Film soutenu

Rachel

Simone Bitton

Distribution : Les Films Du Paradoxe

Date de sortie : 21/10/2009

France/Belgique – 2008 – 1h40 – 35mm – 1,85 – Couleurs – Dolby SR

Le film enquête sur la mort de la pacifiste américaine Rachel Corrie, 22 ans, écrasée par un bulldozer israélien en mars 2003 alors qu’elle tentait d’empêcher la destruction de maisons palestiniennes.
A travers le destin tragique de Rachel, qui tenait un journal de voyage sous forme d’e-mails qu’elle envoyait à sa famille et à ses amis aux Etats-Unis, le film médite sur les thèmes de l’idéalisme, de l’engagement, de l’utopie politique.
La Palestine est ici réalité et métaphore, un tombeau pour une enfant d’aujourd’hui.

Cinéma du Réel 2009 – Paris
Forum – Festival de Berlin 2009

Image : Jacques Bouquin
Son : Cosmas Antoniadis
Montage : Catherine Poitevin & Jean-Michel Perez
Coproduction :  Ciné-Sud Promotion, Arte France Cinéma Novak Prod., RTBF

Simone Bitton

Simone Bitton est née au Maroc en 1955.Elle a vécu à Rabat, à Jérusalemet à Paris.
RACHEL est son second long métrage produit pour le cinéma. Elle a également réalisé de nombreux films et séries documentaires pour la télévision,
qui constituent un ensemble deréférences essentielles pour une
meilleure appréhensionde l’actualité, de l’histoire et des cultures d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

FILMOGRAPHIE

2004 – MUR
Voyage cinématographique le long du chantier de la barrière deséparation en Israël / Palestine. Production : Ciné-Sud Promotion/Arna Productions
Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 2004, Grand Prix du FID Marseille,
Prix spécial du Jury au Festival de Sundance, Grand Prix de la Mostra de Pesaro, Prix du meilleur documentaire au Festival de Jérusalem, Prix ONF du Meilleur Documentaire au Festival du Nouveau Cinema de Montréal Télévision

2001 – BEN BARKA, L’ÉQUATION MAROCAINE
Portrait de Mehdi Ben Barka, leader de l’opposition marocaine et figure marquante du mouvement tiers-mondiste, assassiné à Paris en 1965. Production : Article Z / Arte / RTBF

1998 – L’ATTENTAT
Après un attentat suicide à Jérusalem, le deuil partagé des parents de victimes israéliennes et des parents de kamikazes palestiniens.
Production : Arna Productions / Cinétévé / France 2 / RTBF / NogaCommunication

1997 – MAHMOUD DARWICH : ET LA TERRE, COMME LA LANGUE

Portrait du poète palestinien Mahmoud Darwich.
Production : Point du Jour / France 3

1992-1993 – PALESTINE, HISTOIRE D’UNE TERRE

L’histoire de la Palestine en archives.
Production : Point du Jour / FR 3 / INA

1990 – LES GRANDES VOIX DE LA CHANSON ARABE

Portraits d’Oum Kalsoum, Mohamed Abdelwahab et Farid el-Atrache.
Production : Arcadia films / La Sept / INA

Note d’intention

On demande souvent aux cinéastes de raconter pourquoi ils font leurs films. A la sortie d’une projection, il arrive souvent qu’on me demande : pourquoi avez-vous choisi ce sujet ? Comme si l’on pouvait répondre, en quelques phrases, à une question si complexe et si intime…..
Je vais quand même essayer de le faire, en précisant que c’est souvent après avoir fait un film que je commence à comprendre pourquoi je l’ai fait. Certaines motivations sont plus conscientes que d’autres. Faire un film, cela change quelque chose en vous : il est très difficile, après trois ans de travail, de se remettre dans la peau de celle qu’on était quand le film n’était qu’un projet.

Je crois que j’ai initié RACHEL pour payer une dette contractée en faisant mon film précédent. Je m’explique : j’ai appris la mort de Rachel Corrie alors que je préparais le tournage de MUR, qui devait inclure des images tournées à Gaza. C’était très inquiétant, mais je n’ai pas tout de suite changé mon plan de travail. Quelques semaines plus tard, un autre jeune pacifiste étranger, Tom Hurndall, a reçu une balle mortelle tirée d’un mirador israélien à quelques centaines de mètres du lieu de la mort de Rachel. Puis le journaliste britannique James Miller a été tué par un char israélien dans la même ville, alors qu’il portait un drapeau blanc et un gilet marqué “Presse”, et que son caméraman filmait la scène. J’ai alors pris une décision dont je n’étais pas fière : j’ai annulé le tournage à Gaza, et j’ai utilisé la technique de la vidéo-conférence pour aller à Gaza sans y aller. Cette séquence de MUR – où je parle avec le psychiatre Eyad Al-Sarraj – est une belle séquence ; mais elle m’a laissé un goût d’échec, un sentiment de honte. Un film n’est certes pas un document d’actualité, mais je crois que les documentaristes doivent tout faire pour aller là où l’on ne veut pas d’eux. Lorsqu’ils ne sont pas là, non seulement il devient plus facile de tuer et de détruire, mais c’est aussi le cinéma qui meurt, laissant toute la place au spectacle de la guerre.  J’ai donc voulu, après MUR, consacrer un film entier à Gaza, malgré toutes les difficultés. Il m’a semblé que l’histoire de Rachel Corrie me permettrait de le faire à ma manière. Cette histoire n’a pas de « Happy end », mais elle est de celles qui rendent le goût de l’engagement, du courage et de la solidarité.

A un tout autre niveau de motivation, il y avait le désir d’expérimenter un genre de travail dont je n’étais pas familière – l’enquête sur le terrain, l’investigation sur un événement encore récent sur lequel s’affrontent des thèses contradictoires. Je voulais faire cela très rigoureusement. Aller là où serait allé un juge d’instruction ou un journaliste d’investigation, mais le faire en cinéaste, c’est à dire en laissant une place à l’imaginaire du spectateur. J’ai vraiment pris l’enquête très au sérieux et j’ai trouvé un tas de choses.  Dans le film, le chef de la police militaire israélienne m’avoue qu’il n’a pas interrogé tous les témoins de la mort de Rachel, et que ses enquêteurs ne s’étaient même pas rendus sur les lieux du drame ! En somme, mon enquête a donc trouvé, entre autres informations importantes, que la police militaire n’avait pas enquêté du tout !  Et  ce que cet officier  n’a pas fait avec ses gros moyens – moi  je l’ai fait avec ma petite équipe tout au long du film. J’avais vraiment envie d’enquêter, c’est un défi que je m’étais donné. Tout en sachant qu’au cinéma, le résultat d’une enquête compte moins que l’enquête elle-même : il s’agit de filmer des lieux, des paysages, des visages, des gestes. Les silences, les répétitions, les contradictions, en disent souvent plus que les discours bien construits. 

Donc, toutes ces importantes préoccupations à la fois morales et professionnelles faisaient partie de ma motivation. Mais pour être tout à fait honnête, je dirai que l’essentiel était sans doute ailleurs.
L’essentiel, c’est que Rachel Corrie est morte à 23 ans, que j’en ai 53 et que très banalement, je fais le deuil de ma jeunesse.  Rachel, c’est la jeune fille que j’ai été et la fille que j’aurais voulu avoir. Elle a fait ce qui me touche le plus au monde : elle s’est démarquée de sa tribu, a refusé que l’on opprime en son nom. En faisant le film, je me demandais souvent : Si elle n’était pas morte, aurait-elle perdu de son innocence en vieillissant ? Sa pureté se serait-elle mâtinée de “pragmatisme” et de “réalisme” ? En bref, aurait-elle mis de l’eau dans son vin ? Si elle n’était pas morte, aurait-elle tout de même disparu ? 
J’ai fait ce film en partant de là; de ce sentiment profond d’intimité, de parenté avec cette jeune fille venue d’ailleurs pour mourir sur la terre de malédiction dont je ne cesse, film après film, de consigner le malheur et la beauté .

Au Moyen-Orient comme ailleurs, la  guerre est friande de jeunes corps à peine sortis de l’enfance. Je voulais aller vers les amis de Rachel, filmer la beauté et la fragilité de ces corps vivants avant qu’il ne soit trop tard.   Pour que chaque image efface un peu de la douleur des images du corps de Rachel, du visage de Rachel, toute cette fraîcheur écrabouillée, anéantie avant d’avoir mûri.  
RACHEL était pour moi une manière de voler un peu de leur jeunesse aux personnages du film, mais aussi un geste d’amour, une prière pour qu’ils soient épargnés.

Simone Bitton


Entretien avec Simone Bitton

Comment raconteriez-vous votre film ?
C’est une enquête cinématographique sur la mort d’une jeune fille, écrasée par un engin militaire dans un pays malade. Cette jeune fille était américaine, l’engin était un bulldozer israélien, et le pays, c’est la Palestine et Israël. Un lieu dont je ne cesse, film après film, de documenter le malheur et parfois la beauté. Rachel a été tuée en 2003 à Rafah, au sud de la Bande de Gaza. À l’époque, l’armée israélienne détruisait des centaines d’immeubles et de maisons pour créer un no man’s land et construire un mur à la frontière égyptienne. Rachel faisait partie d’un groupe de pacifistes internationaux qui s’interposaient entre les bulldozers et les habitations. L’un de ces bulldozers n’a pas stoppé, tout simplement, et l’armée israélienne a décliné toute responsabilité. Mon enquête est rigoureuse. Comme l’affaire n’a jamais été jugée, je joue un peu le rôle d’un juge d’instruction, je « cuisine » les témoins, je relis les dépositions, j’examine les pièces à conviction, etc. Je détricote une montagne de versions et je laisse la vérité affleurer d’elle-même, sans commentaire. Cette rigueur est essentielle, car elle me permet d’aller plus loin, de transcender le sujet. Au cinéma, le résultat de l’enquête compte moins que le fait même d’enquêter. Il s’agit de filmer et d’observer des lieux, des gens, des objets ; de recueillir des paroles, des gestes et des silences. De faire jaillir l’émotion des matières les plus froides et les plus dures, comme les images d’une caméra de surveillance ou le métal lisse d’une table d’autopsie. Le poète palestinien Mahmoud Darwich disait souvent « Le chemin vers la maison est plus important que la maison ». C’est une très bonne définition de toute démarche artistique.
La manière dont on cherche et ce qu’on rencontre sur le chemin comptent beaucoup plus que ce que l’on trouve. Dans ce film, j’ai donc essayé d’enquêter poétiquement. Certaines des images que vous utilisez sont difficilement soutenables.

Fallait-il montrer le cadavre de Rachel ?
Oui. Il fallait le montrer. Avant même le générique de début, et encore plusieurs fois dans le film pour que tout renvoie à cette image, au corps disloqué d’une jeune personne qui ne vieillira jamais. Mon travail n’aurait eu aucun sens si j’avais détourné les yeux de cette image. Mais il fallait aussi partager la gêne éprouvée à me l’approprier, exprimer la réflexion qui m’a permis de le faire. Le jeune homme qui a pris l’une de ces photos dit qu’il s’en est senti coupable, qu’il est conscient de la part d’obscénité qu’elle recèle. Mais il l’a prise car il fallait des preuves. Il dit aussi qu’ilregrette de ne pas avoir eu une caméra vidéo, que la présence d’une caméra aurait peut-être eu le pouvoird’empêcher la mort de son amie.J’ai projeté des extraits du film récemment à Belfast, où j’étais invitée pour parler de mon travail en cours avec des étudiants de cinéma.L’une des participantes au séminaire, une femme de ma génération, a raconté que les images l’avaient ramenée au temps de sa jeunesse, lorsqu’elle affrontait l’armée britannique à mains nues.
Elle a ajouté que si elle avait été tuée lors de ces affrontements, elle aurait voulu que les images de son corps ensanglanté fassent le tour du monde. Aujourd’hui, il y a des caméras presque partout. Les manifestants et les militants dans les zones de conflit savent que l’image de leur cadavre sera médiatisée s’ils
sont tués ; non seulement ils ne s’y opposent pas, mais cela fait partie de leur démarche.Je crois donc, très sincèrement, que Rachel m’aurait permis d’utiliser ces images ; sa famille en tout cas n’y a pas vu d’inconvénient. Pour moi, les moments les plus insoutenables sont plutôt ceux où Rachel est bien vivante : lorsqu’elle danse avec un foulard palestinien, ou lorsqu’elle écrit des phrases telles que : « Ce voyage est la meilleure chose que j’ai faite dans ma vie ». Ce sont ces images-là qui me serrent la gorge et me nouent les tripes.

Combien de temps avez-vous travaillé sur l’enquête, et sur le film à proprement parler ? Avez-vous eu du mal à retrouver les témoins et à obtenir des entretiens avec les officiels militaires israéliens ?
C’est environ trois ans de travail avec des allers-retours entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Rien n’a été facile, mais je suis très opiniâtre. Les services de presse de l’armée israélienne étaient extrêmement réticents. Ces militaires sont serviables et efficaces lorsque vous vous intéressez à quelque chose dont ils veulent parler, mais lorsque vous arrivez avec un sujet qui leur déplaît ils sont très forts pour vous mettre des bâtons dans les roues. Je les ai tellement harcelés que finalement, pour se débarrasser de moi, ils m’ont accordé trente minutes d’entretien avec le Major Avital Leibovitch, qui est la propagandiste en chef de l’armée israélienne pour la presse étrangère. Ce qui n’est pas si mal, d’autant qu’elle s’était munie d’un document ad hoc, avec des dessins informatiques qu’elle montre à l’écran. Les camarades de Rachel étaient eux aussi assez méfiants au départ, car à l’époque du drame, leurs propos avaient été déformés par certains journalistes malveillants ou incompétents. De plus, le fait même de braquer le projecteur sur la mort d’une Américaine plutôt que sur celle de l’une des innombrables victimes palestiniennes anonymes, leur paraissait suspect politiquement. Cela a donné lieu à de longues discussions qui ont finalement établi des rapports de confiance. Les parents de Rachel ont, eux, été très coopératifs dès que nous nous sommes rencontrés, mais ils ont mis très longtemps avant d’accepter de me voir ! Quant aux témoins palestiniens à Rafah, le problème n’était pas de les retrouver, mais d’arriver jusqu’à eux ; depuis plus de trois ans, l’arméeisraélienne refoule tous les citoyens israéliens au point de passage d’Erez, même porteurs d’un passeport étranger et d’une carte de presse, même établis et travaillant à l’étranger, ce qui est mon cas. Comme il était impensable que je renonce à cette partie du tournage, le film risquait de ne pas se faire. Alors, mon fidèle chef opérateur, Jacques Bouquin, et mon ingénieur du son, Cosmas Antoniadis, l’ont sauvé. Ils ont décidé d’aller à Gaza sans moi, accompagnés d’Alexis Monchovet, qui connaît bien Rafah. Non sans mal, j’ai réussi à leur obtenir les laissez-passer nécessaires et j’ai préparé les séquences par téléphone. Depuis Tel-Aviv, je parlais aux témoins, je guidais la caméra à distance, je demandais à Jacques de faire des plans de telle ou telle ruine, de tel ou tel lieu.Cette expérience est sans doute la plus étrange et la plus triste qu’il m’ait jamais été donné de vivre sur un tournage.

Pourquoi n’en parlez-vous pas dans le film ?
Je n’aime pas exposer les difficultés de tournage à l’écran. Elles sont réelles mais restent dérisoires, c’est un peu obscène de s’y attarder. Les difficultés de mouvement d’une cinéaste, c’est bien embêtant, mais ce n’est rien en comparaison de l’enfermement d’une population. Et puis, à l’arrivée, le film existe et il est plein comme un oeuf. Donc, pas la peine d’en rajouter. En plus des photos, vous utilisez un certain nombre de documents étonnants, comme les dépositions des soldats impliquésou cette vidéo prise par une caméra de surveillance militaire.

Comment les avez-vous obtenus ?
La vidéo militaire m’a été fournie par l’armée suite à de nombreuses tractations dont je vous passe les détails, après avoir été soigneusement expurgée. On n’y voit pas le moment de la mort de Rachel. Telle quelle, elle ne valait peut-être pas grand-chose, mais la force de la séquence vient du fait qu’elle est commentée par l’un des témoins qui se reconnaît à l’image car il portait ce jour-là un tee-shirt blanc qui fait un petit point qui bouge dans le cadre. Quant aux dépositions, disons que je les ai trouvées parce que c’est un petit pays où je connais beaucoup de monde… Je les ai fait lire par des amis, comme mon camarade cinéaste Avi Mograbi dont la voix passe très bien pour celle d’un officier ! De manière générale, la matière qui est aujourd’hui à la disposition des documentaristes est beaucoup plus riche. Il y a quelques années à peine, nous devions nous contenter des archives télévisuelles et des photos d’agences, et encore fallait-il traiter de sujets qui avaient déjà été médiatisées. Maintenant, de tout petits événements laissent des traces dans une profusion de sources. L’histoire de Rachel est inscrite dans des dizaines de vidéos et de photos d’amateurs, dans ses emails envoyés à des correspondants multiples, dans les disques durs des caméras de surveillance. J’ai beaucoup travaillé pour les réunir, mais au montage, c’était très excitant d’avoir tant de documents à ma disposition. Le chauffeur du bulldozer et son commandant apparaissent brièvement dans le film, dans une archive télévisée israélienne.

Vous ne les avez pas interviewés vous-même. Etait-ce un choix ?
Non. Je n’ai pas réussi à les rencontrer. Leur identité est farouchement protégée par l’armée. Le chauffeur m’a fait savoir par personne interposée qu’il refusait de me parler et je ne filme que des gens qui veulent bien être filmés. Cette archive, dont l’essentiel n’a jamais été diffusé, a été filmée par une chaîne privée pour une émission d’investigation.C’était une semaine après la mort de Rachel, à une époque où les journalistes israéliens pouvaient entrer à Gaza et étaient bien accueillis dans les bases militaires.

Pensez vous que ce chauffeur ait tué Rachel intentionnellement ?
Oui et non. Pas dans le sens où il aurait décidé froidement de l’écraser, ou reçu l’ordre de le faire. Mais l’indifférence à la vie humaine a très probablement joué. S’il ne l’a pas vue, c’est qu’il ne voulait pas la voir. D’autant qu’ils étaient deux dans la cabine, avec des angles de vision complémentaires. En tout cas, l’excuse selon laquelle elle était cachée derrière un monticule de terre ne tient pas : toutes les photos le prouvent, et lestémoignages directs sont très clairs là-dessus : le monticule n’était pas si haut, et le bulldozer venait de loin, d’une distance où elle était sûrement visible. Un jeune artilleur de char qui était en poste à Rafah à l’époque de la mort de Rachel raconte dans le film, en détail et en toute franchise, combien cette indifférence était la norme. Ses camarades et lui passaient leur temps à tirer sur des maisons habitées, ils prêtaient main-forte aux bulldozers qui détruisaient des maisons dont les habitants n’avaient pas toujours le temps de sortir. Je n’accable pas ces soldats particuliers, car c’est bien entendu l’armée israélienne et le système d’occupation qui sont responsables en bloc. Le crime intentionnel dont mon film parle, ce n’est pas la mort de Rachel Corrie. C’est la destruction volontaire de quartiers entiers, avec le risque assumé de tuer des gens restés à l’intérieur de leurs maisons ou tentant de les défendre. On voit très bien où cela mène : six ans plus tard, alors que je venais de terminer mon film, des centaines de civils ont été tués à Gaza en quelques jours dans des bombardements soit disant ciblés. Aujourd’hui le processus de déshumanisation est achevé : le blocus est impitoyable, les civils palestiniens et quiconque cherchant à leur porter secours sont tous des victimes collatérales potentielles, leurs vies n’ont strictement plus aucune valeur.
Parler de crime de guerre, évoquer la convention de Genève, vous fait passer pour un naïf, un archaïque. Il y a beaucoup de jeunes dans le film, les amis de Rachel, témoins de sa mort, et ce jeune anarchiste Israélien, vers la fin, qui parle de son combat contre l’occupation.

Vous reconnaissez-vous en eux ?
Oui, sûrement. J’ai 53 ans, Rachel aurait pu être ma fille. À son âge, je militais déjà contre l’occupation israélienne, mais ma génération a échoué : la situation est bien plus atroce qu’elle ne l’était. Et puis, je suis particulièrement sensible à la démarche de ceux qui transgressent les frontières, qui n’épousent pas automatiquement les préjugés de leur tribu et refusent que l’on opprime en leur nom.  Rachel a montré aux Palestiniens un autre visage de l’Amérique que celui qu’ils subissent et ont tant de raisons de haïr. Au-delà du démontage d’un épisode tragique – qui lui-même renvoie à une tragédie beaucoup plus large – j’ai fait ce film en pensant à tous ces jeunes qui héritent du monde tordu que nous leur laissons et qui décident de résister. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense généralement. Plutôt que de vieillir idiote, j’ai voulu aller vers eux. J’ai découvert qu’ils sont plus lucides et plus courageux que nous ne l’étions, sans doute car ils n’ont pas d’autre choix. Yonatan, le jeune anarchiste, me dit en souriant qu’on peut lutter sans espoir, que la résistance c’est la vie, que la vérité est dans la révolte. Il ne se rend pas compte de l’espoir immense que font naître ses paroles, sa beauté et son engagement !Je viens du Moyen-Orient où ces choses sont peut-être plus évidentes qu’ailleurs, mais cela vaut pour le monde entier.
Citant encore Mahmoud Darwich, je dirai que la Palestine devient souvent une métaphore de l’état du monde lorsqu’on l’observe de près. Gaza n’est pas seulement le tombeau de Rachel Corrie et des centaines de civils qui y sont régulièrement assassinés : c’est un tombeau universel où l’humanisme tout entier est en train de sombrer.Je suis une pacifiste qui a connu beaucoup de guerres et je suis consciente d’avoir fait ce film pour me protéger du désespoir. Rachel et ses amis m’ont servi de bouclier humain.