N’ayez pas peur

Editos, Exploitation

Edito – Janvier 2024

 C’est le genre d’affirmation qui, plutôt que de rassurer, suscite sinon de l’inquiétude, au moins de la suspicion. Comme le « N’ayez pas peur, madame, c’est de l’argent honnête et honnêtement gagné ! » de Grandgil dans La Traversée de Paris ou le « Ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer… » d’OSS 117 dans Rio ne répond plus. C’est une injonction dont il faut généralement se méfier, même (surtout ?) quand elle est biblique et prononcée 365 fois dans les Ecritures, le plus souvent par Jésus de Nazareth. Méfiance donc, d’autant plus que l’année nouvelle, la 2024e Anno Domini, comporte 366 jours. Avec potentiellement au moins une journée pour avoir peur !
Si l’on regarde dans le rétroviseur, les 365 jours qui précèdent et qui ont émaillé 2023, de quoi faudrait-il avoir peur ? Dans l’hexagone, la fréquentation des salles de cinéma a atteint 181 millions d’entrées, soit 19% de mieux qu’en 2022. Les Français n’ont donc boudé ni leurs cinémas, ni leur plaisir et ont plébiscité à nouveau le cinéma en salle comme leur premier loisir culturel. Même si on en est encore éloigné, on se rapproche, en effet, des niveaux de fréquentation des années pré-Covid (-16% par rapport à l’année 2019 historiquement élevée et -13,1% par rapport à la moyenne des exercices 2017 à 2019). Une dynamique très encourageante qui, malgré le pessimisme ambiant, l’agressivité de certaines plateformes, les affaires qui entourent le cinéma français et les procès qu’on lui fait à bon ou mauvais escient, montre l’attachement des Français à l’expérience collective qu’offre la salle de cinéma. Cette dynamique retrouvée est fondée sur une offre de films large et diversifiée qui favorise la curiosité et l’appétence des spectateurs et spectatrices, et permet de fédérer tous les types de publics. Incontestablement, cela valide le modèle français alliant une politique de production forte de films nationaux grand public et art & essai, des succès de films populaires américains et la diversité de toutes les cinématographies du monde. Cela valide également une politique d’aménagement du territoire qui permet d’irriguer en profondeur avec des lieux très hétérogènes dans leurs tailles, leurs économies, leurs fonctionnements, leurs objectifs et missions.
Il faut dire que l’année 2023 était la première depuis la pandémie où les salles de cinéma n’étaient pas soumises à des restrictions sanitaires. Elle a malgré tout été impactée par d’autres phénomènes : la Coupe du monde de rugby qui a enregistré de belles audiences à la télévision ; mais également une offre de films américains encore très basse, laquelle s’est contractée depuis le début de la crise sanitaire et a été impactée par la grève des scénaristes et des acteurs à Hollywood : elle n’a toujours pas retrouvé le volume de sorties des années pré-COVID avec 81 films contre 127 en moyenne chaque année sur la période 2017 à 2019. Cela a laissé à nouveau un boulevard aux films français qui, comme en 2022, ont tiré leur épingle du jeu dans toute leur diversité. Leur part de marché s’est ainsi maintenue aux niveaux élevés qu’elle a atteint depuis 2020 : avec 39,8 % (contre 41,1% en 2022 et 37,2% en moyenne sur 2017 à 2019), les films français ont ainsi cumulé 62,2 millions d’entrées (soit +12,4% par rapport à 2022 et à peine -7% par rapport à la moyenne 2017 à 2019). La part de marché des films américains atteint, quant à elle, 41,3 % (41,4% en 2022 et 48,4% en moyenne sur 2017-2019), ce qui représente 74,7 millions d’entrées (-25,8 % par rapport à la moyenne 2017-2019). Cela permet aux films d’autres nationalités de cumuler 18,9 % de part de marché (+4,5% par rapport à la moyenne 2017 à 2019) et 34,1 millions d’entrées en salles (+14,3%).
Au plan mondial, la France est le territoire où la reprise de la fréquentation est la plus dynamique en étant essentiellement portée par la production nationale. Les autres pays européens ont également retrouvé des couleurs, mais avec une prépondérance très nette des films américains. Quant au marché américain, il accuse encore un retard de 21 % de ses recettes par rapport à la période 2017–2019.
Néanmoins, les relatifs bons résultats du marché français ne doivent pas masquer certains phénomènes persistants et inquiétants que nous avons déjà pointés du doigt : on constate le manque toujours alarmant de spectateurs pour les films indépendants labellisés « Recherche & Découverte » de toutes nationalités dont l’exposition a été inégale parfois concurrentielle ou appauvrie tant en termes de diversité que de durée de présence sur les écrans, notamment des salles art & essai. Or ces films sont évidemment essentiels au maintien de notre écosystème, aussi bien parce qu’ils sont autant de prototypes qui participent au renouvellement des talents, que parce qu’ils alimentent la pluralité de notre modèle. Lequel pourrait s’effondrer s’ils venaient à disparaître. Voilà, en premier lieu, ce dont nous pourrions avoir peur. Si l’on veut préserver le modèle, il faut donc protéger les films indépendants qui nourrissent la diversité, et favoriser leur « développement » tant en termes de production que de diffusion. S’agissant de leur diffusion, lors des Rencontres Professionnelles Recherche & Découverte que nous avons proposées avec l’ACRIF au début du mois, nous avons à nouveau reçu l’assurance du CNC qu’elle était au cœur de ses préoccupations dans le cadre de la réforme du classement art & essai dont nous connaitrons les détails au printemps. Pour le reste, il faudra donc faire confiance à la nouvelle ministre de la Culture, Rachida Dati, qui a affiché sa détermination à agir et à se battre, consciente que « la culture est un combat de tous les jours ». Tant que ce n’est pas 365 sur 366 et que la datification de la culture ne repose pas que sur les algorithmes… 
A plein d’égards, le remaniement du gouvernement peut nous faire douter de cette affirmation : « N’ayez pas peur du changement, car il mène à un nouveau départ. » Cela fait plusieurs mois que nous sommes mobilisés sur les dangers qui pèsent sur les dispositifs d’éducation à l’image et les sorties scolaires, menacés par les directives de Gabriel Attal, alors ministre de l’Education nationale. Qu’il fasse ses cartons et déménage après seulement 6 mois et après avoir ouvert de nombreux chantiers au cœur d’un des ministères les plus importants, déstabilisant au passage nombre d’enseignants, peut faire douter de ce qu’il avait déclaré lors de sa nomination : « Ce ministère, on n’y entre pas par calcul, par intérêt, par stratégie. Ces fonctions, on ne peut les prendre qu’avec envie et passion. » C’est sans doute pour cette raison qu’il a prétendu emmener avec lui à Matignon « la cause de l’école ». Espérons que sa successeuse, Amélie Oudéa-Castera, aura ces mêmes envie et passion et qu’elle trouvera le temps de servir la cause de l’école, publique comme privée, avec « le paquet d’heures » qu’elle devra consacrer à ses différents portefeuilles. Heureusement, elle n’aura au moins pas à se préoccuper de la scolarité de ses enfants. « Pour croire avec certitude, nous devons commencer par douter », stipulait un célèbre Stanislas qui a donné son nom à une non moins célèbre école parisienne. Comment ne pas douter quand, alors que depuis 7 ans et l’essor du mouvement #MeToo, notre secteur continue à s’embourber dans ses affaires et requiert un grand nettoyage, Rima Abdul Malak est débarquée en raison de ses prises de position, contre Gérard Depardieu notamment. Soumise au même statut que Pétarou (c’était son surnom à Châteauroux), il est peu probable que Dati Danielle (c’est le surnom qu’on lui donne dans son entourage en raison de son caractère trempé) porte un coup supplémentaire à sa présomption d’innocence. Peut-être même qu’il conservera sa rosette. Au bénéfice du doute… 
A l’heure des vœux, on en est à penser que, sur beaucoup d’aspects, il serait souhaitable que 2024 ne ressemble pas à 2023 et que l’on ait la capacité de faire nôtre ce précepte d’Akio Morita, l’inventeur du walkman : « N’ayez pas peur de faire une erreur. Mais faites en sorte de ne pas faire la même erreur deux fois. »


Gautier Labrusse
Président du Groupement National des Cinémas de Recherche