Juin 2025 – Du tapis rouge aux semelles rouges

Editos
Alors que les festivaliers encore présents remplissaient le Palais et que les futur·es lauréat·es descendaient de leur limousine pour fouler une dernière fois le tapis rouge, en Richelieu ou en escarpins, sous une pluie de flashs, la véritable star, invitée de dernière minute à la cérémonie de clôture, c’était la fée Électricité. Ce matin-là, elle avait eu une panne de réveil et c’était panique à bord : la plupart des commerces avaient fermé boutique, d’autres, restés ouverts, n’acceptaient que les espèces qu’on ne pouvait pas retirer dans les automates et, de toute façon, il était préférable de ne pas sortir de chez soi au risque de ne pas pouvoir y rentrer, les digicodes étant devenus bien souvent l’unique « Sésame, ouvre-toi ». Le réseau téléphonique aussi était en rade, or ne pas être « dérangeable » en permanence à Cannes, c’est impensable ! Bref, la Croisette était totalement paralysée. Il n’y a que les fans de Kubrick qui se réjouissaient d’avance d’une cérémonie qui aurait lieu à la lueur des bougies, clin d’œil à Barry Lyndon rediffusé quelques jours avant à Cannes Classics. C’est vrai que ça aurait eu de la gueule ! Mais la fée Électricité a fini par se réveiller et a rétabli le courant dans le théâtre Lumière. En fait de lumière, elle n’a pas totalement été faite sur cette coupure, mais un texte revendiquant un sabotage a été publié par un média anarchiste, le même qui listait, il y a plusieurs semaines, les incendies en série qui touchaient alors des véhicules Tesla : « À la veille de la cérémonie de remise des prix du Festival de Cannes et de la soirée de gala, nous avons saboté le principal poste électrique alimentant l’agglomération de Cannes, et scié la ligne de 225 kV venant de Nice.» Pas d’authentification pour le moment, mais une étrange coïncidence : la veille, Kelly Reichardt présentait The Mastermind pendant que le commando d’activistes agissait façon Night Moves en criant « Coupez ! » … Lumineux, non ?

La cérémonie a donc finalement bien eu lieu, quasiment comme si rien ne s’était passé à l’exception de quelques petites allusions. En dehors de la remise des prix, il ne s’est d’ailleurs pas passé grand-chose au cours de la clôture contrairement à la cérémonie d’ouverture qui avait témoigné d’un monde à vif. Entre salves combattives, hommages poignants, prises de position anti-Trump, le Festival s’était ouvert dans la gravité et la scène du théâtre Lumière s’était faite tribune contre l’horreur, la tyrannie et l’autocratie. Le ton était donné et, d’une certaine manière, les consignes au jury aussi : Le Festival et sa compétition ne devraient pas être une parenthèse enchantée coupée de la violence de l’actualité, mais le théâtre d’une contestation et d’une résistance avec parfois des airs de défis. Dans ces conditions, il ne pouvait y avoir qu’une palme engagée et, au regard du symbole que Jafar Panahi incarne et du soutien que lui avait publiquement affiché par le passé Juliette Binoche, elle ne pouvait pas échapper à Un simple accident. Un film qui tient sur ses deux jambes, clopin-clopant quand même, légèrement boitillant à l’image du personnage unijambiste autour duquel il gravite. La prothèse, voilà un motif récurrent de ce festival riche en jambes amputées : de Sound of Falling à L’Agent secret, en passant par Sirāt, autant de films récompensés, les deux derniers ayant reçu très largement le suffrage des adhérent.es du GNCR. En jambe, Bi Gan l’était particulièrement avec son Resurrection, une œuvre puissamment radicale, formellement hallucinante, une dinguerie, un geste fou que le jury a reconnu mais marginalisé, exclu d’une certaine manière en le destinant à n’être que « spécial ». C’est pourtant le genre de claque qu’on veut bien se recevoir (pauvre Manu…), comme celles que nous ont balancées Lav Diaz (Magellan) et Pedro Pinho (Le Rire et le Couteau). Mon petit doigt me dit que quelques baffes pourraient être encore distribuées en septembre pour le Retour de Cannes !

À Cannes, on célébrait aussi le 70e anniversaire du mouvement art & essai incarné par l’AFCAE. Avec 35 ans de moins, le GNRC a été biberonné au même lait et, autant amicalement que fraternellement, souhaite un bel anniversaire à l’AFCAE. Le double soutien apporté à Nino de Pauline Loquès vient conforter cette gémellarité et les natures multiples de l’art & essai. On ne peut que se féliciter, au passage, des 700 K€ supplémentaires attribués aux salles pour leur classement par le CNC : un ajustement budgétaire substantiel et salutaire qui permettra de rendre moins douloureux l’écrêtement des aides attribuées par les commissions art & essai qui ont eu à appliquer le premier volet de la réforme. Sachant que la sur ou sous-pondération des films ne sera appliquée qu’en 2026, ce sont les catégories de salles D et E qui pour l’heure bénéficient le plus de la réforme. Et si, à ce stade, celle-ci ne crée pas d’inégalités ou de distorsions entre catégories de salles, nous persistons à manifester notre inquiétude pour la diffusion des films R&D, souvent victimes des problèmes de régulation et de dérégulation du marché : on continue, en effet, à constater une baisse de la qualité d’exposition des films d’autant plus marquée qu’ils sont commercialement fragiles. À ce sujet, Gaëtan Bruel, le nouveau président du CNC, semble-t-il très volontaire, s’est déclaré sincèrement mobilisé, évoquant la relance du comité de concertation paritaire entre exploitants et distributeurs, pour réguler les pratiques et le marché, notamment dans les zones à concurrence. Nous avions appelé cette réactivation de nos vœux et espérons que la parole du GNCR continuera à être entendue et prise en compte dans ces discussions.

D’autant que les sujets d’inquiétude sont pléthores avec des signes qui sont autant d’avertissements. Ainsi, le 10 avril dernier, avec la plus grande tranquillité, et en toute discrétion, le Rassemblement National, suivi par une partie de la droite, a tenté, via une proposition de loi, de supprimer le CNC « dans le triple objectif de dégager des économies d’échelle, de rationaliser le paysage administratif français et d’accroître l’efficacité de l’action publique ». S’appuyant sur le rapport très contesté de la Cour des Comptes de 2023, le RN défend que le problème du CNC « c’est qu’il soutient des navets » (sic), ce que semble approuver certains députés LR, parti de la ministre de la Culture Rachida Dati dont l’ancien directeur de cabinet vient donc d’être nommé président du CNC, qui ont voté pour la suppression ! Quel regard la ministre elle-même porte-t-elle sur la culture, elle qui s’est affichée fièrement avec les joueurs du PSG après leur victoire, de Munich au Parc des Princes en passant par l’Élysée ? Pourrait-elle dire de nos salles comme elle l’a dit de France Inter lors d’une matinale : « Ça devient un club, c’est CSP +, et plus âgé », en nous reprochant une forme d’élitisme ? Se réjouit-elle de la disparition de la grille de Canal+ du Cercle, émission critique trop exigeante, trop érudite ? Lors de cette matinale, Rachida Dati a aussi réglé élégamment ses comptes – façon Trump – avec ceux qui l’ont interpellée le 28 avril lors de la cérémonie des Molières : « C’est bien, d’écouter le gars qui fait le malin, là, sur la scène des Molières, ou l’actrice sur 12 cm de talons à semelle rouge qui me donne des leçons sur la précarité et les inégalités. » Elle l’affirme, son objectif est ailleurs : « Je n’ai pas mis [de budget] dans les mondanités, je l’ai mis sur l’accès à la culture populaire. Le plan ruralité, le patrimoine… » C’est sans doute ce qui justifie le pass Culture au Puy du Fou ? Ou le coup d’envoi, au milieu des tentes et des caravanes de La Marina, de « l’Été culturel 2025 » et son « plan camping », dispositif inédit visant à faire du camping un nouveau chapitre du grand livre de la culture partagée ? Si, pour cette inauguration, Fabien Onteniente était bien présent à ses côtés, Patrick Chirac manquait à l’appel ; il en aurait pourtant sans doute été tout émoustillé dans son légendaire maillot de bain ! Douze centimètres de talons, ça permet peut-être d’avoir un peu d’élégance et de prendre de la hauteur, non ?

Gautier Labrusse
Président du Groupement National des Cinémas de Recherche