Edito – juin 2024
En se donnant un nouveau visage, le Festival de Cannes a incontestablement commencé sa mutation. Avec à sa tête depuis 2022 Iris Knobloch, entre autres ex-présidente de Warner France, il a mis fin à des décennies d’hégémonie masculine. En trois ans, deux Palmes d’or ont été décernées à des réalisatrices et c’est une femme, Greta Gerwig, qui présidait le jury de l’édition 2024. La première réalisatrice depuis Jane Campion et, surtout, la « maman » de Barbie. Tout un symbole ! Pour ce qui est de la représentation des femmes dans la sélection officielle, il y a, certes, encore du boulot. En 77 éditions du festival, seuls 97 films réalisés par des femmes ont pu prétendre à la Palme d’or, contre plus de 2 000 pour des hommes. Sur ce point, l’édition 2024 ne faisait pas figure d’exception : il n’y avait que 4 films de réalisatrices en compétition sur les 22 sélectionnés. En revanche, au-delà de cette simple arithmétique, les femmes, leur quête d’indépendance, d’égalité et de liberté, étaient omniprésentes et éblouissantes sur l’écran de la salle Lumière. A commencer par le portrait éloquent d’une bimbo abreuvée d’émissions de télé-réalité et fascinée par les réseaux sociaux (Diamant brut), puis celui d’une ado britannique confrontée à la violence sociale, sous l’aile protectrice d’un étrange ange gardien (Bird). Plus loin, il y aura eu une ex-star d’Hollywood soumise au diktat de la jeunesse et de la beauté et en prise avec son vieillissement (The Substance), une jeune strip-teaseuse new-yorkaise, escorte à ses heures, vague cousine de Pretty Woman ou de Cendrillon en travailleuse du sexe, que l’on ramène sans cesse à sa condition (Anora), des femmes mexicaines, très almodovariennes, emprisonnées dans leur genre (Emilia Perez), le destin d’une femme brillante et fascinante, personnification de Naples, née dans l’eau, avec un nom de sirène (Parthénope). Dans la même journée, enfin, on aura vu des femmes iraniennes, mère et filles sous le joug d’un mari et père qui vire inquisiteur et oppresseur au fil du mouvement « Femme, vie, liberté » (Les Graines du figuier sauvage), un trio de femmes indiennes, confrontées aux carcans qui les emprisonnent dans leur pays et tentent de cheminer de la nuit vers la clarté (All we imagine as light), sans oublier cette « pauvre bûcheronne » polonaise qui, elle aussi cherche et apporte la lumière au cœur des ténèbres et de l’horreur (La Plus précieuse des marchandises). Cette occupation des thématiques féminines a aussi caractérisé les autres sélections du Festival, des Femmes au balcon de Noémie Merlant en Séance de minuit aux Reines du drame d’Alexis Langlois ou aux Filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir à la Semaine de la critique, en passant par Desert of Namibia de Yoko Yamanaka à la Quinzaine des Cinéastes ou encore The Shameless de Konstantin Bojanov à Un Certain Regard. Si l’on devait trouver un sens et une cohérence au palmarès prononcé par le jury de Greta Gerwig, on pourrait suggérer « la défense des femmes », dans une définition du genre féminin large et inclusive, comprenant aussi les personnes trans qui ont choisi de devenir femmes ou les sex workers sans que l’on considère qu’il s’agit d’un euphémisme. Mais il y a un autre sens dans ce palmarès qui correspond à une nouvelle tendance du Festival. On la doit aussi à sa présidente Iris Knobloch dont le mandat consistait en priorité à servir de passerelle entre Hollywood et Cannes afin de garantir l’attractivité du festival face à ses concurrents (Berlinale, Mostra, Toronto). Pour convaincre les studios américains, elle a pris son bâton de pèlerin et cela s’est indéniablement ressenti sur le tapis rouge : des palmes d’honneur décernées à Meryl Streep et George Lucas aux retours de Francis Ford Coppola, George Miller, Kevin Costner, Oliver Stone ou encore Demi Moore… Si, donc, l’hégémonie masculine ou au moins celle des contenus masculinistes semblent perdre du terrain, celle du cinéma américain fait un retour en force, dans sa production comme dans sa forme et son esthétisme : chacun à leur manière, Coralie Fargeat, Jacques Audiard, Yorgos Lanthimos – qui figurent tous trois au Palmarès aux cotés de Sean Baker – ont réalisé leur film américain. Tout comme Gilles Lellouch qui, pour L’Amour ouf, son blockbuster à 35 millions d’euros, se revendique rien moins que du Coppola de Rusty James et d’Outsiders et du Scorsese des Affranchis et de Casino. Pourquoi pas de Vincente Minnelli pour la partie chorégraphiée tant qu’on y est !? Le Limonov, la balade de Kirill Serebrennikov n’échappe pas non plus à cette règle, avec une mise en scène beaucoup moins inspirée que dans Leto ou La Fièvre de Petrov et le recours systématique à la langue anglaise pour une histoire pourtant si foncièrement russe. Une nouvelle forme de cancel culture !? Si l’on ajoute à tout ça la jeunesse de Donald Trump par Ali Abbasi (The Apprentice), le Oh ! Canada de Paul Schrader et le canadien David Cronenberg (Les Linceuls), ce cru 2024 avait décidément un petit air de 6 juin 44. Ou de ses commémorations, Steven Spielberg et Tom Hanks en moins. Heureusement, dans ce grand débarquement, Jia Zhang-Ke, Emanuel Parvu, Payal Kapadia, Miguel Gomes ont fait preuve de résistance signant des œuvres aériennes aux accents de recherche. On aura plaisir à vite les retrouver et à les accompagner. En attendant, si l’on scrute l’été, c’est un peu « morne plaine » comme disait Hugo de Waterloo. La faute aux JO. « Il faut des fêtes bruyantes aux populations, les sots aiment le bruit, et la multitude c’est les sots », pérorait Napoléon. Profitons-en pour revisiter celui d’Abel Gance qui sort enfin dans sa version inédite, intégrale et définitive de 7 heures. Même si Bonaparte n’aimait que la simplicité des côtelettes d’agneau et n’aurait pas goûté au gigot de Charles Durand, il y aura au moins ça à se mettre sous la dent. En attendant fin août, la sous-pondération et la surpondération, les premiers films du Festival soutenus par le GNCR et son Retour de Cannes… Gautier Labrusse Président du Groupement National des Cinémas de Recherche |