Edito janvier 2021

Que les Lumière soient

Editos

EDITO – janvier 2021

        L’année dernière, à la même époque et à l’heure des vœux, l’édito du GNCR s’intitulait « Miroir mon beau miroir », comme une mauvaise prémonition. Nous y cherchions ce que pouvait signifier 2020, année miroir, en allant chercher dans la précédente, 1919, ce qui avait marqué le 7e Art, alors tout juste jeune adulte. Avec, en conclusion, les mots suivants : « Souhaitons que le 1er janvier 2021, nous puissions encore séjourner, comme cette année, dans les Monts Fuchun, puis enjamber un siècle et atteindre 2121 : la prochaine année miroir. » Nous ne savions pas encore que 2020 serait aussi année mouroir, comme l’avait d’ailleurs été 1919 avec la grippe espagnole, mais également 1818, qui marquait le démarrage de la première pandémie de choléra. Est-ce l’espoir que nous pourrions désormais dormir tranquillement pendant cent ans, comme la Belle au bois dormant !? Pourvu qu’une bonne fée nous protège de la vilaine Carabosse… hein Disney !? Car, où en sommes-nous un pangolin plus tard ? Au-delà des chiffres vertigineux – pour ne prendre que ceux qui nous concernent et non pas les « exploits » du virus dans nos failles – d’une exploitation amputée au 31 décembre de 162 jours d’ouverture et de 145 millions de spectateurs, les neuf mois qui nous séparent du premier jour de fermeture ont accouché d’une progéniture plus qu’inquiétante, avec une croissance au-delà du réel. Netflix, pionnier et leader mondial du streaming, a ainsi bien tété au sein maternel et s’est largement gavé des films et des spectateurs qui constituent notre sève. La pandémie a été sa bonne étoile et sa voie lactée comprend désormais 200 millions d’abonnés, soit un bond de 20%. Dans un contexte qui a accéléré les nouveaux usages numériques à l’échelle de la planète, les éclaireurs que sont Netflix et Amazon Prime Video ont été rejoints au cœur de la bataille par une armée de fantassins aux dents longues, avec nos spectateurs en ligne de mire, de Disney+ à HBO Max (WarnerMedia), en passant par Peacock (NBCUniversal), Apple TV+, et les « petites bouchées » de Quibi. De nouvelles habitudes se créent, mauvaises de notre point de vue, or nous savons qu’elles ont la dent dure, d’autant plus dure que durera la situation et notre impossibilité, voire l’interdiction qui nous est faite, d’y apporter une réponse. Seule consolation en fin d’année : la France est devenue le premier pays à transposer la directive européenne SMA (Services de médias audiovisuels), adoptée en 2018, après qu’un accord a été trouvé avec les plateformes de vidéo à la demande pour qu’elles contribuent au financement de l’exception culturelle française. Jusqu’à présent, les géants y échappaient mais ils devront désormais investir entre 20% et 25% de leur chiffre d’affaires réalisés en France dans la production d’œuvres françaises et européennes. C’est tout de même 200 millions d’euros supplémentaires pour la création, mais n’allez pas penser qu’ils soient charitables ou philanthropes, ces nouveaux prélèvements s’accompagneront évidemment de contreparties : en échange de leur investissement, les géants du streaming obtiendront un délai raccourci dans la chronologie pour diffuser les œuvres. La fenêtre salle sera préservée, mais pour encore combien de temps ?
 
Pendant 162 jours donc, les quelques 6000 écrans qui scintillent et composent la constellation du parc cinématographique hexagonal sont restés éteints, sans réelle lueur d’espoir, et ont laissé place à une nébuleuse d’écrans de plus ou moins grandes tailles. Invraisemblable au pays des Lumière, l’année même où l’on célébrait le 125e anniversaire de l’invention d’Auguste et Louis ! 
Comment ne pas s’en émouvoir quand d’autres pays ont maintenu leurs salles ouvertes ou s’apprêtent à les rouvrir ? Comment se résigner alors que les églises accueillent à nouveau leurs fidèles et que les centres commerciaux vomissent leurs marchandises et leurs chalands ? Comment ne pas remettre en cause les choix du Gouvernement qui, entre fermeture et couvre-feu, n’a eu de cesse d’exiger de notre secteur sacrifices et loyautés ? Certes, c’était au prix d’un soutien financier colossal, mais doit-on se satisfaire de ce « quoi qu’il en coûte » tandis que nos rideaux restaient baissés « coûte que coûte » !? Dans sa lutte contre la pandémie, aussi vaillante soit-elle, le Gouvernement a hiérarchisé ses priorités. Il a rouvert les lieux de culte et sacrifier la culture comme si cela pouvait lui attirer les faveurs des dieux. C’est la fameuse « spiritualité en politique » qu’appelle de ses vœux Bruno Le Maire !?
 
Lors de l’audience devant le juge des référés du Conseil d’État qui devait statuer sur notre requête, le représentant du Gouvernement a reconnu que si les secteurs des loisirs et de la culture ne pouvaient pas rouvrir dans l’immédiat, c’est que le Gouvernement considérait qu’ils touchaient à des libertés moins « prioritaires » que les commerces ou les transports, soulignant par ailleurs leur caractère « substituable ». Il faisait ainsi l’aveu implicite que la culture avait été sacrifiée au profit, notamment, des commerces dits « non essentiels ». S’il n’a pas donné droit à notre demande d’annulation de la décision de non réouverture des cinémas, théâtres et salles de spectacle, le juge a néanmoins reconnu que leur fermeture au public portait une atteinte grave aux libertés d’expression, de création artistique, d’accès aux œuvres culturelles mais aussi d’entreprendre. Dans son ordonnance, il indique également que le seul fait qu’une partie des activités concernées pourrait demeurer accessible au public à travers d’autres supports ou de manière dématérialisée ne saurait faire disparaître cette atteinte. Ça nous fait une belle jambe alors que nous agonisons, serait-on tenté de dire !? Comme si, moribonds et alors que Dieu s’apprêterait à nous accueillir, une armée de prêtres nous promettaient les joies du paradis, une éternité de béatitudes et tout le saint frusquin à condition que nous entamions des cantiques !? Ça nous laisse malgré tout un peu de foi et d’illusion face à l’aveu du Gouvernement et son choix délibéré et assumé de sacrifier la culture substituable et substituée. Car de quel message est-ce l’annonciation, sinon celui d’une société de plus en plus désincarnée et de plus en plus déshumanisée qu’organise pour nous l’oligarchie digitale ? Il nous appartient, tous ensemble, de matérialiser une autre « option », une autre « conception » dont le cinéma et nos salles peuvent être les missionnaires. Le cinéma aussi est un miroir, reflet de notre humanité, de notre société, du collectif comme de l’intime. Le cinéma est dans la vie et la vie est dans le cinéma. Il peut capter le monde comme il peut le transformer. Et, s’il fallait répondre à la question d’Henri Agel, le cinéma a une âme : « Un film a une âme quand il nous apparaît que son inspiration, sa mise en œuvre, son interprétation pénètrent tous les éléments du public d’une impression profonde et irréductible à une simple satisfaction psychologique, affective ou esthétique.» C’est ce qu’on pourrait appeler la « spiritualité en cinéma », qui est une expérience du sacré  mais ne nécessite pas, elle, de franchir les portes des églises. Cela fait 30 ans désormais que le GNCR explore, déchiffre, promeut le cinéma et ses univers, ses galaxies, ses abysses, ses mystères, 30 ans qu’il s’inscrit dans cette quête du sacré et du spirituel. 30 ans qu’il participe à la recréation du monde et, souhaitons-le, à son ré-enchantement pour l’année qui démarre et les 30 qui suivront.
… et les Lumière furent.

Juliette Grimont et Gautier Labrusse
Coprésident.e.s du Groupement National des Cinémas de Recherche