Film soutenu

Zorn I, II, III

Mathieu Amalric

Distribution : Les Films de L'Atalante

Date de sortie : 01/11/2023

France – documentaire - 54min, 59min, 1h17

Mathieu Amalric filme seul, depuis 12 ans, l’insensé saxophoniste et compositeur new-yorkais John Zorn. Films-toupies, que Zorn aime programmer, comme un set musical, lors de ses concerts, c’est la première fois qu’ils font l’objet d’une sortie au cinéma.Depuis 2010, Mathieu Amalric filme seul, avec sa caméra et ses micros, le musicien newyorkais John Zorn.
Saxophoniste, compositeur, improvisateur, explorateur indéfinissable, du jazz au quatuor à cordes, du noise au klezmer, de l’easy listening à l’orgue d’église, cartoon, oud électrique, soprano d’opéra ou choeur de femmes, Zorn nous embarque dans un voyage musical sans fin… (un Zorn IV est en route). Trois films, aux prismes différents, avec leurs constellations de musiciens, d’amitiés, de travail et d’énergies sonores. C’est la première fois qu’ils sont projetés ensemble, au cinéma, en dehors des concerts de Zorn.

ZORN I (2010-2016)
Projeté la première fois à la Philharmonie de Paris, le vendredi 31 mars 2017 lors des « Bagatelles Marathon ».

ZORN II (2016-2018)
Projeté la première fois à Fundacão Gulbenkian de Lisbonne, le dimanche 29 juillet 2018 lors de la « John Zorn Special Edition » du festival Jazz Em Agosto.

ZORN III (2018-2022)
Projeté la première fois à la Elbphilharmonie de Hambourg, le samedi 19 mars 2022 lors du « Reflektor John Zorn »

Caméra et prise de son Mathieu Amalric • Montage Caroline Detournay  • Montage son Sylvain Malbrant  • Mixage Zorn IStéphane Thiébaut  • Mixage Zorn II Victor Praud •  Mixage Zorn III Olivier Goinard • Étalonnage Paulina Pisarek  • Post-production Magnolias Films  • ProductionFilm(s)

Mathieu Amalric

Fils de Jacques Amalric, éditorialiste à Libération, et de Nicole Zand, critique littéraire au Monde, Mathieu Amalric se voit proposer en 1984 par Otar Iosseliani, un ami de la famille, de jouer la comédie dans Les Favoris de la lune. Après ce premier contact avec le cinéma (et une année d’hypokhâgne), le jeune homme, qui ne se destine pas au métier d’acteur, enchaîne les tournages en tant qu’accessoiriste, régisseur ou cantinier. Stagiaire assistant réalisateur sur Au revoir les enfants, il travaille aussi auprès de Joao Cesar Monteiro et Romain Goupil.

En 1996, Mathieu Amalric accède à la notoriété en tant que comédien : remarqué dans Le Journal du séducteur, il incarne Paul Dedalus, le séducteur maladroit et indécis de Comment je me suis disputé… d’Arnaud Desplechin, prestation pour laquelle il décroche le César du Meilleur espoir en 1997. Nouveau chouchou du cinéma d’auteur, il tourne avec Techiné (Alice et Martin), Assayas (Fin août, début septembre) ou Jean-Claude Biette et devient le compagnon de route – et de randonnée – des frères Larrieu (Un homme, un vrai en 2003).

Parallèlement à ses activités d’acteur, Mathieu Amalric s’illustre dans la réalisation, d’abord en 1997 avec Mange ta soupe, long-métrage aux accents autobiographiques qui lui vaut les éloges de Godard. Suivent Le Stade de Wimbledon (2001), promenade poétique et mystérieuse avec Jeanne Balibar (qui fut sa compagne), La Chose publique, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2003. Mais c’est en 2010 qu’arrive la consécration avec le très burlesque Tournée, présenté à Cannes en compétition officielle et récompensé par le Prix de la mise en scène, faisant la joie d’Amalric et de sa troupe vedette de stripteaseuses.

Parallèlement à ces nombreuses prestations devant la caméra, Mathieu Amalric réalise La Chambre bleue (2014), adapté du roman de Georges Simenon, ainsi que Barbara (2017), une évocation poétique de la vie de la célèbre chanteuse avec Jeanne Balibar dans le rôle-titre. Tous les deux sont présentés au Festival de Cannes.

1984 Marre de café
Juliette Andréa

1990 Sans rires
Pierre Vial, François Berléand, Julien Verdier, René Bouloc, Josiane Lévêque

1993 Les yeux au plafond
Mathieu Amalric, Marcelo Novais Teles, Maïté Maillé, Nathalie Boutefeu, Pascale Pouzadoux, Alain Guiraudie

1997 Mange ta soupe
Adriana Asti, Jean-Yves Dubois, Jeanne Balibar, László Szabó

2001 Le Stade de Wimbledon
Jeanne Balibar

2003 La Chose publique
Jean-Quentin Châtelain, Anne Alvaro, Bernard Menez, Michèle Laroque

2010 Joann Sfar (dessins)

2010 Tournée
La troupe New Burlesque (Mimi Le Meaux, Miss Dirty Martini, Julie Atlas Muz, Kitten on the Keys, Evie Lovelle, Roky Roulette), Mathieu Amalric

2010 L’Illusion comique
Alain Lenglet, Hervé Pierre, Loïc Corbery, Denis Podalydès, Suliane Brahim

2012 Next to last (Automne 63)
Frederick Wiseman, Deya Kent

2014 La Chambre bleue
Léa Drucker, Mathieu Amalric, Stéphanie Cléau, Laurent Pointrenaux, Serge Bozon

2015 C’est presque au bout du monde
Barbara Hannigan

2016 Zorn I (2010-2016)

2017 Barbara
Jeanne Balibar, Mathieu Amalric

2018 Zorn II (2016-2018)

2021 Serre moi fort
Vicky Krieps, Arieh Worthalter, Anne-Sophie Bowen-Chatet

2021 Maîtres anciens
Nicolas Bouchaud, Patrice Blais-Barré, Judith Henry

2022 Zorn III (2018-2022)


Zorn John

John Zorn est né le 2 septembre 1953 dans l’East Village à New-York et a été en contact avec l’environnement créatif de cette ville la majeure partie de sa vie. Il a appris la synthèse alchimique avec Harry Smith, l’ontologie structurelle avec Richard Foreman, comment créer à partir de rien avec Jack Smith, l’expression cathartique avec Sluggs et l’intuition hermétique avec Joseph Cornell.
Incroyablement prolifique, il a composé de nombreuses œuvres dans des genres très variés – comme la musique classique, le rock, la musique de films, le punk hardcore, le jazz, l’easy listening, les musiques du monde et l’improvisation – les
synthétisant en une musique qui a toujours échappé à toute classification.
Sa musique est directement liée à la tradition avant-gardiste qu’il considère comme un genre à part entière. Ses compositions sont jouées dans le monde entier et il a reçu de nombreuses commandes de groupes tels que le New York Philharmonic, le Kronos Quartet, le Brooklyn Philharmonic, le Bayreuth State Opera, le WDR Orchestra Köln, l’Eos Orchestra et bien d’autres.


INVITATION DU PROGRAMMATEUR

Zorn c’est un film en trois volets qui résulte de la rencontre entre Mathieu Amalric, qui passe derrière la caméra, et le virtuose John Zorn génie musical, saxophoniste, clarinettiste et compositeur américain inclassable tant sa musique est libre et généreuse. Nous retrouvons l’univers de Zorn filmé par un mélomane fasciné par le travail des chanteurs et musiciens en général. On sent qu’il y a de l’amour entre le réalisateur et le compositeur. Le film emporte les passionnés de « Free Jazz » et de musiques expérimentales pour oreilles averties.
En attendant le quatrième volet issu de cette collaboration, nous pourrons nous complaire dans ce monde fait de notes de musiques tendues, parfois dérangeantes mais toujours pleines de génie. Une expérience mélange de liberté, d’animalité et de musique pure.

Fabrice Caparros, Cinémaude


Zorn ?

Ça fait déjà plus de douze ans qu’on a commencé. On s’est connu en 2008. John avait eu besoin d’un récitant français pour Jazz à la Villette, à Paris pour son Cantique des Cantiques. Deux ans plus tard, il me dit qu’une chaine de télévision voulait faire un portrait de lui et me propose d’essayer. À peine une semaine plus tard, je le filmais pour la première fois lors d’un marathon musical à Milan. Il a fallu écrire des dossiers de financement, des notes d’intentions… ouh la la c’était comme enfermer un animal sauvage dans un zoo.

On a oublié la commande mais l’habitude de filmer est restée. Comme ça, sans raison, seul avec ma caméra et mes micros, lorsque nos chemins se croisaient. C’est devenu une respiration, une énergie, une vive rigueur qui, sans m’en rendre compte, ont teinté mes autres vies de cinéma (et pas seulement !). Et à l’automne 2016, six ans plus tard, John m’écrit : Et si tu montrais quelque chose ? Pendant les concerts, un écran descend entre deux sets de musiciens et y’a un film, « something free, for the public ! That could be fun ! ».

Ah mais oui, pourquoi pas… alors avec Caroline Detournay, monteuse de cinéma, oreille absolue de sensibilité et de rythme, on a d’abord recherché ces images, recopiées sur des disques durs éparpillés sur 6 ans (certains jamais retrouvés…) et on a monté quelque chose pour les concerts de la Philharmonie de Paris en mars 2017.

Un premier film, Zorn I (2010-2016). Qui s’est révélé être proche d’une partition musicale explosive. On avait senti en montant qu’on n’avait pas envie de finir. Alors on avait juste mis … to be continued…

Et j’ai continué, (toujours seul pour l’image et le son) à filmer Zorn et sa constellation de musiciens. Louvre, Willesau, New York, Sarajevo… D’où une suite : Zorn II (2016-2018) montré à Jazz Em Agosto à Lisbonne. Plus intime. Avec des mots de John écrits sur l’écran, tels des “keys“ (accords) ouvrant sur sa musique.

Et qui, pareillement, ne s’est pas bouclée… puisqu’un troisième “mouvement“ est arrivé, programmé à l’Elbphilharmonie de Hambourg en mars 2022: Zorn III (2018-2022), différent (avec Caroline, c’est notre mantra), plus proche du détail. Raconter Zorn à travers une seule pièce de musique seulement, Jumalattaret, nouvelle composition inspirée des déesses païennes finlandaises. Approcher Zorn à travers Barbara Hannigan (soprano) et Stephen Gosling (pianiste), qui découvrent la partition. Les voir dompter la bête, dépasser leurs limites, découvrir une autre forme de perfection… Inutile de vous dire que depuis, un Zorn IV se dessine. L’infini, l’univers de Zorn en expansion.

Mathieu Amalric


ENTRETIEN AVEC MATHIEU AMALRIC ET THIERRY JOUSSE

Cet ensemble de films John Zorn est assez impressionnant. Et pourtant, ils ne semblent pas prémédités, à l’origine… Comment avez-vous rencontré John Zorn ?
Par sa musique d’abord, à travers des disques qu’Olivier Mauvezin, un ingénieur du son me faisait écouter lors du tournage d’Un homme, un vrai des frères Larrieu. On est en 2001, j’ai découvert tard ! The Gift, ou un live à Jérusalem de Masada, les reprises de Morricone (The Big Gundown), Kristallnacht…
Initiation radicale pour se faire enzorner.
Et puis, y’a eu 2008 donc, Jazz à la Villette à Paris. John Zorn voulant faire son Song of Songs (Cantique des cantiques) avec des récitants français, Vincent Anglade, le programmateur lui a suggéré Clotilde Hesme et moi. Répétition l’après-midi même, repas
avec toute la troupe, concert le soir et ciao !… John ne reste jamais longtemps dans une ville après. J’avais juste eu le temps de lui souffler que j’allais à New York une semaine plus tard (le dernier voyage d’Alain Resnais dans cette ville qu’il aimait tant, il y montrait Les herbes folles). John me dit : « Call me ! »
J’ose et coup de bol phénoménal, c’était Yom Kippour, peut-être le seul jour dans l’année où il ne travaille pas. Il me promène dans la ville, on bavasse sur un banc de Tompkins Square, petit tour à l’Anthology Film Archives (John a hésité, jeune, entre cinéma et musique), resto thaï, visite impromptue chez Laurie Anderson, Lou Reed est là, John et lui parlent chaussures !…, il me loge chez lui une nuit. Ça a vraiment commencé comme ça. Le début d’une amitié, sans caméra bien sûr.

Et deux ans plus tard, en 2010, John Zorn vous propose de le filmer, lui qui n’aime pas particulièrement ça.
Oui. Il ne sent pas un réalisateur qu’une chaîne de télévision lui a suggéré pour un portrait, alors il m’appelle. « Come ! I’m in Milano. Next week ! » J’en parle aux Films du Poisson, j’embarque Mauvezin au son, je prends mon Canon 5D, mes deux objectifs fixes (c’est bien les fixes, ça vous oblige à sentir quand vous pouvez vous approcher, vous respirez avec ce que vous filmez) et le 8 novembre 2010, au Teatro Manzoni, c’est parti pour un Masada Marathon. La balance l’après-midi puis 5 heures de concert, 12 formations, on ne sait plus où donner de la tête, l’énergie, l’admiration, la chance d’être là !

Mais vous ne commencez pas le montage ?
Et non, il aurait fallu écrire un dossier pour les financements et j’y suis jamais arrivé. Mais cette amitié, impossible à définir, grandissait, avec une caméra maintenant. Et mes micros aussi, car j’ai continué tout seul, sans Olivier. Pendant 5 ans, j’ai filmé au gré des voyages, des croisements… lorsque j’allais dans un pays, je demandais à John quel “bad ass“ rencontrer (Zorn a produit tant de musiciens dans le monde avec Tzadik, sa maison d’édition). Je m’améliorais, je louais des objectifs Voigtländer qui ouvrent à 0,9, les caméras évoluaient, (Blackmagic Pocket, Lumix GH5S), un PCM, un H5 en plus pour le son, c’était devenu une drogue.
Je me gorgeais de l’énergie de la musique en train de se faire, de leur joie dans le travail, de leur rigueur solaire. Attention, je ne filmais que le travail de la musique, jamais chez lui, pas d’interview, de confessions ou je ne sais quoi. Pas qu’il me l’interdisait, simplement qu’une amitié est faite aussi de ce que l’on ne filme pas. Il n’y avait ni producteur, ni commande, ni projet. Un geste gratuit, qui, c’est certain, me lavait de l’efficacité obligatoire, de la peur propres aux vies de cinéma.

Et pourtant, des films vont naître. C’est étonnant, c’est comme si c’était John Zorn lui-même qui avait prolongé votre geste, lorsqu’il vous propose, en 2016, de peut-être montrer quelque chose lors de ses concerts un an plus tard à Paris.
Oui c’est venu de lui à chaque fois, pour les trois films.
« What about a film ? Between two sets of music !
Think of that. »
« What about a second one !!? »
« Mon frère, in Hamburg march 2022, there could be a third ! »

Il prolonge en arrêtant le flux, en déclenchant le montage et ça devient des films. Allez savoir, peut-être que j’aurais juste continué à filmer toutes ces
années, sans qu’aucun film n’existe. Seulement des rushes sur des disques durs, effacés au fil du temps. Donc début 2016, j’appelle Caroline Detournay, une
monteuse de cinéma faramineuse. On a une date butoir : mars 2017 ; on a un cadre : le Week-end Zorn by Zorn de la Philharmonie de Paris ; on a un public exigeant : des “zorniens“ qui savent tout de lui ! Et on monte, une, deux semaines de temps en temps, ce qui ne devait être qu’un seul film. Comme je continuais à filmer, je ramenais régulièrement ma pêche à Caroline, ravie d’avoir de nouvelles images.

Combien y avait-il d’heures de rushes ?
Sûrement beaucoup puisque les tournages s’étalaient sur 6 ans. Mais pour Caro, jamais assez !!! Et tant de gâchis, de flous, de changements de diaph absurdes, de moments où ma caméra s’en allait ailleurs pile au mauvais moment. Qu’est-ce qu’on a pu insulter le caméraman ! (rires) Sans parler d’images perdues, tournées en Israël, entre autres.

Des trois films, le Zorn I (2010-2016) est le plus éclaté, plusieurs pays, des salles de deux mille personnes, un trio à cordes dans un appartement, le Vanguard, le Stone, Tokyo, des coulisses, un studio… comme une palette très variée des activités musicales de John Zorn. Même si ce n’était pas voulu, le film est comme une présentation des univers multiples de Zorn.
C’est une plongée en admiration. Je n’en revenais pas, toutes ces couleurs, ces bancs de poissons qui jaillissaient autour de moi. Si j’y repense aujourd’hui, c’était comme vouloir les toucher, être immergé. Je rampais entre les câbles, me couchais sous la batterie, même en plein concert. Le summum, c’est lorsque soudain, à force de m’approcher, c’est John qui m’harponne, me fout devant un micro et je me retrouve à devoir improviser sur les poèmes zutiques pour son Rimbaud qu’il est en train d’enregistrer. Et c’est lui qui prend la caméra et me filme !

Mais aucune explication, commentaire, pédagogie ?
Pas besoin, puisque ce film allait être projeté devant un public d’amoureux, venant pour sa musique. John Medeski, Kenny Wollesen, Mike Patton, ils connaissent par cœur. Que John a grandi dans le Queens, qu’il a vécu 9 ans au Japon, ils le savent. Alors, avec Caroline, ça nous permettait de nous laisser porter essentiellement par la musique. On a posé un début : John au sax avec Masada, (un gri-gri qui revient dans les trois films) et ça se dépliait musicalement, sans souci de lieux, de chronologie, d’informations nécessaires. C’est la musique qui nous a amené vers l’esthétique zornienne du collage, du frottement, du file-card. Caro domptait souvent mes pulsions Godard de la coupe (rires). Je pense Godard, parce qu’une des pièces de John s’appelle Godard. D’ailleurs, les amours de cinéma de Zorn émaillent les films : Maya Deren, Le Fantôme de l’Opéra, Harry Smith, Kenneth Anger… Mais en explorant les rushes, autre chose nous a saisi : le nombre de plan d’écoute. Où enfin la caméra se calmait, comme aimantée, reprenant son souffle.

C’est vrai qu’il y a beaucoup de plans d’écoute dans les films. En particulier de John Zorn lui-même, de dos, de face, de profil mais pas seulement.
Oui, il est là, il écoute tout le temps, en bord de scène, souvent accroupi en tailleur. Son sourire,sa présence, sa communion, sa joie, son soin des autres ! Rien que d’en parler, je tremble. C’est immense.
Et donc, par la découverte des plans, la structure se dessinait sur notre grand tableau Velleda : vitesse/écoute ; double-croche/point d’orgue ; attaca/glissando.
L’écoute de tous ces musiciens nous a donné une ligne jusqu’au solo de Friedlander au violoncelle, cette fin qu’on appelait constellation. Tout le monde écoute tout le monde. Alors, arrivé là, pourquoi les quitter ? Franchement, pourquoi s’arrêter ?
J’essaie de me souvenir comment on en est venu à écrire : to be continued…
Je n’aurais pas osé seul, je pense que c’est John qui a dû me le souffler, lorsqu’on lui a envoyé, très tard, un montage pratiquement fini (jamais, oh grand jamais John n’a cherché à contrôler, a demandé à voir avant : « Free ! Free ! ») et que… oui, il m’a adopté. Désormais, « I was a cat in the band »

Le fait qu’on ne voit rien de la vie privée de John Zorn accentue le sentiment qu’il a donné sa vie à la musique, qu’il incarne la musique dans tous ses états.
Musiques qu’il peut nommer MAGICK, RITUAL, MYSTERY, CEREMONY… Bien sûr qu’il y a une croyance, une ascèse, des spiritualités. Toutes, pas que juive. Shintoïste, à la Artaud, cathare, occultiste avec Crowley, Égyptienne même, ouvertes à tous les vents. Le type s’est inventé sa religion propre avec tout ça, j’en suis sûr. Par exemple : « Everyone in the band is a soloist all the time » C’est une phrase de musicien ou c’est une phrase mystique ? Ha ! mais je m’en veux, on n’a pas commencé par le plus important : son rire, son humour, l’amusement, l’instant ! Avant tout, le plaisir, le trivial, le païen venu du ciel, l’absence d’esprit de sérieux. Jumalattaret, la pièce du III, c’est Déesses en finlandais, mais elles sont païennes, déesses de l’air, de la forêt, des profondeurs…
Il a aussi, depuis tout jeune, réfléchi économiquement, viscéralement, (l’argent est une viscère !) à comment ne pas perdre de temps avec les choses inutiles et à ne jamais être là où il n’a pas envie d’être. Il a su créer sa propre maison de disques (Tzadik signifie “homme juste“ en hébreu), un lieu (The Stone, devenu The New Stone). Il a su inventer un outil qui, sans promotion, remplit les salles. Il protège ses musiciens, il s’occupe de l’intendance, des salaires. Il ne peut pas écrire de musique si ce n’est pas pour tel interprète.

C’est ce qu’on perçoit dans le Zorn II (2016- 2018), avec ces phrases de Zorn, inscrites sur l’écran, qui viennent ponctuer le film et lui donnent son armature.
La réaction aux nouveaux rushes lorsqu’on se retrouve avec Caro fin 2017 a été : Plus de solitude, d’orgue, de batteurs, une caméra qui arrête de chasser mais semble chercher à comprendre. On passait un peu du “j’admire“ au “pourquoi j’admire ?“ Alors je lis, j’étudie, tombe sur des écrits sur son enfance, sa formation, une vie faite de choix, arrachée aux définitions, aux classifications. Un homme des possibles, le véritable “utopiste de l’essayisme“, dirait Musil ! (rires) John m’envoie un recueil de phrases (331 aujourd’hui), qu’il appelle “Maxims“, des conseils adressés aux nouveaux arrivants dans le groupe. Et on a commencé à écrire des choses sur l’écran, des préceptes libres, d’une saine colère, d’une percussion saisissante comme des slogans.
Les images se sont mises à résonner avec des thèmes, un peu comme les hiéroglyphes qu’il associait enfant à des sons :
« It will never happen again » => la composition et l’improvisation..
« Maybe you can’t go deeper, but you can go broader » => Qu’est-ce qu’un musicien aujourd’hui.
« It’s not about sounds, it’s about people » => Être défini comme outsider tout en croyant à la communauté.

À propos de la trilogie, j’ai eu le sentiment que le premier était comme un plan large, le deuxième un plan moyen et le troisième un gros plan. Comme si vous vous rapprochiez de plus en plus. Jusqu’à, dans le Zorn III (2018-2022) se concentrer pratiquement que sur une seule pièce de musique ?
À nouveau, on le découvre au dérushage. C’est très intime de montrer TOUT ce qu’on a filmé, on est tout nu, on se répète, on s’ennuie, on se déteste… mais des obsessions affleurent. Caro, presqu’en psychanalyste, se doit de les détecter.
Et là, ça crevait l’écran, ce que j’avais le mieux filmé, c’était la lutte de Barbara Hannigan, novice en Zornie, avec cette partition “what the fuck !!“ que John lui propose de chanter.
Comme je vis avec Barbara, j’avais été bluffé par les mails francs, magnifiques qu’elle échangeait avec John. Dans la seconde, les deux me transfèrent leur correspondance et, comme pour les “Maxims“, notre tableau Velleda se remplit de chevilles narratives. Cette fois-ci, par les mails, on avait carrément une story comme ils disent.

Vous ouvrez d’ailleurs le film avec cet improbable film kitch finlandais des années 60’, fleur bleu, western nordique qui nous promet en effet une histoire.
Proposer une pièce à un(e) musicien(ne), pour John, c’est une déclaration d’amitié, de partage, d’amour. S’il est rejeté, c’est terrible. Le suspens était là. Seront-ils, Barbara et lui, musicalement, faits l’un pour l’autre ? Il faut attendre 36 minutes de film avant qu’ils ne se trouvent dans la même pièce, c’est exprès. À travers Barbara, transcrire ce que tout musicien qui entre dans la musique de Zorn a (sur)vécu. Steve Gosling, le pianiste, aide Barbara avec tendresse car il est déjà passé par là ! John les emmène dans des sphères insoupçonnées d’eux-mêmes. La technique, non plus comme un mur à franchir, mais comme une perche flexible qui vous propulse vers votre propre inconnu.
« Another kind of perfection » dira Barbara… Quel voyage !
Souvent, on dit, tu ne peux pas jouer avec des enfants ou des animaux car ils te bouffent à l’écran. Je crois qu’on peut ajouter les musiciens.

J’imagine que ça vous a aidé d’avoir fait du piano, de savoir lire la musique ?
C’est paradoxalement le fait que Caro ne puisse, elle, pas la lire qui a amené une précision au film. Car tant que je ne lui avais pas bien expliqué ce qui se passait musicalement, elle ne pouvait pas monter. La dramaturgie était dans la partition même. On disait pas de pédagogie tout à l’heure et pourtant ici, l’interêt, le plaisir ne pouvaient passer que par l’explication. Sans dévoiler toute la musique car on savait que le public de Hambourg allait découvrir Jumalattaret une heure à peine après avoir vu le film.

Pendant tout ce processus, vous avez fait beaucoup d’autres choses depuis 2010…
D’où certainement mes échappées nécessaires en Zornie. Haa !… pendant Les Fantômes d’Ismaël, j’avais un problème au genou, je suis quand même allé en douce filmer Zorn un week-end, à Willisau, en Suisse. Je boitais mais il fallait que je filme, ça me shootais et je revenais lavé, centré, gourmand de vie. Parfois, c’étaient les vacances, pas grave, j’emmenais mon fils de 8 ans avec moi à Sarajevo. Lui les dessinait, moi je les filmais.

Aviez vous des références de documentaires musicaux, ou autres, pour ces trois films sur Zorn ?
A.S. Labarthe for ever !!… le Hasard comme école de vie, le portrait/auto-portrait, le dispositif juste.
Pendant le montage du Zorn III, Get Back (les 8h autour du dernier disque des Beatles) nous a donné la foi dans la durée. D’où les 35 minutes où l’on ne sort pas de la salle de répétition, par exemple. Ou Daniel Arasse ou Alain Bergala : se rapprocher d’un détail de tableau, étudier qu’un seul plan d’un film, pour ouvrir vers de délicieux vertiges.
Des héros de films aussi. Joe Gideon dans All that Jazz pour Zorn ; Rocky Balboa pour Hannigan (rires). C’est exactement la même histoire : va t-elle y arriver ? Comme Rocky !

Puisque ces trois films vont finalement sortir au cinéma, quelque chose va changer. Vous n’allez plus seulement vous adresser à un public de connaisseurs.
D’abord, beau signe du destin, pile le jour de la sortie du film, commencent à la Philharmonie de Paris Masada & Beyond, deux soirées de concerts pour fêter les 70 ans de John Zorn. Donc il est là, il veille et j’y serai. Le Zorn IV tracera sa route pendant que les gens seront au cinéma. Sinon, il y a eu quelques projections devant des publics qui n’avaient jamais entendu parler de Zorn (FID Marseille, Cinéma du Réel, Ciné 104 de Pantin, Cosmograph à Toulouse). Et… les visages après ! Quelque chose s’était passé, ça se sentait dans les corps, l’énergie des spectateurs. Ne pas connaître, croire qu’à priori, c’est pas sa tasse de thé ; évaporé tout ça ! Zorn semblait dépasser la musique, redonnant envie, chez chacun(e), de croire en ce qu’il ou elle fait. J’entendais des adolescents sur le trottoir, électrisés d’énergie, et je réalisais, après coup, à quel point ces années avec John Zorn m’avait modifié. Jamais, je n’aurais su faire Barbara, ni Serre moi fort si je n’avais pas filmé John.

C’est la première fois que vous tourniez un documentaire ?
J’ai toujours filmé. À 19 ans ma grand-mère, puis mes amoureuses, mes amis, récemment j’ai filmé ma mère. Pourquoi au lieu de vivre l’instant, je le filme ?… J’ai pourtant envie de m’asseoir à table avec les autres. Mais je sens qu’il faut que quelqu’un s’y colle, filme cette joie, ces rires à table. Je le fais pour plus tard, pour les autres, ils m’en remercieront.
« Or you eat the soup, or you film the soup », David Perlov a tout dit ! Et, visiblement, je suis attiré par les gens au travail. Joann Sfar dessinant, Barbara Hannigan chauffant sa voix, celle de Wiseman en Edward Hopper, peignant son avant-dernier tableau. Filmer ce qu’on ne sait pas faire, ce qu’on n’a pas eu la rigueur d’atteindre… j’en suis persuadé, je filme des musiciens parce que j’ai arrêté le piano.