Modèles à défendre

Editos, Exploitation

Edito – novembre2023


Modèles à défendre
             Le mois de novembre est déjà bien avancé et la fin d’année pointe son nez, Noël puis les étrennes, mais pas de cadeau pour un bon présage dans la hotte du CNC. Il semblerait que la réforme Art & Essai doive attendre encore un peu, c’est en tout cas ce qu’a laissé entendre Olivier Henrard, directeur général délégué du CNC, lors du discours qu’il a prononcé aux 33e Rencontres Cinématographiques de l’ARP : « Au printemps 2024, nous aboutirons à une réforme concertée du classement Art & Essai. » Certes, la mise en œuvre des propositions du rapport de Bruno Lasserre a commencé : un décret du 27 octobre dernier a assoupli le cadre juridique applicable aux cartes illimitées et une concertation a été lancée pour fixer les lignes directrices qui permettront au CNC de cadrer la nouvelle génération des engagements de programmation, lesquels devront trouver en miroir des engagements de diffusion. La diversité de l’offre de cinéma et la diffusion des œuvres est donc toujours bien au cœur des actions du CNC mais, s’agissant de l’Art & Essai – dont Dominique Boutonnat avait indiqué lors du congrès de la FNCF que sa réforme était une « priorité du CNC et du gouvernement » et que, dans la mesure du possible il ferait tout pour en augmenter l’enveloppe – force est de constater que cela patine un peu. Sans doute parce qu’il ne parvient pas à faire les projections nécessaires et requises par les organisations professionnelles pour mesurer les effets qu’auraient les préconisations à double détente du rapport Lasserre : majoration et minoration en fonction des combinaisons de sortie des films Art & Essai. Lors des Rencontres de l’ARP, Olivier Henrard semble en tout cas avoir entériné ce principe en indiquant que la réforme du classement « permettra de revenir aux fondamentaux de ce dispositif en valorisant davantage les exploitants qui prennent de vrais risques, c’est-à-dire en programmant Le Théorème de Marguerite davantage qu’Oppenheimer. » Je ne suis pas certain que nous identifiions au même niveau les « vrais risques » pris par les exploitants, mais si la programmation du Théorème de Marguerite en constitue un, a fortiori, celle de Menus plaisirs ou de Jeunesse est autant audacieuse que périlleuse. C’est aussi le sentiment du conseil d’administration de l’AFCAE qui, s’il a manifesté à plusieurs reprises ses craintes sur les préconisations du rapport Lasserre, a réitéré son souhait que soient mieux soutenus « les films fragiles et ceux labellisés Recherche et Découverte en augmentant significativement l’enveloppe allouée. » De notre côté, nous persistons à penser que s’il s’agit bien de soutenir et récompenser les salles qui prennent le plus de risques dans leurs programmations, il est impératif que les mécanismes qui seront mis en place soient réellement incitatifs et favorisent une meilleure exposition des films concernés. Un survol rapide des conclusions de l’Observatoire de la diffusion (étude présentée le 14 novembre dernier) permet, en effet, de constater que les films A&E à plus de 250 copies sont surexposés si l’on considère leurs performances (ce sont eux qui accusent le recul le plus important de leur moyenne par séance comparativement à 2019). Parallèlement, si les films labellisés Recherche et Découverte suivent un schéma proche de celui des films A&E au global et profitent également de plans de sortie plus larges qu’avant la crise, ils subissent un recul plus important du nombre moyen de séances par établissement et par film, en particulier sur les 2 premières semaines. La répartition de leur plan de sortie pose également question quand l’on constate une hausse de la part des multiplexes et des cinémas des circuits et une baisse parallèle de la part des cinémas de 3 à 7 écrans, de ceux situés dans les unités urbaines de 200 000 habitants et plus et l’unité urbaine de Paris. Si, en regard de tout ce qui précède, on observe que la part des cinémas A&E progresse dans le plan de sortie des films A&E – a priori les moins fragiles – mais également dans celui des films non recommandés et qu’on observe concomitamment une baisse significative de la fréquentation des films A&E (-41%), plus importante que celle des films non recommandés (–26%) quand, paradoxalement, les salles A&E accusent une baisse de fréquentation contenue, alors, oui, on peut s’interroger sur la part réelle de risques prise par certaines salles A&E et appeler de nos vœux une réforme qui les incite à en prendre un peu plus. Cela paraît indispensable pour que le modèle français d’intervention continue à atteindre ses objectifs, notamment en termes de diffusion. C’était le sens du rapport Lasserre et même s’il fait l’objet de critiques et réserves – qui se révèlent souvent contradictoires en fonction des intérêts et positionnements – et peut sans aucun doute être adapté et amélioré, on ne peut que se féliciter de la réussite et de la pertinence du modèle cinématographique français : une pratique culturelle qui reste de très loin la plus populaire, soutenue par le parc de salles le plus dense d’Europe, une production diversifiée et une part de marché des films nationaux qui se stabilise autour de 40% (contre 27 % en Allemagne, 22% en Espagne, 21%, en Italie ou 8% en Royaume-Uni). Et quand les contempteurs s’acharnent sur la qualité des films français, ceux-ci squattent les sélections des festivals internationaux les plus prestigieux et glanent les récompenses. 
Voilà donc un modèle qu’il faut préserver à tout prix, moteur de cette fameuse exception culturelle qui doit continuer à rimer avec exigence culturelle. 
Le mois dernier, nous avons déjà fait part de nos inquiétudes concernant les dispositifs d’éducation à l’image et les sorties scolaires. Plus récemment, nous avons relayé la Tribune rédigée par l’Archipel des Lucioles – sous forme de courrier adressé aux Ministères de la Culture et de l’Éducation Nationale – que nous vous invitons vivement à signer et à partager le plus largement possible. Si la formation des nouvelles générations de cinéphiles est au cœur des préoccupations du CNC, notamment dans le cadre de sa coopération avec les collectivités territoriales, il faudra que nous soyons attentifs et vigilants à la volonté affichée de renforcer le soutien aux « ciné-clubs » dans les collèges et lycées, conformément au plan du député Quentin Bataillon, lequel s’était engagé à être ambassadeur de cet ambitieux plan auprès des scolaires et a appelé tous les professionnels du secteur à collaborer au projet sur les prochaines semaines. Si les cinéastes de l’ARP se félicitent de cette initiative, les exploitants l’accueillent évidement avec un peu plus de circonspection car il pourrait se faire au détriment de la salle et des dispositifs « Ma classe au cinéma ». Sur ce plan, les ministres de la Culture et de l’Éducation nationale ont l’air de marcher main dans la main. Il conviendrait sans doute qu’ils accordent également leurs violons sur les dispositifs d’éducation à l’image et les sorties scolaires.
Il faut également préserver à cette exception sa dimension européenne, garante de l’indépendance et de la diversité culturelle. Or, et c’est une préoccupation qui s’est fait jour il y a peu. Une passe d’armes se joue actuellement au Parlement européen au sujet du géoblocage et menace de chambouler tout le secteur audiovisuel. Au nom d’une vision d’un marché audiovisuel sans aucune barrière entre pays membres, certains eurodéputés – y compris français – s’en prennent à un des piliers de l’exception culturelle et du fonctionnement du marché de films, comme des séries et droits sportifs : la territorialité de l’accès aux œuvres. Le 25 octobre, la commission Marché intérieur et de la protection des consommateurs (IMCO) du Parlement européen a ainsi adopté à une large majorité un texte demandant une « révision complète du règlement sur le géoblocage d’ici à 2025 au plus tard, avec une attention particulière à l’inclusion des services audiovisuels dans le champ d’application ». Ce projet doit être examiné en plénière dans les prochaines semaines. La territorialité des droits, pilier du droit d’auteur, est garante de la diversité de la création et de la diversité culturelle européenne, ainsi que de la vitalité de l’’écosystème et de l’économie de toute la filière : diversité des financements, diversité des œuvres, diversité des rémunérations pour les auteurs, diversité des supports de diffusion, diversité des publics. Elle permet aux distributeurs locaux européens, qui contribuent grandement au financement en amont, de diffuser les œuvres de façon organisée et séquencée sur tous les territoires, au plus près des publics et de leurs spécificités. Face à sa potentielle remise en cause, les organisations du cinéma et de l’audiovisuel se sont mobilisées et le GNCR l’a fait en votre nom car, à tous les niveaux et par toutes les actions possibles, il nous appartient plus que jamais de défendre la diversité culturelle et d’en protéger la vitalité.


Gautier Labrusse
Président du Groupement National des Cinémas de Recherche