II, qui ont vu de nombreux opposants mourir et disparaître entre 1960 et 1980. Période que l’arrivée de Mohamed VI a permis d’éclairer. En 2011, elle réalise Sur la planche, son premier long métrage de fiction.

Propos de la réalisatrice

Quarante ans durant, sa légende de haut lieu «select» n’avait fait de Tanger qu’une métropole régionale atrophiée en totale récession économique. Et puis la ville a explosé. Tanger la mal aimée du pouvoir royal, la délaissée, prenait sa revanche : la ville transit est elle-même en transition, charnière de deux mondes. La ville se métamorphose autour du nouveau port et de la Zone Franche. Pour le Maroc, c’est le chantier du siècle, l’un des douze travaux d’Hercule. C’est l’Europe en territoire marocain, en terre africaine. Un miroir aux alouettes dont l’objectif déclaré est de créer 250 000 emplois d’ici à 2015 et de faire de la région la base arrière industrielle de l’Europe.

Au départ… A l’hiver 2001, je tournais mon premier documentaire. Je filmais « les brûleurs », les immigrés clandestins qui tentent de traverser la Méditerranée. Je les suivais sur le port, la nuit. à l’aube, au moment où ils rentraient dormir, on découvrait ces armées d’ouvrières, ces colonnes compactes de femmes qui engorgent la ville dans un va et vient quotidien. Ce sont les hordes du «Maroc de l’Intérieur», celles qui ont posé leur baluchon dans les collines des faubourgs, dont l’énergie, le mouvement, l’apparence offraient un contraste saisissant avec l’onirisme de l’attente des brûleurs. Dès l’aube, elles se mettent en marche et traversent à pieds ce genre de paysage commun à toutes les périphéries des villes marocaines : des immeubles aux murs de béton nu, aux rideaux de fer baissés, aux baraques inachevées qui gangrènent le flanc pelé des collines. Paysage de trous – boueux l’hiver et poussiéreux l’été -, où le vent ne tombe jamais, d’où on ne voit jamais la mer. D’où on oublie que le port donne sur une mer et un océan à la fois et qu’on est bien à Tanger. Ce motif extrêmement physique était très emblématique de la transformation de la ville. J’ai commencé à discuter avec ces filles. Leur obsession, c’est le travail stable sous contrat, l’usine. Le statut à conserver coûte que coûte. L’angoisse : se mettre à l’étal pour louer sa force de travail à la journée, être parmi les autres à attendre qu’un employeur vous désigne pour une tâche. Elles parlent de la Zone Franche comme de l’Europe, reprenant à leur compte un peu du discours officiel. En cela aussi elles s’opposent aux hommes, elles ne veulent pas brûler. Elles n’y croient pas. Pour elles, la Zone Franche c’est propre, moderne, « tout en verre ». Une vraie technopole, qu’elles décrivent de manière très visuelle. Quand je suis rentrée pour la première fois j’ai eu le même regard qu’elles.

Des crevettes et des textiles. Les ouvrières sont réparties en deux castes : les textiles et les crevettes. Les textiles sont plus faciles à aborder. Crevette à leurs yeux, c’est pire que le purgatoire. Ce n’est pas une question d’argent. Une crevette peut gagner plus qu’une textile. C’est une affaire de statut. Les filles crevettes sont payées à la tâche. Elles font toujours partie du temps archaïque, du temps de la non-maîtrise. L’accession à la maîtrise de soi, à la maîtrise de son temps, c’est d’être payé à l’heure. Mais la grande affaire c’est l’odeur. La description qu’elles font de l’odeur des filles crevettes est incroyable. « Quand elles passent sur le port, leur odeur recouvre celle des camions ! ». Ce qui est absolument faux. Mais c’est vrai que l’odeur est insupportable et terriblement persistante. Elles disent que quand tu arrêtes tu mets six mois à te débarrasser de l’odeur. Elles n’ont pas de douche chez elles. Elles vivent dans de tout petits endroits, où il n’y a souvent pas de fenêtre. C’est souvent très joli, très soigné. Et totalement baigné dans cette odeur. La fille crevette est punk. On finit crevette quand on s’est fait jeter de partout. Mais l’usine de crevettes, c’est aussi la première porte qui s’ouvre quand on arrive à Tanger. « Il ne faut jamais rester plus de trois mois sinon t’es foutue. à partir du moment où tu t’en sors, que tu apprends vraiment à éplucher, que tu commences à faire beaucoup de kilos, t’es foutue » disent-elles. On peut appliquer ça à tout en fait : quand tu fais 100 dirhams par jour, autant dire une fortune, t’es foutue. C’est de la subversion totale. Le revenu, c’est ce qui va te tuer.

Des filles jeunes… Ces filles pour moi sont un emblème de la transformation du Maroc, mais aussi d’une transformation plus vaste, qui a lieu partout. Ce sont des filles jeunes, qui arrivent, qui changent la ville. Elles sont dans un rapport à l’espace, un rapport à elles-mêmes, un rapport au temps, complètement différent. La manière qu’elles ont d’affirmer leur identité individuelle est totalement nouvelle, pas du tout idéologique. Ce flot d’humains qui vient buter sur cette ville à Tanger c’est un peu la Californie dans les années 1930 ou 1940, avec en toile de fond la récession qui frappe toute l’Afrique.

Et insoumises. Elles arrivent sans leur famille avec un élan et une vitalité incroyables. Elles sont dans un bricolage très intuitif et très intelligent de leur survie, dans une liberté de fait, pas du tout revendiquée. Aux yeux des autres, leurs actes peuvent apparaître contradictoires mais pour elles tout se tient : la survie doit se faire dans la jouissance. Elles s’emparent d’espaces très neufs. Elles ne s’interdisent pas de lieux en cédant à des à priori. Certaines sont serveuses, une profession qui était encore il y a peu de temps exclusivement masculine. Leurs relations avec les hommes d’ailleurs, elles n’appellent pas cela prostitution. Pour elles, c’est le t’debar: la débrouille. On les dit : «t’debarrins.» Cet être étonnant créé par soixante-dix ans d’histoire marocaine qui bricole sa survie au jour le jour en funambule, pour continuer à être cet Homo tdebaratus incassable et combatif, présent au monde. « On est là ! » disent- ils. Le quatuor du film, Badia, Asma, Nawal, Imane sont des « t’debarrates ». Des petites bricoleuses de l’urgence moins hors-la-loi que simples ouvrières mais pas plus. « Travailler » voulant dire : course à la survie au jour le jour, la transformation des matières, des occasions, des opportunités en monnaie d’échange, payer de sa personne, de son temps et se rembourser sur les autres. Elles passent d’un lieu à un autre, changent de vêtements, ne renoncent à rien. Ces filles-là battent en brèche toutes ces représentations orientalistes de la femme arabe qui sont tellement prégnantes : la femme orientale, au mieux dégoulinante de sensualité parce qu’il faut qu’elle fasse la danse du ventre, au pire soumise.

La langue. Elles parlent un marocain très singulier, la langue de rue du Maroc d’aujourd’hui. C’est un marocain hachuré : la grammaire est marocaine, mais elle est concassée, nourrie de termes de toutes les langues qui composent le pays, et de langues inventées, de berbère, de français, d’anglais, d’espagnol… C’est une langue en perpétuelle réinvention, qui repose sur une poésie et une capacité de métaphoriser le monde. Plus qu’un langage, c’est un mode de vie, une attitude à laquelle on reconnaît les « urbains », les affranchis. Un peu comme le verlan en France, qui peut être très crypté quand il est parlé au coeur des cités et moins lorsqu’il migre dans les autres quartiers. Ceux-ci déploient donc un véritable art de la « Tchatche »… J’ai travaillé avec Soufia en lui faisant écouter du rap, la scansion coranique, la rythmique des conteurs traditionnels, des cadences d’oralité marocaine très anciennes… Pour faire résonner la langue du film un flux de slam, musical, dans une sorte d’hybridations et de mélanges de références.

Un fait divers. J’ai écrit le film à partir d’un fait divers. En 2005, je m’amusais à lire la presse à scandale marocaine. On parlait d’un nouveau trend : la féminisation de la criminalité. Une bande de quatre filles, un peu ouvrières, mais ce n’était pas tout à fait clair, repéraient des mecs dans les cafés et les dévalisaient. Il y avait eu un meurtre. A partir de cette matière, j’ai écrit un projet, et puis j’ai proposé à Hafed Benotman, un écrivain de roman noir… qui a aussi à son actif d’avoir braqué quelques banques, d’écrire avec moi. Le film noir n’était pas un choix de ma part mais une évidence.

Une ville de polar. J’ai toujours pensé que Tanger était une ville de polar. C’est indissociable dans le rapport à la ville. Cela tient à la tradition littéraire, à l’unité visuelle, au rapport à la violence… C’est une ville avec un imaginaire de la mafia, avec des héros magnifiés, une ville où il y a un rapport au temps très particulier qui fait que l’on est dans une tension permanente. Une ville interlope, faite de zones grisâtres… Il y a quelque chose d’excessif, de profondément romantique dans cette ville. Et puis il y avait cette idée qu’il était très difficile d’entrer dans la Zone Franche, que c’était comme un check-point, une citadelle barricadée. J’y voyais un motif de polar très fort. Le polar m’amuse. Il permet de vider un peu les choses de leur substance dramatique, d’être dans le ludique.

Casting. J’ai vu 320 filles à Tanger. On a fait distribuer des flyers sur les plages, dans les cafés, les stands commerciaux, on a passé des annonces à la radio, créé une page Facebook, fait circuler des choses sur le web… Tout le Maroc a défilé, toutes les classes sociales. Les filles venaient avec les parents, ce qui aurait été totalement inconcevable il y a vingt ans. L’interdit est tombé : la Star Academy est passée par là. Aucune des actrices n’a été choisie juste pour elle. C’est le quatuor qui comptait. Celles que l’on a gardées avaient en commun une manière assez intuitive de travailler, sans être dans la caricature de leur propre image.

Préparation. On a fait des essais, une très longue préparation à Tanger. Je leur ai montré des films, pour qu’elles comprennent ce que j’aime. Wanda de Barbara Loden, en premier lieu, pour sa liberté cinématographique, sa mise en scène, pour ce personnage subversif à souhait. C’est virtuose mais il y a ce côté spartiate et très inventif que j’aime énormément, qui passe par l’inscription dans un espace et dans un moment. Je sais que les gens ne me suivent pas sur cette idée, mais moi Wanda je la trouve très drôle. Le jeu devait être précis, comme un métronome, pour entrer dans le rythme effréné du film, où tout est chorégraphié. Pour coller aux va-et-vient incessant qui est l’essence même du film, on a beaucoup travaillé la retenue, le placement de voix, la scansion, les déplacements, la tension physique… On leur a appris à être actrices dans la ville, à compter leurs pas sans que personne ne le remarque. à prendre la lumière, placer parfaitement leur texte en fonction des ambiances, du bruit…

Filmer dans la ville, avec la fille. Depuis que Matt Damon est venu à Tanger pour La Mémoire dans la peau, on ne peut plus tourner librement dans la ville. On n’avait pas les moyens financiers et, de toute façon, ce qui m’amusait c’était de balancer mes actrices dans le marché. Au début, les gens du souk se sont énervés. Je leur ai dit que j’étais tangéroise, et qu’ils n’allaient pas tout de même pas empêcher une fille de chez eux de tourner dans les rues de Tanger. Ils ont rigolé, et l’idée qu’une tangéroise les filme dans cet endroit leur a plu. J’ai donné cinq minutes au vendeur de téléphone pour apprendre son texte, et on a fait la scène avec lui. Les films new-yorkais du début des années 1970 sont faits comme ça, le néo-réalisme aussi. J’avais cette même idée d’essayer de pomper l’énergie de la ville en y balançant mes actrices.

Avant les révolutions. Les révolutions arabes ne se sont pas faites en un printemps. Cette génération-là, c’est ma génération. Il y a une communauté de comportements, un refus de l’aliénation de l’individu telle qu’on la subit depuis quarante ans. L’écume la plus visible, et certainement la moins glamour, c’est l’immigration clandestine. Ce n’est rien d’autre que l’affirmation de l’individu qui dit : « maintenant ce n’est plus possible parce que je n’accepte pas ces conditions-là; je ne peux pas me réaliser dans cet espace-là ». En Tunisie, en Egypte, les entrepreneurs, les avocats, n’étaient pas les plus visibles, mais ont joué un rôle fondamental. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, je pense que c’est le même mouvement. Ce sont des gens qui ont juste envie de faire du business et qui disent qu’ils ne peuvent plus continuer à travailler dans ces systèmes véreux. De la même manière, notre génération ne peut plus accepter cette projection tellement manichéenne d’un Orient qui serait enfermé dans la dictature comme si un élan naturel les conduisait vers le despotisme. « Kefaya ! », « Ca suffit ! », c’est la phrase qu’on entend le plus dans le monde arabe.